La vallée d'Ossau :
Culture et Mémoire
Aux PYRÉNÉES
De Pau en vallée d'Ossau en 1876
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e lendemain matin, assez tard, nous nous éveillâmes joyeux et dispos : Édouard, parce qu'il comptait se reposer ; Charles, parce qu'il voulait écrire ses impressions de voyage ; moi, parce que je m'approchais des grandes excursions dans les Pyrénées. Notre première conversation ne fut qu'un gazouillement incolore et vide comme celui des oiseaux à leur réveil.
Rien à faire qu'à dormir, disait Édouard en bâillant.
Je vais donc travailler, grommelait Charles.
Ma foi, dis-je en ouvrant la fenêtre travaillez et dormez, moi je vais me promener.
Il pleuvait. Une pluie fine et froide, un brouillard rampant jusqu'à terre, une gorge sans issue semblant noyée dans un bain de vapeur, voilà sous quel aspect m'apparut le village des Eaux-Bonnes. Pas de montagnes, pas de paysage, pas d'horizons. La longue et seule rue de la ville thermale resserrée et étouffée dans son ravin allonge devant ses trottoirs ses maisons alignées comme des soldats sous les armes. On se croirait à Paris un jour de pluie ou à Londres un jour de brouillard. Rien de plus désolant à voir que cette rue humide et boueuse que traversent des files de parapluies, de robes mouillées et de bottes salies. Ce sont les malades qui vont boire leur eau. Triste spectacle. Maussade société. Je me garderai bien de les aller voir tremper leurs pieds dans un baquet d'eau chaude, ou ingurgiter du soufre à forte dose.
Vous n'allez pas vous promener ? me dit Charles d'un air goguenard en me voyant refermer la fenêtre avec dépit.
Laisse donc, il n'a pas envie de se faire refaire des espadrilles, riposta Édouard.
Cela me fit penser qu'une forte chaussure de montagnes ne me serait pas inutile, et je décidai séance tenante d'aller en acheter une paire.
Où allez-vous donc ? demanda Édouard qui croyait m'avoir fâché.
Attendez-moi, je reviens.
Mais encore ?
Je vais m'acheter des bottes.
Après déjeuner.
Oh je serai revenu avant !
Certes je croyais, être sincère en faisant cette réponse, et je ne me doutais pas que je ne rentrerais que trois jours après !... Mais aussi je n'aurais pas eu l'agrément d'écrire ce chapitre. Ceux ou celles qui le liront y trouveront-ils le même agrément ? c'est un problème que je vais tâcher de résoudre.
Donc, je restai trois jours absent. Voici comment et à quoi je les ai employés. Ma première préoccupation, dès que je fus dehors dans le brouillard et la pluie, fut de chercher un abri ou un rayon de soleil. Je trouvai l'abri chez un cordonnier qui me loua une paire de bottes et un parapluie, cinq sous par heure !... Seulement il fallait laisser quarante francs de caution. C'était pour rien. Je pris les bottes dont j'avais besoin et laissai le parapluie dont je n'avais que faire. Quant au rayon de soleil, ce fut plus long à chercher et moins cher à trouver. Le bon Dieu donne pour rien sa marchandise.
Ce n'est pas étonnant, répondit un financier bien connu devant qui un pauvre père faisait cette réflexion. Il est si riche ! Et il ne joue pas à la bourse !
Le chemin que je pris à travers le brouillard s'appelle Promenade horizontale et mérite ce nom. Il contourne le mont Gourzy en restant suspendu à ses flancs toujours à la même hauteur. N'ayant aucun paysage à admirer, puisque la montagne et la vallée, noyées dans une vapeur blafarde, ne laissaient voir le moindre coin de leur décor, je me mis à marcher sur cette route plate et uniforme avec une sensation de bien-être que comprendront tous ceux qui pendant huit jours, dans un pays d'escarpements et de descentes, ont connu la fatigue de monter courbé ou de descendre en trébuchant.
Derrière moi, le village se perdait dans la brume. Je lui tournais le dos et marchais toujours à la conquête du soleil dont les rayons commençaient à faire miroiter dans le bouillonnement du brouillard les ondulations du val d'Ossau.
J'entendais sans les voir les clochettes des vaches paissant le long d'une plaine inclinée, peuplée de fougères et abritée par des hêtres énormes, et en écoutant ce son argentin auquel le Gave mêlait sa voix bruyante, je laissais mon regard se perdre dans le lointain indistinct, de cette riche vallée aux moissons dorées et aux vertes prairies que les monts d'un bleu pâle et les pics d'un rose tendre se détachant sur le ciel bas et gris semblent veiller et abriter avec un sourire affectueux !
Tout à coup au détour de la montagne, le paysage m'apparut dans toute sa splendeur, inondé de rayons de soleil. Le fond des gorges seul resta sombre et la vallée entière s'ouvrit largement devant moi.
Je n'avais pas faim. J'oubliai le déjeuner pour revoir moins des yeux que de l'imagination ce pays d'Ossau que la poésie, l'histoire et la légende illustrent de leurs récits inépuisables et dont les trésors géologiques ont enrichi la science. Pour mieux le voir et avec l'intention bien arrêtée de rentrer aux Eaux-Bonnes, je revins sur mes pas et me mis à escalader les pentes boisées du Gourzy, ce qui d'après mes calculs devait, me faire atteindre mon double but.
Ce n'était pas trop mal calculé. Du reste je n'étais pas très-loin du village et j'avais le temps de prendre un bain de soleil pour me sécher de mon bain de brouillard.
Et je montai toujours. La sensation que j'éprouvais formait contraste avec celle que j'avais éprouvée le matin. Ce n'était plus de la sécurité et du bien-être, c'était l'âpre curiosité de trouver au prix d'une nouvelle fatigue, peut-être, inutile, le paysage rêvé dans toute sa réalité.
La montée était rude. J'avais pris le plus court. Au lieu de suivre des sentiers frayés, je m'étais imprudemment engagé sur une pente très-inclinée dont les nombreux sapins me servaient de point d'appui. Le gazon humide était glissant et, de deux pas en deux pas, je ployais les genoux comme si le Gourzy m'eût contraint à lui faire hommage pour ma témérité.
Et puis, oserai-je le dire, mon estomac grognait et je voyais avec peine le moment où ce créancier impitoyable ne me laisserait pas un moment de repos qu'il ne fût payé entièrement ou du moins qu'il n'eût reçu un petit à-compte.
Pour comble de malheur, en sortant du bois de sapins que j'avais traversé dans toute sa hauteur j'aperçus un enfant à l'œil futé, vêtu d'une veste trop longue et d'un pantalon trop court, coiffé d'un béret énorme, et porteur, notez-bien ce fait ! d'une grosse miche de pain brun, doré, appétissant à faire venir l'eau à la bouche d'un affamé.
L'enfant étonné de voir un étranger à cette heure-là et dans cet endroit s'arrêta net et me regarda en fourrant les doigts dans son nez audacieusement relevé. Moi aussi, je m'arrêtai, mais ce n'est pas lui que je regardai, ce fut son pain !
Où vas-tu, mon entant, avec ce beau pain ? demandai-je.
Les montagnards ossalois comprennent bien le français, mais ils le parlent mal. Cependant, grâce à sa pantomime, l'enfant me raconta à peu près que son grand frère faisait paître ses vaches dans les pâturages du Gourzy et qu'il allait lui porter son déjeuner.
En disant cela, le petit bandit avait changé son pain de bras et l'écornait du morceau le plus gros que ses doigts puissent prendre. Le morceau disparut dans la bouche comme une lettre à la poste, et j'entendis ses dents le broyer avec le bruit d'un moulin à café.
