(Suite) (1)
e retour de l’expédition de sauvetage et l’insuccès de la tentative faite par la
troisième escouade réunie par l’Ingénieur des mines avaient amplement démontré l’inutilité de nouveaux efforts pour découvrir les cadavres ; la masse de neige qui s’était amoncelée sur les cimes d‘Ar, pendant et aussitôt après la catastrophe était un
obstacle insurmontable auquel on ne pouvait s’attaquer.
Il fallait donc se résigner à attendre et à attendre longtemps, avant
de songer à remuer les décombres et à fouiller les abords de la maison détruite.
Les Pyrénées se recouvrent et s’enveloppent de leur blanche parure, sous laquelle disparaissent entièrement les masses de granit et de calcaire ; c’est l’hiver....
Six longs mois s’écoulent ainsi pendant lesquels il faut laisser dans leur tombe de glace les cadavres de ces seize malheureux. La neige après avoir accompli son oeuvre meurtrière est jalouse de garder sa proie humaine, elle la cache à tous
les regards, la recèle dans ses profondeurs, défie toute idée de recherche. Les tourmentes de neige, les vents et les raffales, régnent sur la montagne déserte et abandonnée, tandis que dans la plaine l’homme attristé par la pensée des corps gisants sur ces hauteurs inhospitalières se voit réduit à l’impuissance par l’imposant phénomène hivernal !...
Enfin ! le printemps arrive ; alors commence la fonte des neiges : les ruisseaux en grossissant deviennent, graduellement
des torrents, les cascades surgissent de tous côtés, le gave roule de nouveau des eaux abondantes, la montagne va reprendre
peu à peu son aspect verdoyant, les pics se dresseront bientôt dans toute leur nudité rocheuse....
Le moment est venu de rechercher les cadavres. Il faut se hâter, car débarrassés de leur épais linceul de neige ils pourraient offrir aux aigles et aux vautours affamés une proie lugubre et facile à saisir : il faut épargner aux corps des infortunés mineurs cette suprême humiliation !
Il s’agissait dont d’approcher, sans retard des montagnes d’Ar, d’étudier la possibilité d’arriver au lieu de la terrible
catastrophe du 18 novembre et de saisir, sitôt qu’elle se présenterait, l’occasion d’arracher à la neige les corps des seize
victimes qu’elle gardait dans ses profondeurs depuis six mois.
Dans le courant de mai, des escouades d’explorations partent de Laruns et montent vers le cirque d’Ar. Mais la neige est
encore si abondante, qu’elle les arrête dans leur marche. Entretemps, la fonte s’accomplissait graduellement ; dans les
derniers jours du mois, M. Walckenaer, ingénieur des mines parvenait au pied d’Ar-Sourins, non sans difficultés, car il
avait dû se frayer un chemin à travers la couche épaisse de neige qui recouvrait encore toute la haute montagne. On pouvait donc atteindre la nécropole neigeuse.
Dans la nuit du 31 mai au 1er Juin, entre trois et quatre heures du matin, un mouvement inusité se produit à Eaux-Chaudes. Tandis que tout dort dans la paisible station thermale, les fenêtres de l’Hôtel Baudot s’éclairent, au rez-de-chaussée les
fourneaux s’allument, on est sur pied à cette heure matinale. Devant la porte une voiture attend, le cocher encore à moitié endormi sur le siège. Sous le portail, tout à côté des guides chargent les ânes de bésaces remplies de provisions ; M. Lamazouère place ses appareils de photographie sur une solide monture. Sur la route au-delà d’Eaux-Chaudes des charrettes, des piétons, ouvriers armés de pelles et de pioches, gendarmes, douaniers, forestiers. Ce sont les préparatifs, c’est le prélude de la lugubre excursion.
A 4 h. 1/2. alors que le jour commence à poindre, un groupe sort de l’hôtel. Ce sont M. Bordes, juge d’instruction, le
greffier, M. Aylies, Procureur de la République, le D Cazaux d'Oloron et M. Walckenaer, Ingénieur des mines. Ils partent pour la mine d’Ar....
Au tournant du Hourcq, ils descendront de voiture ; c’est là, que les attendent M. Hausel, ingénieur de la Cie des mines
d’Ar, les gendarmes, les douaniers, les forestiers et quelques employés et ouvriers de la Société ; ils y trouveront également les guides et les conducteurs de montures.
