La vallée d'Ossau :              
                 Culture et Mémoire



VOYAGE AUX PYRÉNÉES
En Vallée d'Ossau

       SOMMAIRE

     Eaux-Bonnes
     Eaux-Chaudes
     Laruns
     Les Habitants
     Paysages
     Le Gourzy

Eaux-Bonnes    


EB


Je comptais trouver ici la campagne un village comme il y en a tant, de longs toits de chaume ou de tuiles, des murs fendillés, des portes branlantes, et dans les cours un pèle-mêle de charrettes, de fagots, d'outils, d'animaux domestiques, bref, tout le laisser-aller pittoresque et charmant de la vie rustique. Je rencontre une rue de Paris et les promenades du bois de Boulogne.
    Jamais campagne ne fut moins champêtre ; on longe une file de maisons alignées comme des soldats au port d'armes, toutes percées régulièrement de fenêtres régulières, parées d'enseignes et d'affiches, bordées d'un trottoir, ayant l'aspect désagréable et décent des hôtels garnis. Ces bâtisses uniformes, ces lignes mathématiques, cette architecture disciplinée et compassée, font un contraste risible avec les croupes vertes qui les flanquent. On trouve grotesque qu'un peu d'eau chaude ait transporté dans ces fondrières la cuisine et la civilisation. Ce singulier village essaye tous les ans de s'étendre, et à grand-peine, tant il est resserré et étouffé dans son ravin ; on casse le roc, on ouvre des tranchées sur le versant, en suspend des maisons au-dessus du torrent, on en colle d'autres à la montagne, on fait monter leurs cheminées jusque dans les racines des hêtres ; on fabrique ainsi derrière la rue principale une triste ruelle qui se creuse ou se relève comme elle peut, boueuse, à pente précipitée, demi peuplée d'échoppes provisoires et de cabarets en bois, où couchent des artisans et des guides ; enfin, elle descend jusqu'au Gave, dans un recoin tout pavoisé du linge qui sèche, et qu'on lave au même endroit que les cochons.
    De tous les endroit du monde, les Eaux-Bonnes sont le plus déplaisant un jour de pluie, et les jours de pluie y sont fréquents ; les nuages s'engouffrent entre les deux murs de la vallée d'Ossau, et se traînent lentement à mi-côte ; les sommets disparaissent, les masses flottantes se rejoignent, s'accumulent dans la gorge sans issue, et tombent en pluie fine et froide. Le village devient une prison ; le brouillard rampe jusqu'à terre, enveloppe les maisons, éteint la jour déjà offusqué par les montagnes ; les Anglais se croiraient à Londres. On regarde à travers les carreaux les formes demi-brouillées des arbres, l'eau qui dégoutte des feuilles, le deuil des bois frissonnants et humides ; on écoute le galop des promeneuses attardées qui rentrent les jupes collées et pendantes, semblables à de beaux oiseaux dont la pluie a déformé le plumage ; on essaye un whist avec découragement; quelques uns descendent au cabinet de lecture, et demandent les œuvres les plus sanglantes de Paul Féval ou de Frédéric Soulié ; on ne peut lire que des drames noirs ; on se découvre des envies de suicide, et l'on fait la théorie de l'assassinat.
    On regarde l'heure, et l'on se souvient que trois fois par jour le médecin ordonne de boire ; alors, avec résignation, on boutonne son paletot et l'on monte la longue pente raide de la chaussée ruisselante ; les files de parapluies et de manteaux trempés sont un spectacle piteux ; on arrive, les pieds clapotant dans l'eau, et l'on s'installe dans la salle de la buvette. Chacun va prendre son flacon de sirop à l'endroit numéroté, sur une sorte d'étagère, et la masse compacte des buveurs fait queue autour du robinet. Au reste, la patience ici s'acquiert vite ; dans cette oisiveté l'esprit s'endort, le brouillard éteint les idées, on suit machinalement la foule ; on n'agit plus que par ressort, et l'on regarde les objets sans en recevoir le contre-coup. Le premier verre bu, on attend une heure avant d'en prendre un autre ; cependant on marche en long et en large, coudoya par les groupes pressés qui se traînent péniblement entre les colonne , Il n'y a point de siège, sauf deux bancs de bois où les dames s'asseyent, les pieds posés sur la pierre humide l'économie de l'administration suppose qu'il fait toujours beau temps. Les figures ennuyées et mornes passent devant les yeux sans intéresser. On regarde pour la vingtième fois les colifichets de marbre, la boutique de rasoirs et de ciseaux, une carte de géographie pendue au mur. De quoi n'est-on pas capable un jour de pluie, obligé de tourner une heure entre quatre murs, parmi les bourdonnements de deux cents personnes ? On étudie les affiches, on contemple avec assiduité des images qui prétendent représenter les mœurs du pays : ce sont d'élégants bergers roses, qui conduisent à la danse des bergères souriantes encore plus roses. On allonge le cou à la porte pour voir un couloir sombre où des malades trempent leurs pieds dans un baquet d'eau chaude, rangés en file comme des écoliers le jour de propreté et de sortie. Après ces distractions, on rentre chez soi, et l'on se retrouve en tête-à-tête et en conversation intime avec sa commode et sa table de nuit.