— Si tu as du chemin à faire, dis-je avec amertume, ton pain sera mangé avant que tu arrives. Veux-tu m'en donner la moitié ?
— Non, c'est pour mon frère. Il me battrait, répliqua l'enfant.
— Mais si tu le manges, ton frère n'en aura plus.
— Oh ! il sait bien que je lui en laisserai toujours. Je ne mange jamais tout. Voilà pourquoi on m'en donne deux fois plus qu'il n'en faut.
— Alors vends-moi ta part.
— Vous avez des sous ? montrez-les.
— Regarde.
Je fis miroiter aux yeux de l'enfant ébahi une pièce de vingt sous.
— Ah ! c'est de l'argent, çà. C'est pas des sous. Enfin donnez tout de même.
— Donne-moi ton pain.
— Voilà.
— La, moitié seulement.
— Oh ! non. Prenez tout. En voulez-vous d'autre au même prix ?
L'air goguenard du petit Ossalois semblait ajouter :
— A votre service. J'ai de bonnes jambes et j'irai en chercher.
Mais la moquerie ne pouvait m'atteindre. Je venais de mordre à pleines dents dans le pain légèrement rassis, et je m'occupais d'en dégager ma mâchoire compromise par cet imprudent assaut. Une source limpide coulait non loin de là. J'y courus et, assis sur le gazon, en plein soleil, je fis un repas excellent avec ce pain dur trempé dans l'eau de la fontaine.
Ce ne fut qu'après l'avoir fini et mangé jusqu'à la dernière miette, que je me rappelai celui qui me l'avait vendu. S'il avait été là et qu'il m'eût demandé :
— En voulez-vous d'autre ?
J'aurais répliqué aussi naïvement.
— Au même prix, oui.
L'enfant avait disparu et je ne m'en occupai pas davantage. Il y avait déjà plus de deux heures que j'avais quitté les Eaux-Bonnes, et ne voulant pas faire attendre mes camarades, comme nécessairement il me faudrait le même temps pour revenir à mon point de départ, en supposant que je ne m'égarasse pas, je me remis en route, toujours avec l'idée fixe, puisque je montais, de trouver un point de vue sur la vallée d'Ossau qui me récompensât de mon excursion buissonnière.
Le sentier que je remontais côtoyait un vallon sauvage au delà duquel se dressait le pic du Ger sous un de ses plus majestueux aspects. Ce vallon sombre, entre le mont verdoyant du Gourzy dont j'escaladais les pentes et le pic du Ger aux sommets dentelés, ressemblait à une entaille gigantesque. Les ruisseaux qui s'échappaient de la source dans laquelle j'avais trempé mon pain y rampaient sous des blocs entassés. Au fond du ravin la montagne relevait brusquement à deux cents pieds de haut sa paroi verticale à la teinte rouge, brunie par les filets d'eau qui descendent le long de son mur poli.
« Les eaux des montagnes ne ressemblent pas à celles des plaines. Rien ne les souille. Elles n'ont jamais pour lit que le sable et la pierre nue. Si profondes qu'elles soient, on peut compter leurs cailloux bleus, elles sont transparentes comme l'air. Un fleuve n'a d'autres diversités que celles de ses rives. Son cours régulier, sa masse, donnent toujours la même sensation. Au contraire, le Gave est un spectacle toujours changeant. Le visage humain n'a pas d'expression plus marquée et plus différente. Quand l'eau dort, sous les roches vertes et profondes, ses yeux d'émeraude ont le regard perfide d'une naïade qui fascinerait le passant pour le noyer. Puis, la folle qu'elle est, bondit en aveugle, à travers les roches, bouleverse son lit, se soulève en tempêtes d'écume, se brise impuissante et furieuse contre le bloc qui l'a vaincue. Trois pas plus loin, elle s'apaise et vient frétiller capricieusement prés du bord en remous changeant, diapré de bandes claires et sombres, se tordant comme une couleuvre. Quand la roche de son lit est large et polie, elle s'y étale veinée de rose et d'azur, souriante, offrant sa glace unie à toute la lumière du soleil. Sur les herbes courbées elle file silencieuse en ligne droite et tendue, comme un faisceau de joncs, avec l'élan et la vélocité d'une truite poursuivie. Lorsqu'elle tombe en face du soleil, on voit les couleurs de l'arc-en-ciel trembler dans ses filets de cristal, s'évanouir, reparaître, ouvrage aérien, sylphe de lumière auprès duquel une aile d'abeille parait grossière et que les doigts des fées n'égaleraient pas. De loin le Gave entier n'est qu'un orage de chutes argentées, coupé de nappes bleues splendides. Jeunesse fougueuse et studieuse, inutile et poétique ! Demain cette eau troublée recevra les égouts des villes et les quais de pierre emprisonneront son cours pour le régler !...
Voilà les réflexions que me suggérait la vue du Gave bondissant dans la vallée et que mes souvenirs empruntent aux descriptions de Taine pour n'avoir pas à les déflorer.
Mon escalade est achevée. Je suis sur un plateau d’où je découvre un panorama qui embrasse les vallées des Eaux-Bonnes et d'Ossau, la plaine du Béarn et toute la chaîne de montagnes qui enserre la vallée d'Aspe.
Sans m'en douter, je suis sur la montagne du Gourzy, au bout de la promenade Jacqueminot, à deux heures environ de la table d'hôte où m'attendent sans doute en déjeunant mes deux amis, Charles et Edouard.
« Au fait, me dis-je, charmé d'être dans le bon chemin, je n'ai plus besoin de me presser. Ils ne m'attendront pas, et j'en profiterai pour me donner le plaisir de voir sans fatigue le val d'Ossau que, grâce à eux, je n'aurai pas eu le temps de visiter à mon aise.
Je m'assis le plus commodément possible et, plongeant mes regards dans le paysage et ma pensée dans l'histoire de cette contrée rivale de la terre promise, je me laissai aller à la somnolence de mes rêveries.
Ce qui me manquait, c'était un guide pour fixer mes impressions. Par malheur je n'en avais pas et je voyais pour ainsi dire sans comprendre.
« Autant, me disais-je, voir jouer une tragédie de Shakespeare par des acteurs anglais, — avec cette différence que je ne pouvais me rassasier du spectacle.
Depuis combien de temps étais-je dans cette admiration muette, je l'ignore, mais un bruit étrange troubla bientôt ma rêverie en me forçant à tourner la tête.
Autour de moi, sérieux et immobiles comme des statues se tenaient une dizaine de bambins de toute taille, de tout âge et de tout sexe.
Chacun d'eux tenait un morceau de pain sous le bras. Les plus petits l'avaient à la bouche.
Je compris tout de suite. Mes vingt sous avaient fait une révolution, et le petit Manasiello qui avait soulevé ce peuple en herbe était là au premier rang pour ne pas perdre le profit de sa découverte.
Vingt sous pour un morceau de pain ! A ce prix-là j'aurais eu toute une récolte ! Le hameau voisin s'en était ému et avait délégué vers ce voyageur affamé et égaré tous ses ambassadeurs disponibles.
Ah ! qu'ils étaient comiques avec leur sérieux imperturbable et comme j'aurais ri de bon cœur si je n'avais eu peur qu'ils me suivissent jusqu'aux Eaux-Bonnes pour me forcer à acheter leur pain !
Ce qui m'inquiétait le plus, c'est que je savais parfaitement que ces enfants ne s'en iraient pas sans avoir placé leur marchandise. Or ayant donné vingt sous au premier, je ne pouvais m'empêcher d'en donner autant aux autres, ce qui me faisait déjà dix francs !
Dix francs pour un déjeuner au pain sec ! Au lycée ce n'était pas si cher !
