La vallée d'Ossau :              
                    Culture, et Mémoire.




La CATASTROPHE
des MINES D'AR


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e cirque d’Ar est situé en pleine montagne au Sud-Est du pic du Ger. Une ligne de sommets se dressant en cercle entoure un plateau où abondent les sources, les ruisseaux et les petits lacs. En été, dans la belle saison, ce sont de riantes pelouses vertes, où de nombreux troupeaux paissent une herbe succulente.
    Pendant l’hiver, une nappe profonde de neige recouvre les rochers et le sol ; c’est la haute montagne dans tout l’épanouissement de son effrayante beauté hivernale !
    Autour de ce plateau, la Geougue d’Ar, puis le grand môle d’Ar-Sourins (2618 m.) plus haut aussi que le Ger, relié au pic Amoulat par une longue crête, et enfin le pic Amoulat d’Ar, forment une ceinture de rochers ; elle n’est déchirée que sur un point, pour livrer passage au torrent d’Ar qui se jette vers la plaine dans un lit profondément encaissé.
    Vers le milieu de la ligne de rochers, au pied d’Ar-Sourins, un escarpement rocheux de 150 mètres de jet, recèle dans ses flancs les mines de blende ou de zinc. Connues depuis longtemps, les mines d’Ar avaient été souvent exploitées, mais sans succès, malgré l’abondance et la richesse du minerai de zinc et d’argent que l'on rencontre dans ce quartier de montagne.
    Depuis quelques années une Compagnie Lyonnaise avait entrepris des travaux sur ces gisements, mais seulement pendant la belle saison. L’année dernière, afin d’entrer à bref délai en pleine extraction, il fut décidé qu’on y travaillerait aussi pendant l’hiver.
    A cet effet, une maison fut construite en contre-bas des galeries. Ses dimensions étaient vastes ; environ trente mètres de façade sur à peu près sept de profondeur. Elle avait un rez-de-chaussée et un premier étage surmontés d’un grenier formé par une toiture à deux égouts et à forte pente.
    Les deux tiers de la maison du côté droit, étaient affectés au casernement ; à droite, la cuisine des français et des espagnols avec leur dortoir au-dessus ; puis, la cuisine des italiens et au premier étage leurs lits. L'autre tiers de la maison, à gauche, était divisé en deux parties. Dans la première, le magasin au rez-de-chaussée et le bureau au premier. Enfin l’extrémité gauche servait pour la forge, au-dessus de laquelle se trouvait l'atelier du charpentier. Devant la maison, une terrasse formée par un talus, et derrière un espace vide, entre le rocher et la construction.
    La maison se trouvait ainsi située à 2.150 mètres d'altitude, ayant au-dessus d'elle le flanc abrupt de la montagne et au-dessous la pente qui se continue jusqu'au fond du cirque d’Ar
   C’est dans cette maison qu’avaient été logés les ouvriers attachés à l’exploitation de la mine. Ils étaient au nombre de trente trois, dont dix-huit italiens, neuf espagnols et six français.
    On travaillait dans quatre galeries : à St-Sauveur, Travers-bancs, Ste-Barbe et à une autre galerie appelée de la Terre. Le travail s’y poursuivait jour et nuit, sans interruption, par des postes de deux hommes se relevant toutes les huit heures. Dans la journée, on complétait l'approvisionnement de la caserne, car on allait y rester bloqué par la neige et sans communication avec la plaine, pendant quatre ou cinq mois ; les mineurs qui n’étaient pas aux galeries s’occupaient donc à ouvrir du chemin à travers la neige, pour rejoindre les porteurs de vivres venant de Laruns, qui se déchargeaient de leurs fardeaux au-dessous d’Ar, à Sauvagnon, à Beterette, et quelquefois même plus loin, à la quèbe de Cézy.
    Le vendredi 17 novembre, soit par suite d'une légère discussion, soit par crainte d’un danger, soit encore parce qu’ils prévoyaient que l’exploitation ne pourrait se poursuivre, six ouvriers espagnols quittaient Ar, en se frayant un passage dans une couche de neige qui atteignait déjà un mètre de hauteur. Il restait donc au chantier 27 ouvriers, italiens pour la plupart.