            II
    Les gens qui ont appétit se réfugient à table ; ils ont compté sans les musiciens. Nous vîmes, d'abord venir un aveugle, à grosse tête lourde d'Espagnol, puis les violons du pays, puis un second aveugle. Ils jouent des pots-pourris de valses, de contredanses, de morceaux d'opéras, enfilés les uns au bout des autres, chevauchant au-dessus et au-dessous du ton avec une intrépidité admirable, ravageant de leurs courses musicales tous les répertoires. Le lendemain, nous eûmes trois Allemands, hauts comme des tours, raides comme des pierres, d'un flegme parfait, jouant sans faire un geste et quêtant sans dire un mot ; ceux-là du moins vont en mesure. Le troisième jour, parurent les ménétriers d'un village voisin, un violon et un flageolet ; ils exécutèrent leur morceau avec une telle énergie, un tel désaccord, des tons si perçants, si soutenus, si déchirants, qu'à l'unanimité on les mit à la porte. Ils recommencèrent sous les fenêtres.
    Un bon appétit console de tous les maux ; c'est tant pis, si vous voulez, ou tant mieux pour l'humanité. Il fait supporter l'ennui, la pluie et la musique des Eaux-Bonnes. Le sang renouvelé porte alors de la gaieté au cerveau, et le corps persuade à l'âme que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Vous aurez pitié de ces pauvres musiciens en sortant de table ; Voltaire a prouvé qu'une heureuse digestion rend compatissant, et qu'un bon estomac donne un bon cœur. Entre quarante et cinquante ans, un homme est beau quand, son dîner fini, il replie sa serviette et commence la promenade indispensable. Il marche les jambes écartées, la poitrine en avant, puissamment appuyé sur sa canne, les joues colorées d'une chaleur légère, chantonnant entre ses dents quelque vieux refrain de jeunesse ; il lui semble que l'univers est consolidé ; il sourit, il est affable, il vous tend la main le premier. Que nous sommes machines ! Et pourquoi s'en plaindre ? Mon brave voisin vous dirait que vous avez la clef de vos rouages ; tournez le ressort du côté du bonheur. Philosophie de cuisine, soit. Celui-ci, qui la pratiquait, ne s'inquiétait pas du nom.

            III
    Les jours de soleil, on vit en plein air. Une sorte de préau, qu'on nomme le Jardin anglais, s'étend entre la montagne et la rue, tapissé d'un maigre gazon troué et flétri ; les dames y font salon et y travaillent ; les élégants, couchés sur plusieurs chaises, lisent leur journal et fument superbement leur cigare ; les petites filles, en pantalons brodés, babillent avec des gestes coquets et des minauderies gracieuses ; elles s'essayent d'avance au rôle de poupées aimables. Sauf les casaques rouges des petits paysans qui sautent, c'est l'aspect des Champs-Élysée. On sort de là par de belles promenades ombragées qui montent en zigzag sur les flancs des deux montagnes, l'une au-dessus du torrent, l'autre au-dessus de la ville ; vers midi, on y rencontre force baigneurs couchés sur les bruyères, presque tous un roman à la main. Ces amateurs de la campagne ressemblent au banquier amateur de concerts, qui s'y trouvait bien parce qu'il y calculait les dividendes. Pardonnez à ces malheureux ; ils sont punis de savoir lire et de ne pas savoir regarder.

            IV.
    Des hêtres monstrueux soutiennent ici les pentes ; aucune description ne peut donner l'idée de ces colosses rabougris, hauts de huit pieds, et que trois hommes n'embrasseraient pas. Refoulée par le vent qui rase la côte, la sève s'est accumulée pendant des siècles en rameaux courts, énormes, entrelacés et tordus ; tout bosselés de nœuds, déformés et noircis, ils s'allongent et se replient bizarrement, comme des membres boursouflés par une maladie et distendus par un effort suprême. On voit, à travers l'écorce crevée, les muscles végétaux s'enrouler autour du tronc et se froisser comme des membres de lutteurs. Ces torses trapus, demi-renversés, presque horizontaux, penchent vers la plaine ; mais leurs pieds s'enfoncent dans les rocs par de telles attaches , qu'avant de rompre cette forêt de racines en arracherait un pan de montagne. Quelques troncs, pourris par l'eau, s'ouvrent, hideusement éventrés ; chaque année, les lèvres de la plaie s'écartent ; ils n'ont plus forme d'arbres ; ils vivent pourtant, invincibles à l'hiver, à la pente et au temps, et poussent hardiment dans l'air natal leurs jeunes rameaux blanchâtres. Le soir, lorsqu'on passe dans l'ombre prés des têtes tourmentées et des troncs béants de ces vieux habitants des montagnes, si le vent froisse les branches, on croit entendre une plainte sourde, arrachée par un labeur séculaire ; ces formes étranges rappellent les êtres fantastiques de l'antique mythologie scandinave. On songe aux géants emprisonnés par le destin entre des murs qui tous les jours se resserrent, les ploient, les rapetissent, et, après mille ans de tortures, les rendent à la lumière, furieux, difformes et nains.