Ces affreux petits bandits, souriants et roses comme des chérubins, mais des chérubins mal lavés et peu peignés, continuaient de me regarder sans mot dire. Dès que je fus debout éclatèrent des cris dont la foire de Saint-Cloud seule a entendu les pareils.
Chacun me tendait son pain en répétant avec volubilité :
Une pièce blanche, mon bon monsieur !
On les eût entendus des Eaux-Bonnes !
Je ne savais comment me débarrasser de ces usuriers en bas âge. Je connaissais l'âpreté des gens de montagne dont le désintéressement est la moindre des vertus. Ils considèrent les étrangers comme une proie ou comme une récolte. Rien n'égale leur dextérité à tondre un œuf !
J'en avais déjà vu plusieurs exemples : une servante d'auberge pour vous coudre un bouton fait payer le fil, les aiguilles et la façon en détail, un sou pour le fil, un sou pour l'aiguille et vingt sous pour la façon. Ceci est encore du travail et n'est pas de l'aumône.
Mendier, est un métier. Il n'y a pas un seul enfant auquel on n'ait appris à tendre la main. Un pâtre fait paître ses vaches. Vous passez en le regardant. Un sou pour ce regard. Un autre sou si vous regardez ses vaches. Et ne vous fâchez pas, ils ont toujours raison !...
Oui, c'est leur droit bien reconnu. Vous venez chez eux et vous devez payer aux habitants le plaisir que le pays vous fait éprouver. Du reste ils sont aussi marchands que mendiants.
« Un jour que je regardais un petit taureau, dit Taine, le bouvier me proposa de l'acheter. »
Je me rappelle qu'une fois en m'arrêtant auprès d'une étable, la fermière voulut me forcer à boire du lait, sous le prétexte que j'avais admiré ses vaches. Je refusai. Elle insista. Finalement je payai le lait et je m'en allais furieux, quand la fermière me lança cette flèche du Parthe
« Pardon, monsieur, c'est deux sous de plus puisque vous ne l'avez pas bu.
Mais revenons à mes bambins qui forment un cercle menaçant et attendent que je leur paye sinon leur pain qu'ils mangeront, du moins leur dérangement dont ils se seraient dispensés.
Ne voulant ni les payer ni parlementer avec eux, je pris une poignée de sous, je la leur montrai et leur dis en la jetant dans le gazon :
« Gardez votre pain et voilà pour vous ! Puis, j'allais m'éloigner après un coup d'œil jeté sur la bataille épique qui suivit mon mouvement, quand je me sentis tirer par derrière, le premier bambin, celui des vingt sous me cria :
« Monsieur, papa m'a dit que c'était quarante sous, cette fois !...
Abasourdi plus qu'étonné par cette réclame de grand chemin, je cherchais une réponse que ma colère m’empêchait de trouver quand une voix grave prononça ces paroles :
« Ah ! monsieur, c'est bien votre faute. Ce sont les riches qui font les mendiants. Avec un sou il eût été content. Vous lui en avez donné vingt et il en réclame quarante ! Allez-vous-en, petits malheureux ! on partage son pain avec ceux qui ont faim ; on ne le leur vend pas !
La troupe d'enfants s'envola comme un essaim d'oiseaux effarouchés. Il ne resta plus en face de moi qu'un homme grand et fort, au visage doux, à la tête blanche, qui me salua poliment :
« Je vous demande pardon, monsieur, me dit-il pour les enfants et pour moi. Ce n'est pas une leçon que j'ai voulu vous faire, c'est un simple avertissement que j'essaye de vous donner.
Ce vieillard me plut au premier abord.
Son costume tenait plutôt du citadin que du montagnard. Une longue redingote de couleur brune un peu foncée enfermait son corps souple et dessinait sa taille bien prise. Seulement le béret traditionnel couvrait sa tête aux cheveux blancs comme de l'argent, et de hautes guêtres surmontant de gros souliers ferrés faisaient ressortir l'élégance du mollet et la finesse du pied. D'une main il tenait un livre, de l'autre un gros bâton, comme s’en servent les guides des montagnes.
Ce mélange digne d'une gravure de modes m'intriguait déjà, mais l'air bonhomme, le sourire bienveillant, la voix onctueuse de ce vieillard qui me rappelaient le souvenir lointain de notre immortel Béranger, arrêtaient ma critique sur le seuil du respect.
Il devait avoir une grande influence dans le pays, être connu et craint, surtout des enfants, puisque son apparition seule avait suffi pour me débarrasser des mendiants qui m'assiégeaient.
Avouons tout de suite que j'aurais pu plus mal tomber. Ce vieillard était un poète basque ou plutôt béarnais, très connu dans les Pyrénées, qui a écrit des fables et des élégies dans sa langue avec un charme si touchant que le poète Jasmin, cet autre ciseleur de langue patoise, disait en parlant de lui :
Je suis fier d'être le grand prêtre de l'autel montagnard dont il est le Dieu !...
Ce bonhomme, ce vieillard, ce poète, avait, quand je l'ai vu, un peu plus de quatre-vingts ans. Je crois, j'espère qu'il est encore de ce monde, mais dans la crainte peut-être un peu puérile que ces lignes lui tombent sous les yeux, je ne dirai pas son nom. Sa modestie en souffrirait trop et ce nom dont la notoriété n'a probablement pas franchi le Gave de Pau, ne donnerait pas aux lignes qui vont suivre plus de relief que lui en donnera le souvenir respectueux qui les a dictées.
Nous eûmes bientôt fait connaissance. Mon enthousiasme pour son pays le fit sourire.
— Pour bien comprendre les beautés des montagnes pyrénéennes il faut y être né, me dit-il, toute admiration ne va pas au delà de la politesse banale des gens qu'on invite à dîner et qui trouvent excellents des plats qu'ils jetteraient à la tête de leur cuisinière.
Cependant j'ai vu les Alpes et je vous garantis que mon admiration pour elles est restée aussi intacte que profonde.
— Oh ! les Alpes ! c'est l'antichambre du Paradis.
— Eh bien ! alors, et les Pyrénées ?
— Les Pyrénées en sont le salon.
Je souris à mon tour.
— Ne souriez pas, jeune homme. Il est permis à tout le monde d'aller aux Alpes. On peut après des voyages consciencieux et des études sérieuses les connaître à fond, car je mets de côté ces pics et ces glaciers inaccessibles sur lesquels vous n'avez aucune découverte à faire et où vous ne trouvez que l'inutile triomphe d'être parvenu à mettre les pieds où nul, sinon Dieu — et les oiseaux, — ont pu se reposer. Mais, sachez-le bien, la vie entière ne suffirait pas à un homme pour connaître les Pyrénées. Moi qui y suis né, je ne les connais pas encore ! Tenez, regardez devant vous. Voici le val d'Ossau. Je l'ai vu des millions de fois et il me semble ce matin que je l'admire pour la première fois !
— Voulez-vous me permettre, lui dis-je, de vous aider à l'admirer ?
— Vous le connaissez donc ?
— Hélas ! je l'ai parcouru sans le voir et je le vois sans le connaître !
Alors commença avec ce vieillard, aussi érudit qu'il était poète, une conversation dont les détails descriptifs m'échappent. Pour ne pas la rapporter comme je la retrouve sur mes notes de voyage, je vais tâcher de la résumer aussi fidèlement que possible.
En causant nous avions fait un bout de chemin. Nous nous trouvions sur le rebord du plateau de Gourzy d'où la vue qu'on a sur la vallée défie toute description.
Cette vallée est perpendiculaire à la chaine des Pyrénées. Le Gave en traçait la ligne sous mes yeux, disséminant sur ses rives des villes et des villages qui ont leur histoire et leur légende et semblaient me crier, du point où j'étais : « Pourquoi ne viens-tu pas ?»
