La vallée d'Ossau :              
                 Culture et Mémoire



SOUVENIRS DES PYRÉNÉES
En Vallée d'Ossau


Eaux-Bonnes, le le 28 Août 1838.

      MON CHER AMI,

    Les Eaux Bonnes ne sont pas le seul établissement thermal de cette partie des Pyrénées que j'habite depuis quelques mois. A deux lieues d'ici, et à une lieue de Laruns, il y a un tout petit village qu'on appelle les Eaux Chaudes, à cause des sources minérales qui s'y trouvent. Ce lieu, bien plus anciennement fréquenté que Bonnes, est peu visité aujourd'hui par les étrangers. Les gens du pays seuls y abondent, car l'antique réputation de ses eaux contre les douleurs rhumatismales s'est conservée dans le Béarn, et à juste titre, car chaque aimée il s'y opère de nombreuses guérisons.

    Comme tous les buveurs de Bonnes, j'ai été me promener aux Eaux Chaudes. Bien installé sur un de ces petits chevaux de montagne, dont le pied est si sûr et dont la chétive apparence ne ferait jamais soupçonner la vigueur qu'ils possèdent, j'ai accompli ce pélerinage avec les mêmes personnes qui m'accompagnaient au pic de Gère

    Il faut descendre à Laruns, pour trouver la route des Eaux-Chaudes. Alors que la marine, il y a déjà fort long temps, tirait des bois de construction des belles forêts de sapin qui sont au pied du Pic du Midi, on pratiqua, au moyen de la mine, dans les rochers qui ferment au sud le bassin de Laruns, une profonde coupure, de 190 pas de long. C'est par cet étroit défilé, nommé le Hourat ou la Hourcade, qu'on entre sur le territoire des Eaux Chaudes. Au sortir de ce pittoresque passage, où un vent froid et pénétrant souffle en toutes saisons, on remarque à gauche une petite statue de la Vierge enfermée dans une niche grillée. C'est là tout ce qui reste de la chapelle qui fut élevée, en 1591, en l'honneur de Catherine soeur de Henri IV, qui vint prendre des bains à l'établissement thermal, alors très en vogue à la cour de Navarre. C'est à peine si l'on peut déchiffrer aujourd'hui les inscriptions pompeuses qui furent placées sur ce pieux monument, pour rappeler le voyage de la princesse. La petite madone reçoit toujours la fervente prière des nombreux Espagnols de la Biscaye, qui viennent à Pau vendre leurs troupeaux, car c'est une des routes les plus fréquentées pour venir d'Espagne en France. Les paysans béarnais ne manquent jamais non plus d'oter respectueusement leurs bérets devant la sainte statue. "Quant à la civilisation, comme l'observe le spirituel M. Nisard, elle ne se découvre pas, de peur de rhumes, et elle donne à la petite Sainte Vierge, qui lui demande un sou pour le pauvre, une pensée de moyen âge sur les croyans qu'elle a eus et qu'elle n'a plus. "

    Un spectacle tout nouveau s'offre au voyageur qui débouche du Hourat. La nature revêt ici un caractère sombre et sauvage, qui contraste étrangement avec celui qu'elle a dans la charmante vallée d'Ossau qu'on vient de quitter. La route, tracée alternativement sur les deux côtés de montagnes inaccessibles, dont les flancs sont à peu près verticaux, domine aussi un effroyable ravin de 400 pieds, au fond duquel roule en grondant le Gave de Gabas. Ce torrent, bientôt repoussé par les masses du Hourat, se dévie un peu pour se précipiter, avec un horrible bruit, dans un gouffre obscur qu'il s'est creusé avec le temps au sein de la roche vive. A mille pas de là, on a jeté sur le Gave un léger pont de planches, dont la position hardie glace de terreur celui qui n'est pas encore habitue aux grandes scènes des montagnes. C'est le pont d'Enfer, dont le nom est bien en harmonie avec la sauvagerie de cette gorge ténébreuse. Quelques jours avant notre passage, un pauvre montagnard occupé à faire jouer la mine pour élargir un sentier creusé dans les flancs du rocher, immédiatement au dessus du précipice, venait d'être renversé dans le Gave par un éboulement. Son corps mutilé fut retrouvé près du gouffre où les eaux disparaissent pour ne reparaître au jour que de l'autre côté du Hourat. Telle est l'insouciance ou la sublime résignation de ces Montagnards que déjà un autre avait repris tranquillement l'ouvrage inachevé de son malheureux prédécesseur !...

    Au bout d'un quart d'heure, nous arrivâmes aux Eaux-Chaudes. C'est un long village tristement situé sous des escarpémens menaçans ; les rayons du soleil semblent n'y pénétrer qu'à regret pendant quelques heures de la journée, et l'on n'y voit d'autre verdure que celle du buis et des rares sapins qui garnissent les anfractuosités des rochers.