            V.
    Vers quatre heures reviennent les cavalcades ; les petits chevaux du pays sont doux, et galopent sans trop d'effort ; de loin, au soleil, brillent les voiles blancs et lumineux des dames ; rien de plus gracieux qu'une jolie femme à cheval, quand elle n'est pas emprisonne dans l'amazone noire, ni surmontée du chapeau en tuyau de poêle. Personne ne porte ici ce costume anglais, funèbre, étriqué ; en pays gai, on prend des couleurs gaies : le soleil est un bon conseiller. Il est défendu de rentrer au galop, c'est pourquoi tout le monde rentre au galop. Le moyen d'arriver à la façon des bœufs ! On se cambre sur la selle, la chaussée résonne, les vitres tremblent, on passe superbement devant les badauds qui s'arrêtent ; c'est un triomphe : l'administration des Eaux- Bonnes ne connaît pas le cœur humain, ni surtout le cœur féminin.
    Le soir, tout le monde vient à la promenade horizontale ; c'est un chemin plat d'une demi-lieue, taillé dans la montagne de Gourzy. Le reste du pays n'est qu'escarpements et descentes ; Quand, pendant huit jours, on a connu la fatigue de grimper courbé, de descendre en trébuchant, de réfléchir par terre aux lois de l'équilibre, on trouve agréable de marcher sur un terrain uni et de laisser aller ses pieds sans songer à sa tête ; c'est une sensation toute nouvelle de sécurité et de bien-être. La route serpente sur un versant boisé que les eaux d'hiver sillonnent de ravins blanchâtres des sources épuisées se glissent sous les traînées de pierres et les couvrent de plantes grimpantes ; on passe sous les gros hêtres, puis le long d'une plaine inclinée, peuplée de fougères, où les vaches paissent, agitant leurs clochettes ; la chaleur est tombée, l'air est doux, un parfum de verdure saine et sauvage arrive avec la moindre brise ; dans le demi-jour passent de belles promeneuses en blanche toilette, dont les ruches de dentelles et les mousselines flottantes se soulèvent et frémissent comme des ailes d'oiseau. Nous allions tous les jours nous asseoir sur une pierre au bout de ce chemin ; de là, à travers toute la vallée d'Ossau, on suit le torrent devenu rivière ; la riche vallée, coupée de moissons jaunes et de prés verts, s'ouvre largement au bout du paysage, et laisse le regard se perdre dans le lointain indistinct du Béarn. De chaque côté trois montagnes avancent leur pied vers la rivière et font onduler le contour de la plaine ; les dernières descendent comme des pans de pyramides, et leurs pentes d'un bleu pâle se détachent sur les bandes rougeâtres du ciel terni. Le fond des gorges est déjà sombre ; mais en se retournant on voit la cime du Ger resplendir d'un rose tendre et garder le dernier sourire du soleil.