— L'histoire de la vallée d'Ossau, me dit le vieillard, se confond avec celle du Béarn. Ses armoiries portent un hêtre séparant un ours et un taureau dans l'attitude du combat avec cette légende :
« Ossau et Béarn, Vive la Vacca, » allusion aux combats que les taureaux et les ours se livrent dans les pâturages. Du reste Ossau vient du latin : Ursi saltus; — vous connaissez le latin ?
— J'ai été dix ans au lycée, dis-je modestement.
— Moi, répliqua le vieillard, à quarante ans je ne savais ni lire, ni écrire. J'ai appris tout, seul.
— Le latin ?
— Le grec aussi, le dessin, un peu de musique, beaucoup de science. Mais ce que j'en sais, c'est pour moi et cela me suffit.
Le vieillard, voyant mon embarras, continua :
— Raconter l'histoire du val d'Ossau serait raconter l'histoire de toutes ces villes que vous avez devant vos yeux. Voyez-vous, là-bas, ce hameau que surplombe un monument gothique ? c'est Bielle, l'ancien Capdeuil d'Ossau. Capdeuil veut dire capitale, comme capitole...
— Oui,capitolium capitalis locus, dis-je, enchanté de prouver que je connaissais le latin.
— Cette ville béarnaise est d'origine basque, poursuivit mon cicérone après un salut courtois fait à mon érudition classique, c'était là que se réunissaient autrefois les députés de la vallée, c'est encore là que, dans les grandes occasions, et lorsqu'il s'agissait d'un intérêt commun à toutes les vallées, s'assemblaient les autorités des divers villages. Un coffre à trois clefs et à trois serrures contient les anciennes archives de la vallée, dites trésor d'Ossau, et confiées à la garde des trois maires qui possèdent chacun une clef. L'église est un monument historique. Chapiteaux et consoles ruissellent de sculptures magnifiques, et les piliers sont en marbre d'Italie. Henri IV les aurait bien voulus, mais les habitants n'ont pas voulu en faire cadeau au « Renégat ». Dans le village, on retrouve des maisons des quinzième et seizième siècles, ornées de sculptures d'anges, de sirènes, de bas-reliefs et d'écussons. Tout auprès dort dans ses ruines le gothique donjon de Gaston Phœbus, ancienne résidence des vicomtes d'Ossau. Ce qu'il y a de plus remarquable et ce qu'on remarque le moins, c'est un modeste sanctuaire, un autel presque nu où trône la madone d'Ossau.
Nous nous étions assis. Le paysage baigné dans la pourpre des rayons du soleil semblait me parler par la voix du vieillard :
— Cet oratoire a sa légende. Ah ! ne vous récriez pas ! — Certes je n'en avais pas envie, au contraire j'étais tout oreilles. — Ainsi que ses aïeux l'Ossalois est encore pauvre, mais comme eux il croit aux traditions du passé, et la foi lui est restée.
— Aussi ce ne sont pas les pèlerinages qui manquent dans les Pyrénées.
— Oh ! je ne parle pas des endroits consacrés par la vénération des fidèles. Je parle seulement de nos vieilles mœurs ossaloises qui tombent en désuétude, de ces humbles fêtes de la madone où l'autel n'avait que des fleurs, mais pour qui les pèlerins avaient de bonnes prières, de ces oratoires cachés où le poète seul évoque le temps passé. Que voulez-vous ? Ce sont les guerres de religion qui ont tout bouleversé dans notre malheureux pays. Tel qui oubliera la chapelle de Notre-Dame de Layguelade montrera avec orgueil au voyageur les ruines du château d'Assouste, ce village dont on voit d'ici les clochers perçant les fougères de la montagne verte.
— Qu'a-t-il de remarquable ce château ?
— Rien, si ce n'est une poutre.
— Une poutre ?
— Pendant les guerres entre catholiques et protestants qui ont désolé ce pays plus qu'un autre, un général de Catherine de Médicis s'empara de ce château, le renversa de fond en comble, fit massacrer et pendre à cette poutre qui existe encore au mur de la grange le seigneur d'Assouste, le vieil Abère. Sa fille fut jetée dans le torrent après avoir été témoin du supplice de son père. Tous les deux étaient protestants !...
Après un long silence et pour changer le cours des idées de mon interlocuteur, dont sans doute quelque noir souvenir avait attristé la physionomie, je repris la conversation au point le plus intéressant pour moi.
— Ainsi, dis–je, en pesant mes mots, les mœurs ossaloises tombent en désuétude ? c'est dommage. J'aurais bien voulu assister à une fête patronale, où j'en suis sûr, on retrouve encore aujourd'hui, sinon les mœurs, du moins le costume du pays.
— Le costume ? Il s'altère de jour en jour. Qui le porte ? quelques pâtres des montagnes ? Des guides, des baigneurs ? Mais ceux-là spéculent sur l'effet de leurs vêtements pittoresques pour se faire plus grassement rémunérer. Cependant...
—Ah ! vous voyez. Il y a un correctif à votre diatribe.
Le vieillard hocha la tête et reprit :
—Un seul jour dans l'année réveille nos vieilles coutumes et encore faut-il aller le 15 août à Laruns pour saluer ce réveil.
— Laruns est cette ville que nous avons en face de nous ?
— Précisément, c'est cet amas de maisons grises couvertes en ardoises. Et cependant quelle ville splendide on pourrait construire avec les carrières de marbre blanc qui l'entourent, quels chefs–d’œuvre à faire sortir de ses gisements de nickel et de kaolin !... Il n'y a à Laruns qu'une fontaine sur une place. Autour de cette fontaine et sur cette place a lieu le 15 août une grande fête d'autant plus intéressante pour les étrangers que les acteurs ou spectateurs ont conservé les costumes pittoresques de leurs ancêtres.
Le vieillard avait raison. J'ai eu l'occasion de revoir en détail le val d'Ossau, Laruns et ses carrières de marbre. Voilà pourquoi j'en parle avec tant de conviction.
Les costumes ossalois sont charmants. Les femmes s'habillent à l'antique mode du pays. Elles portent sur la tête un capulet de drap écarlate doublé de soie de même couleur. Sous le capulet, un petit bonnet rond de mousseline ou de toile en forme de calotte retient les cheveux et s'attache sous le menton laissant passer par derrière de longues tresses qui tombent sur les épaules. La taille est serrée dans un corset noir revêtu de soie rouge. Sur le cou repose un fichu de soie ou de toile peinte dont les pointes se cachent dans le corset laissant passer entre elles les bouts du ruban blanc qui serre la chemise autour de la gorge. Les manches du corsage sont très courtes. Deux jupes en laine noire a plis symétriques descendent plus bas que les genoux. Celle de dessus, bordée d'un large ruban bleu, est relevée et va s'agrafer derrière la taille. Enfin des bas blancs sans pieds se collent sur les jambes et s'évasent au-dessus du soulier par une cannelure à côtes.
Les hommes ont une veste écarlate, en dessous un gilet blanc à larges revers qui laisse voir la chemise blanche plissée et serrée au cou par trois petits boutons rapprochés, une culotte en drap brun ou en velours noir avec des poches à revers garnis de galons dorés, pour jarretières des cordons en soie de diverses couleurs, terminés par des glands, sur la chemise une épingle à verroteries pendantes. Les bas sont blancs et les souliers ne sont autres que des sandales en fil garnies de bandelettes noires ou rouges qui se croisent sur le pied. Les cheveux coupés presque ras sur le devant de la tête flottent sur le cou et sont couverts d'un béret brun.
— Oh ! regardez donc, m'écriai-je aussitôt en apercevant descendre le long de la montagne des bergers et des troupeaux.
— Approchons-nous, me répondit le vieillard, voilà les derniers bergers de la vallée d'Ossau.