    La neige ne cesse de tomber, l’espace entre la maison et le rocher en est déjà rempli presque jusqu’au toit. Aux galeries, le travail devient moins possible d’heure en heure. Déjà dans la nuit du jeudi au vendredi, on l’avait arrêté, à minuit, à Travers-bancs, et à Ste-Barbe, les hommes qui en étaient venus ayant déclaré que la neige était trop abondante. Cependant, deux postes étaient partis à cette même heure, mais pour les deux autres galeries. Vendredi à 8 heures du matin, le poste venant de St-Sauveur avait annoncé qu’il devenait impossible d’y monter. Une seule galerie restait donc accessible, celle de la Terre, où on avait continué à se rendre.
    Du vendredi au samedi, il neige en abondance et la nappe environnant la maison avait déjà 1 mètre de hauteur.

    Le départ des espagnols n’avait pas manqué de produire une certaine impression, tout au moins sur quelques uns de leurs camarades. Il provoqua, en quelque sorte, un triste pressentiment.....
   Samedi matin, le charpentier Larruchou, passe la matinée à réparer un four, mais il est visiblement préoccupé. A midi il fait part de ses craintes au forgeron Fourcade et avoue son désir de regagner la plaine.
   — Et moi aussi ! répond le forgeron, en jetant vivement son marteau.
    Cependant Larruchou ne veut point partir sans avertir ses camarades. Et pendant que Fourcade prépare le repas qu’ils doivent faire avant leur départ, le charpentier se rend à la cuisine des italiens. Il leur conseille de descendre à Laruns, au lieu de se borner à faire seulement du chemin comme tous les jours ; il leur dit qu’il sera toujours possible de remonter à la mine, lorsque le temps sera plus calme. A cette proposition, les italiens se regardent entr’eux, ils ne soudent mot...
    C’est la première fois qu’ils accueillent ainsi avec froideur le charpentier. Tout vexé, Larruchou se retire et retournant à la forge :
   — Puisqu’ils ne partent pas, nous allons faire comme eux !
   — Oui ! oui ! lui répond d’un air résigné le forgeron, qui se remet à son enclume, tandis que Larruchou regagne l’atelier

   L’indifférence que les italiens avaient témoignée à Larruchou n’était qu’apparente. Elle était le résultat de l’indécision dans laquelle se trouvaient leurs esprits. A ces ouvriers laborieux, le chômage répugnait et il les affectait d’autant plus qu’ils travaillaient à la tâche. La suspension successive du travail dans trois galeries sur quatre, l’idée que l'impossibilité d’exploiter pourrait subsister les préoccupait déjà, et depuis vendredi on entendait, par moments, parler de partir. D’un autre côté, la position de la maison n’avait pas manqué de les frapper et ils en avaient même parlé au chef-mineur ; mais celui-ci avait dissipé en quelque sorte leurs craintes, en leur disant que les murs étaient solides. Le samedi cela ne les inquiétait point, la neige leur paraissant adhérente.
    Peu après que Larruchou venait de les quitter, ils sortirent munis de pelles, comme d’habitude, pour ouvrir le chemin. Voulaient-ils suivre le conseil de Larruchou et partir ? Ou bien, se rendaient-ils aux assurances du chef-mineur qui lui, ne croyait pas à la persistance de la neige ? A 200 mètres de la maison ils s’arrêtent ; la neige est en telle abondance qu’il faut renoncer à la remuer. Entre 3 et 4 heures on rentre au casernement on tient conseil et on prend une résolution. Il est décidé que le lendemain, dimanche matin, on quittera la mine.