            VI.
    Le dimanche, une procession de riches toilettes monte vers l'église. Cette église est une boite ronde, en pierres et en plâtre, faite pour cinquante personnes, où l'on en met deux cents. Chaque demi-heure entre et sort un flot de fidèles. Les prêtres malades abondent et disent des messes autant qu'il en faut : tout souffre aux Eaux-Bonnes du défaut d'espace ; on fait queue pour prier comme pour boire, et l'on s'entasse à la chapelle comme au robinet.
    Quelquefois un entrepreneur de plaisirs publics se met en devoir d'égayer l'après-midi ; une éloquente affiche annonce le jour du canard. On attache une perche dans un arbre, une ficelle à la perche, un canard à la ficelle ; les personnages les plus graves suivent avec un intérêt marqué ces préparatifs. J'ai vu des gens qui bâillent à l'Opéra faire cercle une grande heure au soleil, pour assister à la décollation du pauvre pendu. Si vous avez l'âme généreuse et si vous êtes avide d'émotions, vous donnez deux sous à un petit garçon ; moyennant quoi on lui bande les yeux, on le fait tourner sur lui même, on lui met un mauvais sabre en main, et on le pousse en avant, au milieu des rires et des cris de l'assistance. « À droite ! à gauche ! holà ! frappe ! en avant ! il ne sait auquel entendre, et coupe l'air. Si par grand hasard il atteint la bête, si par un hasard plus grand il touche le cou, si enfin par miracle il détache la tête, il l'emporte, la fait cuire, la mange. En fait de divertissement, le public n'est pas difficile. Si on lui annonçait qu'une souris se noie dans une mare, il y courrait comme au feu.
    Pourquoi non ? me disait un voisin , homme bizarre et brusque ; ceci est une tragédie, et très régulière ; comptez si elle n'a pas toutes les parties classiques. Premièrement, l'exposition : les instruments du supplice qu'on étale, la foule qui s'assemble, la distance qu'on marque, l'animal qu'on attache. C'est une protase du genre complexe comme disait Secondement, les péripéties : chaque fois qu'un petit garçon part, vous êtes dans l'attente, vous vous dressez sur vos pieds, votre cœur bat, vous vous intéressez au pendu comme votre semblable. Direz-vous que la péripétie est toujours la même ? La simplicité est la marque des grandes œuvres, et celle-ci est dans le goût indien.
    Troisièmement, la catastrophe : ici, elle est sanglante s'il en fut. Quant aux passions, ce sont celles qu'exige Aristote, la terreur et la pitié. Voyez comme la pauvre bête redresse la tête en frissonnant, quand elle sent le vent du sabre, de quel air lamentable et résigné elle attend le coup. Le chœur des spectateurs prend part à l'action, blâme ou loue, comme celui de la tragédie antique. Concluez que le public a raison de s'amuser, et que le plaisir n'a jamais tort.
    Vous parlez comme La Harpe ; ce canard prendrait son sort en patience, s'il vous entendait. Et le bal, qu'en dites-vous ?
    Il vaut bien celui de l'Hôtel de France et du beau monde ; notre danse n'est qu'une promenade, un prétexte de conversation. Voyez celle des servantes et des guides : quels entrechats ! quelles pirouettes ! ils y vont de franc jeu et de tout cœur ; ils ont le plaisir du mouvement, ils sentent le ressort de leurs muscles ; c'est la vraie danse inventée par la joie et le besoin d'activité physique. Ces gaillards s'empoignent et se manient comme des poutres. La grande fille que voilà est servante à mon hôtel ; dites-moi si cette haute taille, cet air sérieux, cette fière attitude, ne rappellent pas les statues antiques. La force et la santé sont toujours les premières beautés. Croyez-vous que les grâces languissantes et les sourires convenus de nos quadrilles assembleraient toute cette foule ? Nous nous éloignons tous les jours de la nature ; nous ne vivons que du cerveau, nous passons le temps à composer et à écouter des phrases. Voilà que j'en débite moi-même ; demain, je me corrige, j'achète une grosse canne, je mets des guêtres et je vais courir la campagne, Faites comme moi ; marchons chacun d'un côté, et tâchons de ne pas nous rencontrer.