— Pourquoi les derniers ?
— Mot de poète qui ne signifie pas grand'chose.
Où vont ceux-là, d'où viennent-ils ?
— Dans ce mois-ci, — le mois de mai, — toutes les vallées sont en mouvement. De nombreux troupeaux de chevreaux, de veaux et d'agneaux quittent les étables et prennent le chemin de la montagne sous la conduite de leurs pâtres et de leurs chiens. Alors tout cela se dissémine dans diverses directions et gagne les hauteurs. Les pâtres vont de sommet en sommet, se bâtissent des huttes et s'y installent avec leurs bestiaux. En voilà pour quatre mois.
— Et pendant cette vie errante et solitaire, ils n'éprouvent jamais le besoin de communiquer avec leurs amis ?
Oh ! que si. Ils s'appellent entre eux et souvent d'un pic à l'autre, à plus d'un kilomètre de distance, la pureté de l'air leur permettant de s'entendre d'aussi loin.
En regardant les belles plaines du val d'Ossau, j'avais distingué beaucoup de femmes qui bêchaient, menaient la charrue, voituraient et brouettaient en tous sens en revanche les hommes gardent les troupeaux en tricotant. J'en fis l'observation à mon guide qui me répondit avec son sourire narquois :
Il ne faut pas trop se récrier sur cette anomalie. Songez donc que ces terrains féconds ont à peine besoin d'être grattés pour produire d'abondantes récoltes. Le travail des champs est peu pénible. Aussi les bergers vont chercher sur les hauteurs, au bord des précipices, par la tempête et la neige, des pâturages pour leurs troupeaux. Ils tricotent ? Hercule filait bien et, ma foi, j'aime autant un berger tricotant une bonne paire de bas pour sa femme qu'un berger de Florian jouant du chalumeau.
— Mais ceux que nous voyons ne montent pas, ils redescendent.
— C'est qu'ils sont montés trop tôt et que la neige n'est pas encore fondue.
Les chèvres et les vaches, dociles à la voix des petits pâtres, descendaient lentement sous la conduite d'un vieux berger, solennel comme un grand prêtre et tricotant sa paire de bas. Tout disparut dans les pins et les rochers, laissant dans l'air comme une trace, un bruit de clochettes, de cris et de chants.
Nous avions repris notre promenade. Je me laissais conduire sans m'inquiéter de savoir où j'allais. Cependant, après avoir contourné une grande ravine qui domine un beau paysage et avant de descendre un sentier escarpé, je ne puis m’empêcher de dire, non sans quelque inquiétude :
— Où sommes-nous donc ici ?
Cher monsieur, ce pont que vous voyez là est le pont d'Enfer, ce village est Goust qui n'a que douze maisons, mais dont tous les habitants sont centenaires, une petite république gouvernée par un conseil des anciens qui décide en premier et en dernier ressort toutes les contestations et fait ou défait les mariages convenus entre les filles de la république et les jeunes gars de la plaine. Il n'y a ni église, ni mairie, ni cimetière.
Tout se baptise ou se marie à Laruns. Quant aux morts, on fait glisser les cercueils le long du rocher et on va les reprendre au bas de la montagne.
Je regardai le vieillard pour m'assurer qu'il ne se moquait pas de moi. Mais il n'en avait pas l'air. Il était même plus sérieux que d'habitude.
— On vit vieux dans cet endroit-là, dit-il; mon grand-père y est mort à cent vingt-trois ans !... Moi, j'y suis né, ajouta-t-il modestement.
Soudain, il s'arrêta, mit la main sur ses yeux comme un abat-jour et regarda fixement dans la direction du village : Ah ! ah ! c'est pour demain ! s’écriât-il joyeux. Enfin ! monsieur, je me vois forcé de vous quitter...
, — Pardon si je suis indiscret, mais ne pourrais-je savoir quel est le motif de votre joie et pourquoi vous me quittez si brusquement ?
— De l'indiscrétion ? mais c'est moi qui n'aurais pas dû attendre votre demande. Mon cher ami, pardonnez à mon âge cette familiarité, — Vous aimez les grandes excursions dans les montagnes et vous comprenez l'amour passionné qu'on éprouve pour une ascension
dangereuse quand on est le premier à la faire.
— Oui, répondis-je, mais nous ne sommes pas dans les Alpes.
— Oh ! comme c'est méchant ce que vous dites là ! J'ai bien envie, pour vous punir, de vous emmener avec moi de gré ou de force et de vous faire monter sur ce pic du Midi qui nous nargue là-haut avec ses deux dents ébréchées.
— Une ascension au pic du Midi d'Ossau ! j'en suis, mais nous ne serons pas les premiers.
— Les premiers de l'année, si fait. Ah ! vous croyez que nous autres gens des montagnes, nous faisons nos excursions quand elles sont
déflorées par des touristes aussi ennuyés qu'ennuyeux, quand il n'y a plus de danger à franchir les précipices, quand on ne peut plus se
frayer une route dans les neiges encore vierges des pas de l'homme ? Non, non, où serait le plaisir ? Demain, pour la première fois de
l'année, nous escaladons le Pic. Il y a du danger, ce sera long, difficile, venez-vous ?
— Oui. Mais comment savez-vous que l'excursion est pour demain ?
— Regardez bien. Suivez la direction de mon doigt. La route qui serpente au fond de cette gorge étroite entre de sombres forêts de sapins, est la route qui mène à Gabas. N'apercevez-vous pas un grand feu ?
— Parfaitement.
— C'est le signal. Allons dîner pour nous coucher de bonne heure. Demain nous serons levés avant le soleil. Mais j'y songe, et vos camarades ?
— C'est vrai. Si je retournais aux Eaux-Bonnes les prévenir ?
— Du temps perdu et de la fatigue trouvée. Double dépense inutile.
— Oh bien ! alors qu'ils m'attendent !... Et puis j'ai si faim qu'ils seraient capables de me mettre à la diète.
— Pauvre de moi ! s'écria le vieillard. Moi qui vous retiens à bavarder. Allons vite dîner. Nous prendrons le plus court. Êtes-vous bon marcheur ?
— Vous le verrez demain.
— J'aime mieux m'en assurer de suite. Suivez-moi !
Nous primes un sentier taillé de biais dans les rochers ; à la montée il n'offrait aucun danger, mais ce fut autre chose quand il fallut le redescendre par des escaliers étroits dominant le Gave à une hauteur vertigineuse. Quand nous l'eûmes franchi et que nous nous retrouvâmes sur la vraie route des Eaux-Chaudes, le vieillard me dit :
— Autrefois, pour franchir ce passage, de grandes, fortes et belles Ossaloises emportaient sur leur dos tous ceux qui se présentaient. Elles couraient d'une vitesse prodigieuse et sans rien craindre, tant il est vrai que l'habitude rend tout aisé ! Aujourd'hui, on a les diligences de Pau, c'est moins pittoresque.
Une heure après avoir traversé le pont d'Enfer nous arrivâmes dans un magnifique amphithéâtre de forêts et de sommets granitiques au-dessus desquels le pic du Midi jusqu'alors caché montra tout à coup sa fourche sourcilleuse.
Sur les pentes, sur les rochers aux plus petites aspérités, broutant un maigre gazon, apparaissaient çà et là des chèvres qui auraient pu de loin ressembler à des isards, si le petit berger qui les garde n'avait levé la tête au bruit de nos pas.
Au détour du ravin une petite maison enfouie dans les sapins nous apparut. C'était la demeure du poète. On l'attendait. Il y avait un bon dîner dont je pris peut-être plus que ma part et un bon lit où je dormis, comme je n'avais pas dormi depuis Paris.