    A 4 heures de l’après-midi, les ouvriers se trouvaient tous réunis dans la maison, sauf deux ; c’étaient les mineurs Perrotto et Michel Brunetto, qui travaillaient à la galerie de la Terre depuis huit heures du matin.
    Dans la partie de la maison affectée aux rançais et espagnols, tous les hommes étaient au rez-de-chaussée, dans la cuisine. Deux espagnols, Nabera et Lahoune se tenaient près de la cheminée ; le chef mineur André Lannes et Audios, près du mur de refend ou de séparation et non loin d’eux, un autre ouvrier Jouan, qui venait de rentrer après une courte absence.
    Les italiens étaient partagés en deux groupes. Six d’entr’eux se trouvaient au rez-de-chaussée ; près de la fenêtre Rosia et Michel Novaria jouaient aux cartes, tandis que leurs camarades, Grosso, Martinal, Thomas Perrotto et Pierre Battistino, se tenaient ici, et là, dans la même pièce. Au premier étage, dans le dortoir, ils étaient sept : Ragga, Chiuni, Regeturo, J. B. Novaria, Jacques Perrotto, J. B. Battistino, et son frère Alexandre ; la plupart d’entr’eux étaient étendus tout habillés sur leurs lits.
    Au bureau personne. Au dessus, dans le magasin, le cantinier Gassiolle, vaquait à ses occupations.
    A l’extrémité gauche de la maison, le forgeron Fourcade était à son travail, ainsi que le mousse Gatou ; le fils Martinal venait d’entrer à la forge. Au premier étage, au-dessus, se trouvait le charpentier Larruchou.
    Deux ouvriers mineurs, Sandino et J.Brunetto sortaient de la maison, pour se rendre à la galerie de la terre. Ils passaient devant la forge.....

    A ce moment, un bruit assourdissant se fait entendre une masse énorme de neige roule avec fracas le long du rocher, derrière et au-dessus de la maison. Semblable à la nappe d’une immense cascade, elle vient heurter la construction en biais, dans la partie gauche. Les murs cèdent sous le choc, se crevassent et s’écroulent, le toit brisé de tous côtés vole en éclats et est violemment projeté au loin. Ce formidable flot neigeux entraîne tout ce qu’il trouve sur son passage ; hommes, malles, lits, planches et vêtements sont emportés,... trois des italiens qui étaient couchés au premier étage, vont tomber en aval de la maison. D’horribles craquements jettent leur note stridente dans ce lugubre concert C’est la charpente tout entière qui perdant ses points d’appui, se disloque et se rompt.... les planchers se disjoignent et s’effondrent, des pans de muraille s’écroulent....André Lannes et Audios, se jettent dans les bras l’un de l'autre, dans une suprême étreinte.... ils s’affaissent ainsi que Jouan. Nabera et Lahoune sont enterrés vivants, debout contre le mur, dans une masse profonde de neige qui les entoure et les recouvre.
    Les italiens qui se trouvaient au premier, voient s’abattre sur eux la charpente du toit.... la neige s’engouffrant avidement à travers les débris de toute sorte les engloutit,.... Au même instant le plancher s’abat sur les malheureux qui étaient au rez-dechaussée.... ils ont à peine le temps de lever les yeux... les décombres leur tombent sur la tête Novaria reçoit une planche sur le dos, il se dégage et se retourne vivement vers la fenêtre.... la neige fait irruption et il est enseveli avec son camarade Rosia..... Un autre italien enjambe une fenêtre..... il est saisi dans cette position, par la masse des débris qui se tassent. Les autres tombent meurtris, écrasés... la mort les surprend.
    Au magasin, la toiture est enfoncée en partie.. Dans sa frayeur, Gassiolle songe à mettre ses souliers avant de s’enfuir.
    Quelques secondes à peine s’écoulent.... le bruit cesse.....
   Un immense suaire de neige recouvre cet amas de décombres..... cache tous ces cadavres..... La neige avait accompli son oeuvre de destruction.... La mine d’Ar avait son martyrologe !

    Affolés, le forgeron et les deux enfants poussent des cris....
    — Mon Dieu ! Sandino et Jacques sont morts ! La neige les a emportés ! Larruchou ! Larruchou ! est-tu mort ?
    — Non ! crie le charpentier.
    Il est aussitôt dans la forge.
    Larruchou, Fourcade et les deux enfants, Martinal et Gatou, sortent. A une soixantaine de mètres en contrebas de la maison, ils aperçoivent une tâche sur la neige.... une tête humaine !.... deux bras s’agitent.... c’est Ragga, un jeune ouvrier italien ! On le dégage, on le sort de la neige et, grâce au dévouement du forgeron, le malheureux blessé est bientôt à la maison, où il est placé sur un lit au premier, dans le magasin.
    Tandis que le forgeron portait le blessé, Larruchou et les deux enfants regardent autourd’eux.... un peu plus loin à une quarantaine de mètres au-dessous de la maison, deux hommes se tordent convulsivement et s’efforcent de soulever la neige qui les recouvre. Ce sont Chiuni et Regeturo, deux autres ouvriers italiens qui, eux aussi, se trouvaient couchés au premier étage et qui, roulés dans leurs couvertures, avaient été projetés au loin.
    Larruchou et les deux enfants vont dégager ces deux infortunés dont la souffrance était extrême.... Fourcade accourt aussi et de même que Larruchou essaie de porter les deux blessés à la maison.... Peine inutile ! A chaque pas ils s’enfoncent dans la neige.... Regeturo pousse des cris déchirants.... Il faut, hélas ! renoncer à le sauver ! Larruchou aperçoit un panneau de toiture à moitié enfoncé dans la neige.... il traîne Regeturo, le place sous ce panneau, auquel il adosse quelques planches, et l’abrite ainsi. Quant à Chiuni, il n’y a même pas cette ressource ! Il faut le laisser sur place ! Montant alors à la maison, le charpentier y prend des couvertures et va les étendre sur les blessés.