Eaux-Chaudes    

EB


    Au nord de la vallée d'Ossau est une fente ;bul chemin Houratc'est le chemin des Eaux-Chaudes. Pour l'ouvrir on a fait sauter tout un pan de montagne ; le vent s'engouffre dans ce froid défilé ; l'entaille perpendiculaire, d'une noire couleur ferrugineuse, dresse sa masse formidable comme pour écraser le passant ; sur la muraille de roches qui fait face , des arbres tortueux se perchent en étages, et leurs panaches clair-semés flottent bizarrement entre les saillies rougeâtres. La route surplombe le Gave, qui tournoie à cinq cents pieds plus bas. C'est lui qui a creusé cette prodigieuse rainure ; il s'y est repris à plusieurs fois et pendant des siècles ; deux étages de niches énormes arrondies marquent l'abaissement de son lit et les âges de son labeur ; le jour parait s'assombrir, quand on entre ; on ne voit plus sur sa tête qu'une bande de ciel.
    Sur la droite, une file de cônes gigantesques monte en relief sur l'ardent azur ; leurs ventres s'écrasent les uns contre les autres, et débordent en bosselures ; mais leurs hautes aiguilles s'élancent d'un jet, avec un essor gigantesque, vers la coupole sublime d'où ruisselle le jour. La lumière d'août s'abat sur les escarpements de pierre, sur les parois crevées, où la roche scintille niellée et damasquinée comme une cuirasse d'orient. Quelques mousses y ont incrusté leur lèpre ; des tiges de buis séchées pendillent misérablement dans les fentes ; mais elles disparaissent dans cette nudité héroïque : les colosses roux ou noirâtres s'étalent seuls triomphalement dans la splendeur du ciel.
    Entre deux tours cannelées de granit, s'allonge le petit village des Eaux-Chaudes. Qui songe ici à ce village ? Toute pensée est prise par les montagnes. La chaîne orientale, subitement tranchée, descend à pic comme le mur d'une citadelle ; au sommet, à mille pieds de la route, des esplanades développent leurs forêts et leurs prairies, couronne verte et humide, d'où par centaines suintent les cascades. Elles serpentent éparpillées, floconneuses, comme des colliers de perles égrenées, sur la poitrine de la montagne, baignant les pieds des chênes lustrés, noyant les blocs de leur tempête, puis viennent s'étendre dans les longues couches où le roc uni les endort.
    Ce mur de granit s'abaisse ; tout d'un coup à l'orient s'ouvre un amphithéâtre de forêts. De tous côtés, à perte de vue, les montagnes en sont chargées jusqu'à la cime ; plusieurs montent toutes noires, au cœur de la lumière, et hérissent leur frange d'arbres sur le jour blanc. La charmante coupe de verdure arrondit sa bordure dorée, puis se creuse, regorgeant de bouleaux et de chênes, avec des teintes changeantes et tendres qu'adoucit encore la vapeur du matin. Point de hameau, de fumée, de culture ; c'est un nid riant et sauvage, pareil sans doute à la vallée qui reçut le premier homme au plus beau jour et au plus heureux printemps de l'univers.
    La route tourne et tout change. La vieille bande des monts séchés reparaît menaçante. Un d'eux à l'occident croule fracassé comme par le marteau d'un cyclope. Il est jonché de blocs carrés, noires vertèbres arrachées de son échine ; la tête manque ; et ses ossements monstrueux, froissés pêle-mêle, échelonnés jusqu'au Gave, annoncent quelque défaite antique. Un autre en face allonge, d'un air morne, son dos pelé long d'une lieue ; on a beau avancer, changer de vue, il est toujours là, énorme et terne ; son granit décharné ne souffre ni un arbre ni une tache de verdure ; seules quelques flaques de neige blanchissent les creux de ses côtes, et sa croupe monotone tourne lugubrement, écrasant de son bastion la moitié du ciel.
    Gabas est un hameau dans une maigre plaine.bulgabas Le torrent y gronde sous des glaciers, parmi des troncs brisés ; il descend engouffré de l'escarpement, entre des colonnades de pins, habitants muets de la gorge. Ce silence et cette raide attitude font contraste avec les sauts désespérés de l'eau neigeuse. Il y fait froid, tout y est triste ; seulement, à l'horizon, on aperçoit le pic du Midi bul ossau splendide, qui lève ses deux pieux ébréchés, d'un gris fauve, au milieu du jour serein.

                                    II.