Chez lui, le vieillard parla peu. IL me laissa causer. Or, comme ma causerie n'a rien d'intéressant que je n'aie déjà raconté ou que je doive raconter, je m'abstiendrai de lui donner une place qu'elle ne mérite pas après la place que j'ai largement donnée aux causeries du vieillard.
Le lendemain, le soleil en se levant nous trouva à Gabas ; mon hôte m'avait prêté un manteau à capuchon, un bâton ferré et de grosses espadrilles dont on verra plus lard l'usage. Deux jeunes gens nous suivaient avec, des provisions. Un vieillard de haute stature vint nous rejoindre. Il me salua poliment et les deux montagnards se donnèrent l'accolade.
Depuis près d'un demi-siècle, tous deux faisaient régulièrement l'ascension du pic du Midi, quand personne n'eût songé à la faire. Je les laissai passer devant et causer en patois. Je compris qu'ils avaient beaucoup de choses à se dire. Bien que voisins, ils ne se voyaient et ne se parlaient que ce jour-là. De graves dissentiments de famille en étaient la cause. À l'époque à peu près indiquée pour l'ascension, l'un allait, sur le Gourzy et l'autre donnait le signal en allumant du feu à l'entrée du vallon de Broussette. C'était leur manière de correspondre. Mon hôte m'affirma ne jamais s'être trompé plus de deux jours, sauf une année où il monta sur le Gourzy quarante-cinq jours de suite !... Le lendemain de l'ascension, ils se donnaient une poignée de main, se tenaient longtemps embrassés et se quittaient.
Tous deux étaient octogénaires, et ma jeunesse enviait leur force et leur santé ! Ah ! comme j'aurais du plaisir à raconter leur histoire, si cela m'était permis, mais le pic du Midi m'attend et la seule infidélité que je puisse lui faire, c'est de parler des carrières de marbre blanc d'un grain saccharoïde et d'une finesse remarquable que je laissai en route, au pied de la montagne, dans le vallon de Sagettes.
Déjà sur la Rhune je m'étais égaré dans le domaine de la science, et, à propos des carrières marmoréennes de Louvie, je m'étais promis une autre digression de ce genre. Le moment est venu de me tenir parole.
Nous avons essayé de décrire l'action de la chaleur intérieure du globe sur les couches supérieures. Nous avons vu comment les eaux, en s'écoulant, emportent et déposent tour à tour les éléments dissous, notamment du calcaire et de la silice. Ces actions favorisées par la chaleur des couches profondes ont à force de temps fait prendre aux roches une structure compacte cristalline ou métallique, ce qui donne une idée de la manière dont ont dû se former les trésors géologiques
enfouis dans nos montagnes.
Le chimiste Hall, voulant prouver l'énorme pression qui se produit dans la terre à de grandes profondeurs et dont le résultat change les conditions des actions chimiques et de la cristallisation, remplit de craie un canon de fusil dont la lumière et l'entrée étaient hermétiquement fermées. Il soumit ce canon à la chaleur rouge d'un fourneau. A l'air libre, la craie chauffée eût dégagé son gaz carbonique et laissé pour résidu de la chaux vive. Ici, la craie fondit sans se décomposer et on trouva dans le canon refroidi une baguette de marbre blanc. Tout le secret de la nature est dans cette expérience.
Les roches calcaires, dont les Pyrénées abondent, se sont donc changées en marbres, c'est-à-dire que leurs pores se sont comblés et que la pierre est devenue compacte et polissable, grâce à la chaleur intérieure qui a décomposé leurs tissus. Tout marbre blanc est du calcaire plus ou moins pur qui enrichit les montagnes assez heureuses pour le posséder, les marbres colorés n'ayant de valeur que par le polissage. Du reste, le marbre noir soumis au feu donne de la chaux blanche. Les taches ne
sont autres que des impuretés, quelquefois des fossiles plus ou moins déformés. Le marbre blanc seul, qu'on nomme aussi statuaire, a beaucoup de valeur. Ceux de Carrare et de Paros ont légué leur réputation aux Pyrénées, où l'exploitation n'en abuse guère.
Ces carrières de marbre appartiennent aux terrains de transition, et nous avons déjà vu que le sol pyrénéen tout entier appartenait à cette époque. Ce qui le prouve, ce sont encore les mines de nickel et de cuivre qui abondent, que l'on connaît et qu'on s'obstine à ne pas exploiter. Qui sait si on ne finirait pas par découvrir ces mines d'argent ou d'or qui deviennent
rares dans les pays aurifères, ces mines de diamant que l'Inde semble déserter ? Où il y a du calcaire, et les Pyrénées
en abondent, la terre laisse toujours échapper le secret de ses trésors auxquels ignorance ou le dédain refusent d'ajouter foi.
Un homme intelligent a tiré parti des carrières de marbre enfouies à la base du pic du Midi ; mais la réputation de ce marbre statuaire n'a pas, que je sache, franchi le département. Il ne manque pourtant pas de sculpteurs ! Puisqu'on a des temples à bâtir et des palais à reconstruire, que ne se sert-on de ce marbre-là ?
Sur cette boutade mon hôte prit la parole :
A quoi pensez-vous donc, jeune homme ?
J'avouai tout haut les réflexions que j'avais faites tout bas, et comme ce sujet de conversation lui plaisait, il me parla des Pyrénées en vrai géologue. Il me donna sur la formation du marbre certains détails scientifiques un peu trop ardus pour entrer dans le cadre descriptif de ce livre, et qui ne feraient que corroborer en termes techniques ce que j'ai dit plus haut.
Deux grands systèmes, me dit-il, sont en présence, pour expliquer la formation de nos montagnes, Celui des vulcaniens qui les font naître des volcans, celui des neptuniens qui les expliquent par des dépôts formés au fond des eaux. Le pic du Midi d'Ossau nous prouve qu'ils ont raison les uns et les autres. En effet, vous venez de voir à sa base du calcaire ; et toute la masse qui repose sur ces roches est de granit, c'est-à-dire une roche plutonienne non stratifiée. Si on pouvait casser ce pain de sucre et la table qui le porte, on trouverait là dedans du fer oxydé et du cuivre pyriteux, des cristaux de quartz, de la chaux, de la craie et toutes les variétés de marbre que peut produire le calcaire !.... Ne pouvant en voir l'intérieur, contentons-nous de l'escalader...
Si la neige le permet, ajouta silencieusement le vieillard qui marchait devant nous et que mon hôte appelait du nom étrange de Bourissou. Lui-même, du reste, répondait au surnom de Gastounette.
Notre ascension se poursuivait sans accidents et sans fatigue. La température seule était loin d'être favorable. Un vent glacial balayait la neige que l'hiver avait plaquée sur les pentes du pic et l'amoncelait dans le chemin. A la case de Broussette, nous en avions plus haut que la cheville.
Là nous fîmes halte. Cette case était autrefois un refuge pour les voyageurs qui passent le col d'Anéou. Ce n'est plus qu'une vaste fromagerie, enfouie pendant l'hiver sous quinze ou vingt pieds de neige. Les habitants y restent ensevelis pendant deux mois. Des voyageurs, et ce détail me rassurait peu y sont restés bloqués pendant des semaines entières. Je vis les deux vieillards hésiter avant de reprendre la route.
Eh ! eh ! Bourissou, dit mon hôte, je crois que tu m'as appelé trop tôt.
Non, Gastounette, non, répondit le vieillard, vint-quatre heures plus tard, nous aurions été obligés d'attendre un mois.
J'appris par là que la hauteur des neiges à la case de Broussette était le baromètre des deux montagnards.
Nous monterons peut-être, mais comment descendrons-nous ?
Par Bious Artigues.