    Les eaux minérales des Eaux Chaudes, qui sortent du granite, sont au nombre de six. Trois d'entre elles sont employées aux bains, les trois autres servent uniquement à l'intérieur. Toutes sont sulfureuses et peu différentes chimiquement des Eaux-Bonnes ; elles paraissent renfermer toutefois, un peu moins de soufre que celles ci, mais elles ont une température plus élevée, la source la plus chaude, dite le Clot, marque 35° 1 /4 au thermomètre centigrade. En raison de cette circonstance, on est dispensé d'échauffer artificiellement les bains ainsi que cela se pratique à Bonnes ; c'est un avantage en faveur des Eaux Chaudes, car l'eau ne perd aucun de ses principes volatils. La dose en boisson s'élève à 5 ou 6 verres, qu'on prend chaque matin à jeun ; mais, presque toujours, les gens du pays, qui ont une foi religieuse en la vertu de ces eaux, portent la dose bien plus haut ; il en est qui en boivent jusqu'à 30 verres par jour ! Ces eaux sont réellement efficaces. On voit souvent des malades accablés de rhumatismes, et qui sont arrivés sur des brancards ou soutenus par des béquilles, s'en retourner à pied ; non pas toutefois, entendez le bien, après un seul bain, car les eaux chaudes, pour être excellentes, n'ont pas cependant les propriétés miraculeuses des fontaines de Notre Dame de Caillouville ( près Saint Wandrille), et (le Sainte Clotilde des Andelys, qui, pour tout bon Normand, ont le rare et précieux privilége de guérir immédiatement toute espèce de maladie ! Antique et superstitieuse croyance que le temps et les révolutions de l'esprit humain n'ont pu déraciner, alors que les plus saintes vérités ont été mises en doute par l'incrédulité irréfléchie !

    Du temps des princes de Navarre, les Eaux Chaudes étaient connues sous les noms d'Empregnadères ou d'Engrosseuses, parce, qu'elles passaient alors pour avoir la vertu de favoriser la fécondité. Vous savez que, chez nous, les Eaux de Forges ont joui aussi de cette superbe réputation. Mais, hélas ! quantum mutatus ab illo !.. .

    L'établissement thermal des Eaux Chaudes a besoin de grandes réparations, car je n'ai rien vu de si sale et de si mal tenu. Quelle différence avec celui des Eaux Bonnes, si propre et si coquet ! Cela n'empêche pas 15 à 1 600 malades de venir, chaque année, y chercher la santé. On évalue à 15 mille francs l'argent qu'ils laissent dans le pays.

    Après les bains, la gorge des Eaux Chaudes s'évase peu à peu et reçoit plus d'air et de lumière. Les montagnes deviennent cependant de plus en plus élevées, et leurs pentes, moins nus, présentent jusqu'à leur sommet des accidens pittoresques. Sur les pentes de l'ouest, un sentier tracé en zig zag conduit à un étroit plateau où se trouvent de fraîches prairies, de jolies culture, entremêlées de châles. C'est le hameau de Goûst, dont, assurément, on ne soupçonnerait pas l'existance au milieu de ces rocs qui sont à plus de mille mètres au dessus du Gave. De l'autre côté de la route, sur la rive opposée, ce n'est qu'un long rideau de bois montant jusqu'à une profonde et vaste caverne qui vomit un petit torrent. Cette grotte, qu'on va voir à cause des belles stalactites dont ses parois sont ornées, offre en tout temps une température glaciale, et le violent courant d'air que le torrent souterrain entraîne avec lui, semble repousser les visiteurs, très souvent victimes de leur imprudente curiosité.

    Redescendus sur la route d'Espagne dont les sinuosités suivent celles du Gave qu'elle accompagne sans cesse, nous reprîmes notre marche et nous arrivâmes, deux heures après, aux trois maisons de Gabas, dernier poste des douaniers français, la jonction des vallons de Broussette et de Bious, qui enserrent le Pic du Midi, dont on aperçoit alors très bien la fourche sourcilleuse. L'immense forêt de sapins qui couvre toutes les parties escarpées, et qui pourrai encore fournir à la marine des milliers de mâts de première grandeur, donne un aspect lugubre au hameau de Gabas. Dans ce lieu sauvage, dont le silence n'est guère interrompu que par les cris du pic ou le fracas des arbres que le bûcheron précipite du haut des montagnes, tout porte dans l'ame une impression grave et profonde qui dispose à la méditation.