    Malgré moi j'ai songé aux Dieux antiques, fils de la Grèce, images de leur patrie. Ils sont nés en pays semblable, et renaissent ici en nous-mêmes, avec les sentiments qui les ont faits.
    J'imagine des pâtres oisifs et curieux, à l'âme enfantine et nouvelle, non encore occupée par l'autorité d'une civilisation voisine et d'un dogme établi, actifs, hardis, naturellement poètes. Ils rêvent, et à quoi, sinon aux êtres énormes qui, toute la journée, assiègent leurs yeux ? Comme ces têtes déchiquetées, ces corps bosselés, entassés, ces épaules tordues sont bizarres ! Quels monstres inconnus, quelle race déformée et morne, en dehors de l'humanité ! Par quel horrible accouchement la terre les a-t-elle soulevés hors de ses entrailles, et quels combats leurs têtes foudroyées ont-elles soutenus dans les nuages et les éclairs ? Aujourd'hui encore ils menacent ; seuls les aigles et les vautours sont bienvenus à sonder leurs profondeurs. Ils n'aiment pas l'homme ; leurs blocs sont prêts à rouler sur lui , quand il viole leur solitude. D'un frisson, ils abattent sur ses moissons une marée de roches ; ils n'ont qu'à ramasser un orage pour le noyer comme une fourmi. Comme leur visage est changeant, mais toujours redoutable ! Quels éclairs jettent leurs cimes entre les brouillards qui rampent ! Cet éclair trouble comme le regard de quelque dieu tyrannique, subitement entrevu, puis caché. Quelques-uns, dans de noires fondrières, pleurent, et leurs larmes dégouttent sur leurs vieilles joues avec un sanglot sourd, parmi les pins qui bruissent et chuchotent lugubrement, comme s'ils compatissaient à ce deuil éternel. D'autres, assis en cercle, trempent leurs pieds dans des lacs qui ont la couleur de l'acier et que nul vent ne ride ; ils se complaisent dans ce calme, et contemplent leur casque d'argent dans l'eau virginale. Qu'ils sont mystérieux la nuit, et quelles pensées méchantes ils roulent l'hiver, enveloppés dans leur suaire de neige ! Mais au grand jour et dans l'été, de quel élan et dans quelle gloire leur front monte au plus haut de l'air sublime, dans les pures régions rayonnantes, dans la lumière, dans leur patrie ! Tout monstrueux et blessés qu'ils soient, ils sont encore les dieux de la terre, et ils ont voulu être les dieux du ciel.
    Mais voici qu'une seconde race apparaît, aimable, presque humaine, le chœur des nymphes, êtres fuyants et liquides, filles des colosses difformes. Comment les ont-ils engendrées ? Nul ne le sait ; la naissance des dieux, toute mystérieuse, échappe aux regards mortels. Quelques uns disent qu'on a vu leur première perle suinter d'une herbe, ou d'une crevasse sous les glaciers, dans les hauteurs. Mais elles ont habité longtemps les entrailles paternelles ; les unes, brûlantes, gardent le souvenir de la fournaise intérieure qu'elles ont vue bouillonner, et qui de temps en temps fait encore frémir le sol ; les autres, glacées, ont traversé l'hiver éternel qui blanchit les cimes. Toutes au premier instant gardent la fougue de leur race ; échevelées, hurlantes, en délire, elles se froissent aux rocs, elles fendent les vallées, elles emportent les arbres, elles se souillent et se débattent. Quelle fureur de jeunes filles et de bacchantes ! Mais arrivées dans les couches lisses que la roche arrondie leur étale, elles sourient, ou s'endorment, ou jouent. Leurs yeux profonds, d'émeraude humide, ont des éclairs. Leur corps se ploie , puis se redresse ; dans la fumée du matin, aux subites descentes, leur eau se gonfle, satinée et molle comme un sein de femme. Avec quelle tendresse, de quels frémissements mignons et sauvages elles caressent les fleurs inclinées, les pousses de thym odorant qui croissent sur leurs bords entre deux arêtes de roche ! Puis d'un caprice soudain elles plongent, et crient, et se tordent, engouffrées dans une caverne, avec l'entêtement et la folie d'un enfant. Quelle joie de s'étendre ainsi au soleil ! Quelle gaieté étrange, ou quelle sérénité divine, dans ce flot transparent qui rit ou tournoie ! Ni les yeux, ni les diamants n'ont cette clarté changeante, ces reflets glauques et passionnés, ces frissons intérieurs de volupté ou d'inquiétude ; toutes femmes qu'elles sont, elles sont bien déesses. Sans une puissance surhumaine, auraient-elles pu, de leur eau molle, user ces durs rochers, percer ces barrières inexpugnables ? Et par quelle vertu secrète savent-elles, innocentes d'aspect, tantôt tordre et tuer celui qui les boit, tantôt guérir l'infirme et le malade ? Elles haïssent l'un, elles aiment l'autre, et , comme leurs pères, donnent à volonté la vie ou la mort.
    Ce sont là les poésies du monde païen, des peuples enfants ; chacun ainsi se fit la sienne, à l'aurore des choses, au premier éveil de l'imagination et de la conscience, longtemps avant l'âge où la réflexion institua des cultes définitifs et des dogmes raisonnés. Entre ces songes éclos au matin du monde, les seuls que j'aime sont ceux d'Ionie. Là-dessus Paul s'est fâché et m'a appelé classique « Voilà comme vous êtes tous ! vous faites un pas dans une idée, et vous vous arrêtez en poltrons. Avancez donc ; il y a cent olympes en Égypte, en Islande , dans l'Inde. Chacun de ces paysages est une face de la nature ; chacun de ces dieux est une des formes par lesquelles l'homme a exprimé son idée de la nature. Admirez le dieu an même titre que le paysage ; l'oignon d'Égypte vaut le Jupiter olympien.
     — Ceci est trop fort, et je vous prends au mot ; vous allez prouver votre dire, et tirer un dieu de votre oignon.
     —A l'instant même ; mais commencez par vous transporter en Égypte, avant l'arrivée des prêtres de Méroé, sur le limon du fleuve, parmi des sauvages demi-nus dans la bourbe, demi-noyés dans l'eau, demi-brûlés par le soleil. Quel aspect que celui de cette grande plage noire, fumante sous la chaleur, où les crocodiles et les poissons qui grouillent clapotent dans les flaques d'eau ! Des légions de moustiques bourdonnent ; les plantes aux larges feuilles se lèvent et s'entrelacent ; la terre fermente et enfante ; un vertige monte au cerveau avec les lourdes exhalaisons, et l'homme troublé frémit en sentant courir dans l'air et dans ses membres la vertu génératrice par laquelle tout pullule et verdit. Il n'y avait rien l'an passé sur ce limon ; quel changement étrange Il en sort un grand roseau droit, aux lanières luisantes, le corps gonflé de suc, plongeant dans la vase ; tous les jours il enfle et change ; verdoyant d'abord, il devient roux, comme le soleil dans les vapeurs. Incessamment ce fils de la vase en aspire le suc et la force ; la terre le couve et y dépose toute sa vertu. Maintenant, le voilà qui de lui-même se soulève à demi, puis tout entier, et chauffe au soleil son ventre écailleux plein d'un sang âcre ; ce sang pétille, si abondant qu'il crève la triple peau et suinte par la blessure. Quelle vie étrange ! et par quel miracle la pointe du sommet devient-elle un panache et un parasol ? Les premiers qui l'ont cueilli ont pleuré, comme si quelque venin avait brûlé leurs yeux ; mais l'hiver, quand le poisson manque, il réjouit celui qui le rencontre. Ses énormes globes entassés ne sont-ils pas les cent mamelles de la grande nourrice, la terre ? D'autres reparaissent chaque fois que l'eau se retire ; il y a quelque puissance divine cachée sous ces écailles. Qu'il ne manque jamais de renaître ! Le crocodile et dieu, puisqu'il nous dévore ; l'ichneumon est dieu, puisqu'il nous sauve ; l'oignon est dieu, puisqu'il nous nourrit.
    — L'oignon est dieu, et Paul est son prophète ; vous en aurez ce soir, à la sauce blanche. Mais, cher ami, vous me faites peur ; vous rayez d'un trait trois mille ans d'histoire ; vous mettez tout de niveau, races d'artistes et races de visionnaires, peuplades sauvages et nations civilisées. J'aime le crocodile et l'oignon, mais j'aime mieux Jupiter et Diane. Les Grecs ont inventé les arts et les sciences ; les Égyptiens n'ont laissé que des tas de moellons. Un bloc de granit ne vaut ni Aristote ni Homère. Ceux-là sont les premiers partout, qui, ayant raisonné clairement, ont conçu la justice et fait la science. Puis, si mauvais que soit notre temps, il l'emporte sur beaucoup d'autres. Vos grotesques et vos hallucinations orientales sont belles, mais de loin ; je veux les contempler, non les subir. Aujourd'hui la poésie nous manque, soit ; mais nous sentons la poésie des autres, si notre musée est pauvre, nous avons les musées de tous les âges et de toutes les nations. Savez-vous ce que je tire de vos théories ? Elles m'épargneront quatre francs trois fois par mois ; j'y trouverai des féeries sans sortir de ma chambre, et je n'aurai plus besoin d'aller à l'Opéra.