Cette demande et cette réponse faites, on cassa une croûte en buvant une gorgée d'eau-de-vie, et notre petite caravane conduite par Bourissou se mit en route. Mon hôte et moi nous formions le centre. Les deux jeunes pâtres qui nous suivaient aussi muets que dociles fermaient la marche.
Je commençais à regretter de m'être aventuré dans cette ascension. La montée était fort raide et le sentier très-escarpé gravissait une forêt chétive de hêtres et de sapins qui nous servaient de point d'appui, mais ne nous empêchaient pas de trébucher dans la neige. La vallée était nue et isolée. Aucun point de vue digne de remarque ne nous dédommageait de nos peines ; et il était fort à craindre qu'arrivés au sommet du pic, les brouillards ne nous empêchassent de voir le panorama. Une autre crainte plus sérieuse me faisait passer des frissons de terreur. Si,une fois là-haut, nous ne pouvions pas redescendre !
Enfin, nous arrivâmes sans encombre au pied même du pic du Midi. Les petits pâtres balayèrent la neige, firent du feu et préparèrent le repas. Nous mangeâmes en silence, agités par des préoccupations que nul n'aurait osé communiquer à son voisin. L'appétit seul aiguisé par le grand air était au plaisir sans être à la peine. Quand nous fûmes réconfortés, les deux vieillards donnèrent le signal du départ, chacun déposa tout ce qui aurait pu gêner la marche on chaussa les fameuses espadrilles et l'attaque du pic commença, sans bâton ferré, des mains et des genoux. Le premier escalier de la pyramide n'est autre qu'un rocher perpendiculaire.
Ne pas faire comme les autres quand on s'est vanté d'avoir exploré les Alpes et qu'on a traité dédaigneusement les Pyrénées de petites montagnes, eût été vraiment trop ridicule, mais je trouvais l'ascension plutôt digne d'un ramoneur de cheminées que d'un touriste.
Au-dessous de cet escalier franchi au détriment de mon pantalon et de ma peau, nous nous trouvâmes sur une pente, dont la nappe
de neige laissait passer comme les dents d'une scie toutes les aspérités du granit. Cette fois, il y avait plus de fatigue que de danger. Au bout de cette pente, deuxième escalier. Les deux vieillards y montent les premiers et nous jettent une échelle de cordes. Les petits pâtres grimpent au moyen de crochets. Au moment où je vais en faire autant, un échelon se brise et je reçois dans mes bras l'un des jeunes gens qui roule dans la neige, se relève en riant et, leste comme un chat, recommence de plus belle. On me jette une petite corde à nœuds et, grâce à cette aide, j'arrive à mon tour au sommet de cet escalier pour
retrouver une autre pente de neige et de cailloux.
Au bout de cette pente, troisième escalier ! Est-ce le dernier ? Toujours est-il qu'il est moins haut et plus incliné que les autres. On le franchit sans peine. Ensuite... Ah ! je ne m'en souviens guère, j'ai les pieds en ,sang et la tête en feu, la gorge sèche et les yeux brûlants. Je côtoie des rochers, je descends dans des ravines qu'il faut aussitôt
remonter. De tous côtés des rochers aux parois perpendiculaires sur lesquels la neige ne tient pas. Partout des abîmes nus, désolés, béants ! Je passe à travers des fentes et des blocs de diverses grandeurs. Enfin j'entends pousser un cri de joie. Nous y sommes ! Je regarde. Il me semble être au sommet d'un obélisque, en plein brouillard !...
Les vieillards se sont serrés la main avec joie et orgueil. Et je sais enfin pourquoi cette obstination à monter les premiers au pic du Midi ! Ils ont l'idée superstitieuse que l'année où ils ne pourront faire cette ascension, sera la dernière de leur existence. Je leur pardonne de grand cœur la fatigue et l'ennui de cette course sans profit pour moi !
Il va falloir redescendre. Cette fois je ne cache plus mes terreurs et je prie d'attendre un peu, mais les vieillards n'entendent rien : une heure de retard pourrait nous être fatale. En effet le vent devient plus violent et, s'il nous menace d'un danger, me procure du moins le plaisir de voir un coin du panorama dans une éclaircie du brouillard qu'il chasse devant lui.
Dans ce coin caché par une brume bleuâtre apparaît la ville de Pau et je distingue toute la vallée d'Ossau dominée
par la masse du Pic d'Aule drapée de neiges et de bois. Puis le brouillard se referme. C'est un voile de gaze laissant voir les figures géométriques des pics qui m'entourent, les uns ronds comme le Pic du Midi de Bigorre, les autres bizarrement découpés, ceux-là revêtus de schistes qu'on dirait tachés de sang. Cette fantasmagorie me fait éprouver le mal de mer. Je ferme les yeux et je m'abandonne à mes guides. Je marche encore bien sur les pentes, mais pour redescendre les escaliers on me fait couler, avec une corde comme un seau dans un puits. Cependant, malgré ma torpeur, je remarque que nous n'avons pas pris le même chemin. En effet,nous marchons contre le vent. Enfin nous arrivons au bord d'une gorge escarpée et, au moment où je demande s'il va falloir y descendre, des chevriers nous apportent du lait. J'entrevois de misérables cabanes, des chèvres paissant le long des abîmes, et je me, laisse aller à un sommeil léthargique.
En m'éveillant, je me retrouve auprès des ramifications rocheuses du Pic du Midi entre un bon feu qui me réchauffe et mes bons amis qui me veillent. Il nous est impossible de continuer notre route. La neige nous barre le chemin. Mais rien n'embarrasse les montagnards. Dès que je peux me remettre sur mes pieds endoloris, ils me prennent chacun par un bras.
--Non, non,dis-je, je marcherai ! Descendons vite !
--Descendre ? mais il nous faut remonter.
--Alors, laissez-moi là.
Le froid devient intense. Le brouillard qui s'épaissit nous amène la nuit en plein jour, car il est à peine deux heures du soir. Coucher là serait sûrement la mort. On m'emporte. Une cabane de chevrier nous reçoit et, une fois bien abrités, nous oublions nos fatigues, en dînant, causant et dormant.
La nuit est longue ; la matinée du lendemain le fut davantage. Les pâtres avaient été reconnaître le chemin et la neige obstruait le seul sentier possible. Enfin le soleil brille dans tout son éclat. Nous sortons et les deux vieillards aidés des pâtres creusent un chemin dans la neige. Je m'y hasarde le premier, et après une heure d'inquiétude, de tressaillements nerveux, d'alternatives de chaud et de froid, nous atteignons une belle forêt de sapins. Vingt minutes après, c'est-à-dire
près de cinquante heures après notre ascension, nous arrivions éclopés, fourbus, gelés, grillés, écorchés vifs, à Bious-Artigues !...
A Gabas, mes amis se séparent de moi, et je les quitte ici avec regret de ne pouvoir relater toutes les impressions du voyage que j'ai fait avec eux. Pour cela, ce volume tout entier ne suffirait pas.
Les retrouverai-je un jour, ces deux vieillards ossalois ? Dieu le veuille ! mais au moment où je les quittai, j'avais plus de hâte à rejoindre Charles et Édouard, qu'à rêver une nouvelle rencontre avec mes montagnards.
Je passai aux Eaux-Chaudes, et je ne m'y serais pas arrêté, si la vue du petit palais de marbre qui abrite ses baigneurs ne
m'eût invité à reposer mes jambes au bénéfice de mes yeux. Ce bâtiment est en effet un des plus gracieux que j'aie visités. Sa terrasse domine le Gave, et de tous côtés on aperçoit les hautes chaines de montagnes qui forment les limites de la France et de l'Espagne.
La gorge des Eaux-Chaudes dépasse en horreur tout, ce que la nature a créé en ce genre. Seulement elle manque d'imprévu et de
pittoresque. Le torrent qui la parcourt dans toute sa longueur, et qu'on traverse sur des ponts, en sort bondissant de cascatelle en cascatelle parmi les sorbiers et les sureaux suspendus aux rochers.