    Pendant que l’on prêtait ainsi à ces deux infortunés les seuls secours possibles, Gassiolle parut. Il se trouvait au magasin lorsque la maison fut renversée. Dans son épouvante, il avait songé à mettre ses souliers, avait pris ensuite un bidon d’eau de-vie et arraché le manche d’un balai pour s’en faire un bâton d’appui. Il était sorti par la fenêtre du magasin, car la neige s’était amassée devant cette partie de la maison jusqu’à hauteur du premier étage.
    Gassiolle ouvre son bidon d’eau-de-vie ; on en fait avaler une gorgée aux blessés.
    Le vieux cantinier engage ses camarades à partir sans perdre une minute, il les conjure de le suivre pour fuir un danger encore imminent.
    — Que voulez-vous y faire ? Vous ne pouvez les sauver, ils sont mourants et on n’en voit pas d’autres ! dit-il.
    Et il s’éloigne..... Mais tout en marchant, il se retourne de temps à autre, pour faire signe à ses camarades de descendre.
    Ceux-ci ne le suivent point. Ils restent à leur poste de dévouement.
    Et pendant que Gassiolle descend, Larruchou, Fourcade et les deux enfants remontent vers la maison.

    Il était quatre heures et demie environ. Après avoir ainsi secouru les trois seuls êtres qu’ils avaient pu voir autour d’eux, les quatre sauveteurs, comprirent que tout autre effort devenait inutile et qu’il ne leur restait qu’à partir.
    Larruchou veut cependant tenter un dernier appel et suivi des deux enfants il monte derrière la maison, tandis que Fourcade se dirige du côté de la forge. Larruchou crie à tue-tête ; à côté de lui le fils Martinal muet et atterré semble interroger la neige pour retrouver son père qui est là enseveli ; le petit Gatou pleure, en appelant son oncle Lahoune.
    — Si quelqu’un peut parler, qu’il parle ! qu’il parle ! crie Larruchou.
    Les cris : Au secours ! au secours ! se font entendre..... C’est Bernard Lahoune qui appelle....
    Et tout obsédé par l’idée de la mort, le charpentier crie
    — Est-tu mort ?
    — Non ! au secours !
    — Parle donc ! reprend Larruchou, parle ! pour que je te secoure !
    Et marchant dans la direction d’où partaient les cris de l’espagnol, il arrive, suivi des deux enfants, à l’autre extrémité de la maison, au milieu du mur de pignon, tout contre la cheminée C’est là !...
    Pressés de secourir, les trois remuent la neige avec leurs mains et leurs pieds le déblaiement n’avance guère... les enfants vont chercher une pelle ; Larruchou, resté seul, s’efforce encore d’agrandir le trou avec ses mains. Puis, les enfants reviennent.... la pelle vigoureusement enfoncée par Larruchou, les mains des enfants aidant, on finit par déplacer une masse de neige. Tout à coup, — on était à 3 mètres de profondeur, — une voix monte...
    — Je suis sauvé ! s’écrie Lahoune.
    Peu après sa tête apparait sous une des poutres servant à soutenir le manteau de la cheminée. Larruchou tend le bras pour l’aider à remonter.... la neige cédant sous ses pieds n’offre point la résistance nécessaire... il appelle le forgeron. Celui ci, qui errait aux abords de la maison cherchant qui secourir, accourt aussitôt.
    Les quatre sauveteurs se tiennent par la main ; en bas Larruchou, puis Fourcade, Martinal et le petit Gatou. On hisse Lahoune il est sauvé !.... Une autre voix se fait entendre... c’est Nabera qui revenu de sa stupeur, trouve la force de crier..... On le tire à son tour....
    Ils sortent, pour ainsi dire, sains et saufs ; ils n’ont pas de fractures, mais ils sont contusionnés, Nabera à la jambe et Lahoune à la tête.