Les Habitants    



     Le 8 août, dès neuf heures du matin, on entendait à une demi-lieue des Eaux-Bonnes le son aigu d'un flageolet, et les baigneurs se mettaient en marche pour Aas. On y va par un chemin étroit taillé dans la montagne Verte, sur lequel se penchent des tiges de lavande et des bouquets de fleurs sauvages. Nous entrâmes dans une rue large de six pieds : c'est la grande rue.
Des enfants en bonnet écarlate, étonnés de leur magnificence, se tenaient raides sur les portes et nous regardaient avec une admiration muette. La place publique est auprès du lavoir, grande comme une petite chambre : c’est là qu’on danse. On y avait posé deux tonneaux, sur les tonneaux deux planches, sur les planches deux chaises, sur les chaises deux musiciens, le tout surmonté de deux beaux parapluie bleus faisant parasols ; car le soleil était de plomb, et il n’y avait pas un arbre.
    Ce tableau était fort joli et original. Sous le toit du lavoir, de vieilles femmes appuyées aux piliers causaient en groupe ; un flot clair sortait et ruisselait dans la rigole ardoisée ; trois petits enfants, debout, ouvraient de grands yeux curieux et immobiles. Dans le sentier, les jeunes gens s’exerçaient à jeter la barre. Au-dessus de l’esplanade, sur des pointes de roc qui faisaient gradins, les femmes regardaient la danse, en costume de fête : grand capuchon écarlate, corsage brodé, argenté, à fleurs de soie violette ; châle jaune, à franges pendantes ; jupe noire plissée, serrée au corps ; guêtres de laine blanche.
    Ces fortes couleurs, le rouge prodigué, les reflets de la soie sous une lumière éblouissante, mettaient la joie au cœur. Autour des deux tonneaux tournoyait une ronde d’un mouvement souple, cadencé, sur un air monotone et bizarre, terminé par une note fausse, aiguë, d’un effet saisissant.
    Un jeune homme en veste de laine, en culotte courte, conduisait la bande ; les jeunes filles allaient gravement, sans parler ni rire ; leurs petites sœurs, au bout de la file, essayaient le pas à grand’peine , et la rangée de capulets de pourpre ondulait lentement comme une couronne de pivoines.
    De temps en temps, le chef de la danse bondissait brusquement avec un cri sauvage, et l’on se rappelait qu’on était dans la patrie des ours, en plein pays de montagnes.
    Paul était là sous son parapluie, l’air ravi ; sa grande barbe frétillait. S’il eût pu, il eût suivi sa danse.
    " Avais-je raison ? Y a-t-il une chose ici qui ne soit d’accord avec le reste, et dont le soleil, le climat, le sol, ne rendent raison ?
    Ces gens sont poètes. Pour avoir inventé ces habits splendides, il faut qu’ils aient été amoureux de la lumière. Jamais le soleil du Nord n’eût inspiré cette fête de couleurs ; leur costume est en harmonie avec leur ciel.
En Flandre, ils auraient l’air de saltimbanques ; ici ils sont aussi beaux que leur pays.
Vous n’apercevez plus les vilains traits, les visages brûlés, les grosses mains noueuses qui vous choquaient hier ; le soleil anime l’éclat de ces habits, et, dans cette splendeur dorée, toutes les laideurs disparaissent. J’ai vu des gens rire de cette musique : " L’air est " monotone, disent-ils, contre toutes les règles, non terminé ; ces notes sont " fausses. " A Paris, soit ; ici, non.
    Avez-vous senti cette expression originale et sauvage ? Comme elle convient au paysage ! Cet air n’a pu naître que dans les montagnes : le froufrou du tambourin est comme la voix traînante du vent lorsqu’’il longe les vallées étroites ; le son aigu du flageolet est comme le sifflement de la brise quand on l’écoute sur les cimes dépouillées ; la note finale est un cri d’épervier qui plane ; les bruits de la montagne se reconnaissent encore, à peine transformés par le rythme (sic) de la chanson.
    La danse est aussi primitive, aussi naturelle, aussi convenable au pays que la musique : ils vont la main dans la main, tournant en rond. Quoi de plus simple ? Ainsi font les enfants qui jouent. Le pas est souple et lent : ainsi marche le montagnard ; vous savez par expérience que, pour monter, il ne faut pas aller vite, et qu’ici les raides enjambées d’un citadin le jettent à terre.
    Ce saut, qui vous semble étrange, est une de leurs habitudes, partant un de leurs plaisirs. Pour composer une fête, ils ont choisi ce qu’ils ont trouvé d’agréable dans les habitudes de leurs yeux, de leurs oreilles et de leurs jambes.
    N’est-ce pas la fête la plus nationale, la plus vraie, la plus harmonieuse, et, partant, la plus belle qu’on puisse imaginer ?