En visitant cette gorge, j'étais loin de m'attendre à retrouver deux amis de voyage que j'avais eu le plaisir de connaître
en Suisse et avec lesquels j'avais chassé le loup et le sanglier dans les Ardennes. Je ne les avais pas revus depuis un
ridicule accident qui m'était arrivé non loin de Maubert-Fontaine. Très-mauvais cavalier, très-peureux même à cheval, j'eus le malheur, —malheur prévu par la malice de mes camarades, —d'avoir pour monture une bête rétive et capricieuse qui
me fit faire des cabrioles de clown et joua tout le temps à la balle avec mon individu. Cet accident m'avait éloigné de la
chasse et des chasseurs.
Le hasard et la gorge des Eaux-Chaudes m'en rapprochèrent. Ces messieurs avaient comploté pour le soir même une chasse à l'ours, et malgré moi je me laissai prendre à leur invitation. L'ours étant un hôte des Pyrénées, il fallait bien, pour que mon voyage fût complet, faire connaissance avec lui, le voir de près, et la chasse m'en offrait le plus prompt moyen.
J'étais assez mal équipé, mais on me mit en main une excellente carabine rayée de Devismes et à la ceinture un coutelas fraîchement aiguisé. D'ailleurs l'ours était guetté et signalé depuis la veille. La battue était faite. Il n'y avait plus qu'à aller le chercher. Du moins le guide l'assurait !...
De temps immémorial, les forêts des Eaux-Chaudes ont été renommées pour leurs ours redoutables. A force de les chasser, il
y en a moins, et il faut toute la ruse des montagnards pour y dénicher le peu qui en reste.
Sous Henri IV, les dames faisaient un divertissement de la chasse à l'ours. Sully raconte un cas fort étrange de la force et de la furie de ces animaux :
« Il y en eut deux qui démembrèrent des chevaux de médiocre taille, quelques autres qui forcèrent dix Suisses et dix arquebusiers, et un des plus grands qu'il était possible de voir, lequel, percé de plusieurs arquebusades et ayant sept ou
huit bris et tronçons de piques et hallebardes, embrassa sept ou huit qu'il trouva contre un haut rocher, avec lesquels il
se précipita en bas, et furent tous déchirés et brisés en pièces.»
Quels ours ! Et quel style aurait ajouté Charles.
Le soir même, vers dix heures, mes compagnons vinrent me chercher. Je m'étais jeté tout habillé sur un lit et j'avais pris
un repos bien mérité. Je me levai sans mot dire. Ma curiosité était trop vivement excitée pour que je refusasse une occasion peut-être unique dans mon voyage.
Le chemin que suivirent le guide et mes compagnons de chasse me conduisit aux pieds de ce Pic du Midi d'Ossau que
j'avais franchi la veille. L'endroit où on devait rencontrer le fauve était à trois kilomètres de là, dans une forêt épaisse
que j'avais remarquée en passant. La place était marquée par le guide qui avait déjà vendu la peau de l'ours, et quatre grands chiens de race lupine nous y conduisaient muets, la langue pendante et l'œil sanglant, toujours le nez au vent et
prêts à faire déguerpir l'ours de sa tanière, s'il s'obstinait à y rester.
Voici quel était le plan du chasseur. Attendre que l'ours sortît pour sa tournée nocturne, courir à son trou, le boucher, revenir se mettre en embuscade et attendre son retour.
Le plan réussit. Au petit jour l'ours, en voulant regagner sa tanière, la trouva solidement barricadée. Le guide avait mis à profit les quelques heures de repos que nous avions prises dans une cabane où les chiens étaient solidement attachés.
Chacun de nous était à son poste. Les quatre chiens furent lâchés et l'ours, se retournant soudain ; fit face au danger avec un calme et une insouciance de mauvaise augure.
c'était un ours brun de grande taille, peu disposé, je vous assure, à se laisser prendre sa riche fourrure sans la défendre énergiquement. Il s'avança à quatre pattes, la tête basse. Les chiens aboyèrent ; l'un d'eux, qui s'était approché trop près,
en fut quitte pour reculer avec une patte cassée et les autres tournèrent sans oser aborder leur ennemi. C'est alors que
l'un des chasseurs monta à l'assaut de la petite plate-forme où les chiens et l'ours se mesuraient du regard et de la
voix. Le guide nous appela, l'autre chasseur et moi, et nous fîmes un détour pour surprendre la bête par derrière. Je croyais avoir pris le poste le moins dangereux. Je me connaissais mal en ours !...
Celui-ci recula lentement contre un rocher. J'entendis deux coups de feu. Je vis les chiens s'élancer, mais l'ours debout et sanglant se secoua rejeta les chiens loin de lui, comme s'il méprisait d'aussi petits adversaires, et se précipita vers le sentier par lequel j'arrivais afin de gagner la forêt où il aurait trouvé sûrement un abri.
Dès qu'il m'aperçut, il rugit et d'un bond se trouva près de moi, je lui déchargeai mon arme à bout portant, mais je ne fis
que lui brûler le museau. La balle alla ricocher sur le rocher qui me faisait face.
—Le couteau ! me cria le guide.
Mais voyant que l'ours, aveuglé par la fumée, se roulait par terre, je sautai par-dessus lui et me sauvai du côté de la plate-forme. A peine y étais-je, que l'ours se trouva derrière moi, affolé, furieux, terrible. Je me retournai pour m'enfuir. Un rocher me barrait le passage, je l'escaladai aussi vite que possible et je ne sais ce qui se serait passé, si le deuxième chasseur, qui guettait tous mes mouvements, n'eût arrêté l'élan de l'ours en lui logeant une balle dans la tête. L'ours roula trois fois sur lui-même et se releva encore, au moment où, épuisé de fatigue et affolé moi-même, je me laissais retomber du rocher que je n'avais pu finir d'escalader.
— Le couteau, ou vous êtes perdu cria de nouveau le guide.
Eh ! je savais bien ce qu'il voulait dire avec son couteau. Est-ce qu'on raisonne avec la peur ? Je me reculai instinctivement. Le guide alors épaula son arme et fit feu.
L'ours eut un soubresaut terrible, je pus éviter sa griffe et, en me garant avec mon fusil, ma main toucha le manche du couteau, je le saisis frénétiquement, et comme l'ours s'était retourné vers le guide, je lui plantai l'arme au défaut de l'épaule. Ce fut le coup de grâce.
L'ours était mort, et moi je m'évanouis bêtement.
Le jour même on me décerna le prix à un grand dîner que les baigneurs des Eaux-Chaudes donnèrent aux chasseurs. Trop modeste pour abuse de mon triomphe, je mis mon amour-propre à la torture pour ne pas me croire un nouveau Nemrod, mais j'avoue que j'aimerais mieux escalader vingt monts Cervin que d'avoir à tuer un seul ours.
Après des adieux et promesse de se revoir, je repris le chemin des Eaux-Bonnes.
Charles et Édouard m'attendaient toujours ; seulement ils étaient à Pau. Je lus la lettre qui m'informait de leur départ et de leur nouvelle adresse, et je ne me donnai même pas le temps de dîner. La diligence partait.
J'aimais mieux me priver de manger que de rester aux Eaux-Bonnes avec un pantalon en morceaux, un chapeau défoncé et des bottes qui ne m'appartenaient même pas !...
C'est le cordonnier des Eaux-Bonnes qui a dû être content !
Sources
- Albert LAPORTE, Aux Pyrénées : Le sac au dos, Th Lefèvre, Libraire éditeur
- Photos, BMVR Toulouse, Collections particulières
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