    Les quatre hommes et les deux enfants se dirigent vers la partie de la maison échappée au désastre.
    Si on pouvait en sauver d’autres ?... Larruchou et le forgeron crient de nouveau, en offrant du secours.... Aucune voix ne répond.... le silence.... la mort !
    On entre par la fenêtre dans le magasin. C’est là qu’on avait déposé le blessé Ragga, tantôt, lorsque la neige venait d’accomplir son oeuvre meurtrière.
    Fourcade prend Ragga et le descend au bureau, au rez-de-chaussée ; il y sera moins exposé au danger ; il l’étend sur un lit, lui donne des couvertures, place des vivres à sa portée.... Ce sont les derniers soins qu’on peut lui prodiguer.... On va partir....
    Une scène déchirante s’ensuit. Le blessé implore pour qu’on l’emporte....
    Et cependant, on ne peut le faire !.... il a la jambe droite fracturée au dessous du genou, Larruchou vient de le panser avec un mouchoir. On lui promet qu’on viendra le chercher, le lendemain, le surlendemain.... On lui dit adieu... Les supplications du malheureux Ragga redoublent....
    Et après lui avoir donné une dernière fois la consolation d’un secours prochain, tous sortent, s’arrachant à cette scène de douleur qu’ils ne peuvent conjurer.... Comment transporter ce blessé, la nuit, à travers la neige profonde ?

    Une fois hors de la maison, Larruchou crie encore, il est prêt à porter secours à tous ceux qui l'appelleront..,. Rien !.... aucun son !... aucune voix !
    Il s’éloigne avec Lahoune, Nabera et les deux enfants. A quelque distance derrière eux, marche Fourcade le forgeron ; il avait été retenu encore quelques minutes dans la maison par les supplications de Ragga.... il lui avait donné un baiser d’adieu et, le cœur gros de ne pouvoir rémédier à une si navrante infortune, il était sorti à son tour....
    Les six partaient.... Il était cinq heures du soir.... Le crépuscule jetait son voile sombre sur la montagne....

    La neige tombe en abondance... les ouvriers échappés au désastre se frayent un chemin à travers l’immense nappe blanche qui recouvre le sol... Grossie par la masse qui s’était abattue sur la maison elle s’élevait à 2 mètres de hauteur.... A peine avaient-ils fait 200 mètres que la nuit survient le ciel s’obscurcit... Inquiets, haletants, ils pressent le pas. Ces hommes et ces enfants qui pendant une longue heure avaient su oublier toute idée de salut personnel, pour ne penser qu’à leurs camarades, se sentent le cœur serré.... voici la nuit... et avec elle les sombres frayeurs !
    Et cependant le fils Martinal pense aux deux blessés abandonnés sur la neige...
    — C’est mal, dit-il de les y avoir laissés ainsi !
    Mais ses camarades lui font voir que tout effort eut été inutile et qu’il était humainement impossible de les porter à la maison, de les secourir plus qu’on ne l’avait fait.
    Et le silence se rétablit... On marche... Des cris se font entendre deux hommes sortaient de la galerie de la Terre ; c’étaient les deux mineurs qui y travaillaient, ceux qu’allaient relever les deux italiens qui passaient devant la forge au moment de la catastrophe. La neige en tombant avait pénétré dans la galerie, et assez profondément pour qu’ils eussent dû mettre toute une heure à se frayer un passage. Ils rejoignent les partants...
    On suit toujours le chemin tracé par Gassiole.... Un peu plus loin on le rencontre enfoncé dans la neige. Le vieux cantinier est à bout de forces ; après avoir fait un demi kilomètre environ, il essayait en vain de rompre la barrière neigeuse qui se dressait devant lui....
    Ses camarades le dégagent et on continue à descendre. Lahoune et Larruchou sont en tête, et avec une énergie qui ne faiblit pas un seul instant, rompent, à tour de rôle, la neige et ouvrent ainsi le chemin.. Les autres suivent rangés en file, un à un. Il fait nuit... on dépasse Sauvagnon et Beterette... on descend toujours. Et cela dure ainsi cinq longues heures ! Il faut toujours avancer, car la neige en tombant comblait l’étroite tranchée percée par ces malheureux ; ils n’avaient même pas la ressource de retourner sur leurs pas, et si leurs forces les trahissaient ils allaient tomber là, morts de fatigue et de froid enterrés à moitié vivants sous la neige....