La caravane judiciaire suit le chemin du Hourcq, dépasse le Goua, et monte l'Escala de Mous Cabarous. Après un arrêt à la fontaine, elle gravit les lacets escarpés qui conduisent à travers la forêt, laissent à droite le sentier d’Herrana, celui-là qu’avaient parcouru dans leur détresse Larruchou et ses compagnons, et par où était passée l’expédition de sauvetage. Aujourd’hui on prendra une voie moins difficile, on montera jusqu’à la Tume de Cézy, pour de là, suivre le chemin de Schlitte construit pour les besoins de l’exploitation minière et qui se déroule sur les hauteurs entre la mine de Cézy et les gisements d’Ar sur une longueur d’environ sept kilomètres ; en prévision du transport de justice une équipe d’ouvriers avaient déblayé ce chemin, en levant la neige qui l’encombrait.
Vers dix heures du matin, on arrive au plateau de Soubaniou, à 1,920 mètres d’altitude ; il ne reste plus que deux kilomètres à faire pour arriver à la mine, encore cachée aux regards par un monticule qui se dresse au centre du cirque d’Ar.
La caravane se remet en marche. Après avoir fait environ 500 mètres, elle s’arrête, la maison ruinée est en vue ; le roc
dénudé en plusieurs endroits rompt l’uniformité de la nappe neigeuse ; telle une immense plaque de marbre blanc tachetée de gris ; une de ces taches est plus large que les autres, elle coupe horizontalement en deux le flanc d’Ar Sourins ; au dessous
une autre tache noire, lugubre celle-là ; c’est la maison qui émerge triste et sombre. M. Lamazouère braque son objectif, il tire une première vue ; il va faire quelques autres clichés, à mesure que l’on approchera du théâtre de l’affreuse catastrophe....
On continue à marcher en pleine neige, on est enfin devant la maison... La ruine est toujours la même, elle n’a guère changé d’aspect depuis le mois de novembre. La partie gauche de la construction reste toujours debout, avec sa toiture ; à l’autre extrémité le mur de pignon se dresse encore, tandis que les décombres intermédiaires sont toujours recouverts par la neige qui cache tout ce qu’elle a renversé, détruit, tué....
De nombreux ouvriers sont massés aux abords de la maison, ils sont environ quatre-vingts. On va procéder au déblaiement, rechercher les cadavres ; des cercueils sont empilés là sur la neige, à gauche de la maison, tout prêts pour les recevoir....
Le devant de la maison est fortement encombré de neige, elle s’élève à la hauteur du premier étage ; une équipe reçoit l’ordre de déblayer l’entrée de la forge, la justice va pénétrer dans la partie de la maison que la neige a épargnée dans sa
course fatale, elle va visiter ces lieux qui furent les témoins des pressentiments de Larruchou et cette chambre où Raga
passa de si longues heures d’angoisse.....
Les témoins de l’horrible scène du 18 novembre sont questionnés. Larruchou indique l’endroit où d’après ses souvenirs il a vu Regeturo et Chinni, les deux malheureux qui ont eu une si affreuse agonie.... Une longue file d'ouvriers s’étend parallèlement à la maison, à environ 35 mètres en contre-bas ; on pratique une tranchée ; le travail avance rapidement, mais tout à coup il se ralentit : la neige n’est plus molle, on a atteint les couches inférieures, c’est de la neige durcie ou de la glace, qui oppose aux pelles et aux pioches une résistance sérieuse. Le travail se poursuit, les ouvriers redoublent d’efforts. Aucun cadavre ne parait, à peine découvre-t-on quelques débris de toiture, puis des vêtements, un tricot, une chemise, des cartes à jouer, un journal italien..... La tranchée s'étend sur une longueur d’environ 11 mètres; elle a 1m 20 de largeur et de 4 à 5 mètres de profondeur.
Il est près de 5 heures de l’après-midi, il faut arrêter les fouilles. La masse de neige est tellement considérable qu’on ne
peut songer à l’explorer les jours suivants. Le juge d'instruction et son greffier quittent Ar, les mineurs venus le matin de la mine de Cougues, repartent vers leur casernement, et à 7 heures du soir M. le procureur de la République, l'ingénieur des mines et le Dr Cazaux descendent à leur tour de la montagne. Le soir, toute la caravane était de retour à Eaux-Chaudes, à l’exception toutefois de M. Hausel, ingénieur de la Compagnie, resté à Soubaniou avec les ouvriers nouvellement engagés pour l'exploitation.
Il fallait donc attendre. La neige ne voulait pas encore se désaisir de sa proie...
Et le samedi 2 juin, le lendemain de ces tristes recherches, alors qu’une foule joyeuse saluait à la gare de Laruns le premier train de voyageurs, notre pensée se reportait vers les cimes d’Ar où les corps de seize victimes attendaient la fin
de l’évolution hivernale pour recevoir une sépulture définitive .
A. A.
Suite.2
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