    On m'avait signalé, comme une chose fort intéressante, l'existence d'une mine de cuivre, alors en pleine exploitation, au sommet de la montagne de Cézi, entre les Eaux Chaudes et Gabas. Profitant de notre voisinage, nous résolûmes d'aller visiter cette mine ; mais nous ignorions les fatigues qui nous attendaient. Il ne nous fallut pas moins de quatre heures pour, monter au plateau, à travers des sentiers à peine tracés dans le roc et encombrés de troncs de sapins morts de vétusté. Pour cette fois encore, nous pûmes faire l'application de l'apologue du Chameau et des bâtons flottans, car, cette fameuse mine de cuivre, dont les actions sont en hausse à la bourse de Paris, et qui doit fournir plus de quintaux de métal que les célèbres filons du Cornouailles et du Devonshire, n'est qu'une pauvre galerie d'une centaine de pieds, où l'on trouve à petite quelques rares échantillons de carbonate et de sulfure de cuivre ! Nous vîmes 5 ou 6 ouvriers occupés à casser la roche, à creuser la terre ; mais ces braves gens s'apercevaient bien qu'ils perdaient leur temps. En retournant, fatigués et surtout bien désappointés, nous répétions ce vers du Bonhomme, qui revient si souvent en mémoire, de nos jours, plus qu'à toute autre époque.

    De loin, c'est quelque chose ; et de près, ce n'est rien

    C'est dans les forêts de sapins de Gabas, où nous étions il n'y a qu'un instant, qu'habitent les ours, si redoutés des pasteurs de la vallée d'Ossau. Chaque nuit d'été est, en effet, signalée par les attaques de ces redoutables animaux, qui, quoique moins forts que les ours des Alpes et moins communs dans cette partie de la chaine qu'aux environs de Barèges et de Cauterets, ne causent pas moins de grandes pertes aux troupeaux du canton de Laruns. Aussi leur fait on une chasse continuelle, et il n'est pas de berger qui n'en ait tué un grand nombre dans le cours de sa vie. Chaque tête d'ours vaut 100 francs, que paie la vallée ; la peau ne rapporte pas moins au vainqueur.

    J'aurais bien voulu assister à l'une de ces battues générales qu'on fait dès qu'on est averti du voisinage de ces sauvages habitans des bois ; malheureusement l'occasion ne s'est pas présentée une seule fois pendant mon séjour dans les montagnes. C'est avoir du malheur, vous l'avouerez. Je pourrais bien, à l'exemple de certains touristes de votre connaissance qui livrent hardiment au public les impressions de voyages qu'ils n'ont pas faits, inventer pour votre satisfaction une rencontre d'ours dans laquelle j'aurais joué un beau rôle. Mais, quoique voyageur, et quoique bien loin de vous, je ne sais pas mentir. Ma lettre y perdra sans doute, en intérêt, mais au moins elle sera vraie ; c'est une qualité qui manque à tarit d'autres relations du même genre, que mes récits ne seront pas dépourvus de quelque mérite, du moins à vos yeux.

    Je me bornerai donc à vous dire ce que J'ai appris d'un vieux guide qui nous accompagnait dans notre tournée aux Eaux-Chaudes. C'est un grand chasseur d'ours qui en a déjà abattu une vingtaine, et qui connaît toutes les ruses du métier.

    Lorsqu'un Ossalois se dispose à aller chercher l'ours, il s'arme d'un long poignard et se couvre le corps d'une épaisse cuirasse formée tout simplement de deux ou trois peaux de mouton superposées. Quand il a trouvé son formidable adversaire, il l'enveloppe de ses bras; aussitôt que l'ours se dresse sur ses pattes de derrière, il le serre fortement contre sa poitrine, en assujétissant du bras gauche la tête de l'animal sur son épaule, afin d'éviter ses morsures ; puis, saisissant habilement le moment opportun, il lui enfonce son poignard dans les reins, jusqu'à ce que l'ours, épuisé, roule à ses pieds. Lorsque cette terrible lutte corps à corps s'établit sur le bord d'un précipice, il arrive parfois que les deux combattans roulent sans se quitter, jusqu'au fond de l'abîme, où tous deux alors trouvent la mort.

    Les récits du guide ne finirent qu'à notre arrivée aux Eaux Bonnes, en sorte que j'ai maintenant une bonne collection d'anecdotes sur le compte des ours des Pyrénées ; mais je me dispense de vous les raconter, car elles n'ont rien de bien nouveau, et elles n'acquièrent véritablement de l'intérêt que lorsqu'on les entend au milieu des bois, là où, ordinairement, se passent les scènes qu'elles reproduisent.

    Je ne sais, mon cher ami, si cette lettre ne sera pas la dernière que vous recevrez datée des Eaux Bonnes, car, dans quelques jours, je quitterai les Pyrénées. J'ai fait deux saisons d'eaux, et avalé quatre vingt quinze verres de la boisson sulfureuse. Le médecin m'en interdit l'usage et me renvoie dans une autre partie du Midi. J'irai probablement visiter Toulouse, Nîmes et Montpellier.
    Adieu donc ; dans un mois je vous serrerai la main.


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puce    Sources
  • Girardin, Souvenirs des Pyrénées, 1838
  • Photos, BMVR Toulouse, Collections particulières
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