    Enfin ! vers dix heures du soir, les neuf ouvriers que la mort avait épargnés arrivent à Sousoueu. Ils aperçoivent une de ces cabanes que les bergers habitent pendant l’été et qui l’hiver restent abandonnées. C’est là qu’ils vont se réfugier....
    L’angoisse est visible chez tous ces hommes, la mort en passant si près d’eux leur avait inspiré une terreur bien naturelle d’ailleurs, et l’épouvante les avait gagnés. Ils tombent tous à genoux et prononcent une prière....
    Larruchou et le forgeron Fourcade prennent des écorces de sapin, arrachent les planches d’une cabane et font du feu... On allume une lampe de mineur.... Il faut manger, c’est qu’on n’a pas fait le repas du soir alors que l’on marchait en pleine neige, avec la seule préoccupation de gagner le fond de Sousoueu. Et ces hommes épuisés de fatigue, harassés, n’ont pour toute provision qu’un pain ! Du vin, point ! Heureusement Gassiolle a un bidon d’eau de vie. On mange donc un morceau de pain, le bidon passe à la ronde.... on avale un peu de neige.... et aussitôt l’idée leur vient de poursuivre leur marche vers Laruns.... Mais les grandes avalanches sont là à l’extrémité de Sousoueu ; on les connaît et on les craint !... Il faut donc attendre le jour

    Nuit d’angoisse s’il en fût.... Le corps rompu par la fatigue et par les émotions réclamait un sommeil réparateur, mais l’esprit hanté par le lugubre fantôme de la mort condamnait ces malheureux à une douloureuse veillée ! Le fils Martinal dit encore qu’on aurait dû porter les hommes à la maison.... c’est une idée fixe qui ne l’abandonne point....
    On se compte.... seize de leurs camarades des amis, des parents, sont restés à Ar, trois blessés, les autres engloutis sous les décombres et sous la neige....
    De longues heures s’écoulent... fous de douleur et de frayeur ces hommes se regardent sans mot dire.... par moments les prières viennent rompre le silence....

    Les premières lueurs du jour s’élèvent derrière les pics et se reflètent sur un immense miroir de neige. On repart. Larruchou et Lahoune ouvrent toujours le chemin. Au dessous de la grande avalanche de Sousoueu on presse instinctivement le pas.... à chaque seconde il leur semble que la mort va descendre sur eux. Enfin ! on s’engage dans la forêt d’Herrana.... on commence à respirer librement.... Bientôt on arrive à Mous Cabarous.... on descend l’Escala... Semblable à un ruban, la route de Gabas dessine ses contours.... c’est la vie !.... On passe le pont du Goua et on atteint ensuite le tournant du Hourcq ; on croyait y trouver une charrette... vain espoir ! il faut encore marcher....
    Vers onze heures du matin, les neuf survivants arrivent à Eaux-Chaudes. Leurs jambes auxquelles ils avaient tant demandé depuis près de 24 heures, se refusent à les porter.... Ils prennent une voiture et pressés de donner la sinistre nouvelle ils filent en toute hâte vers Laruns. Il est onze heures et demie lorsqu’ils y arrivent. La place et les rues sont pleines de passants.... on sort de la messe.... C'est un dimanche
    Pendant que Larruchou et ses compagnons gagnaient ainsi Laruns et jusqu’au moment où l’expédition de sauvetage allait arriver à la mine, que se passait-il à Ar ? Que devenaient les deux blessés laissés sur la neige ? Un second flot avait-il emporté le reste de la maison, et avec elle l’infortuné Ragga ? Se passait-il quelque drame horrible sous ces décombres ?
    A. A.

       Suite.1

   Sources

  • A. ARÊAS, Gazette d'EAUX-CHAUDES de LARUNS et de GABAS-Vallée d'Ossau trosième année- N° 44 Dimanche 29 Juillet 1883
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