Laruns    



     Laruns est un bourg. Au lieu d'un tonneau, il y avait quatre fois deux tonneaux et autant de musiciens, qui jouaient tous ensemble et chacun un endroit différent du même air. Excepté ce charivari et plusieurs magnifiques culottes de velours, la fête était la même que celle d'Aas. Ce qu'on y va voir, c'est la procession.
On assiste d'abord aux vêpres : les femmes dans la nef sombre de l'église, les hommes dans une galerie au premier étage, les petits garçons dans une deuxième galerie plus haute, sous l'œil d'un maître d'école renfrogné. Les jeunes filles, agenouillées contre la grille du chœur, disaient des Ave Maria auxquels répondait la voix grave de l'assistance ; leurs voix nettes et métalliques formaient un joli contraste avec le bourdonnement sourd des répons retentissants. De vieux loups de montagne arrivés de dix lieues s'agenouillaient lourdement et faisaient crier le bois noirci de la balustrade. Une demi-clarté tombait sur la foule pressée et assombrissait l'expression de ces figures énergiques. On se fût cru au XVIe siècle. Cependant les petites cloches joyeuses babillaient de leurs voix grêles et faisaient le plus de bruit possible, comme une juchée de poules au haut du clocher blanc. Au bout d'une heure, la procession s'ordonna fort artistement et sortit.
    La première partie du cortège était amusante deux files de petits polissons en veste rouge, les mains jointes, sur le ventre pour y tenir leur livre, faisaient effort pour se donner un air de componction, et se regardaient en dessous d'une façon comique. Cette bande de singes habillés était menée par un brave prêtre, dont les rabats plissés, les manchettes et les dentelles pendantes battaient et flottaient comme des ailes, Puis un suisse piteux, en habit de douanier sale ; puis un beau maire en uniforme, l'épée au côté ; puis deux longs séminaristes, deux petits prêtres rebondis, une bannière de la Vierge, enfin tous les douaniers et tous les gendarmes du pays ; bref, toutes les grandeurs, toutes les splendeurs, tous les acteurs de la civilisation.
    La barbarie était plus belle : c'était la procession des hommes et des femmes qui, un petit cierge à la main, défilèrent pendant trois quarts d'heure. J'ai vu là des figures comme celle d'Henri IV, avec l'expression sévère et intelligente, l'air sérieux et fier, les grands traits de ses contemporains. Il y avait surtout de vieux pâtres en houppelandes rousses de poils feutrés, le front traversé, non de rides, mais de sillons, bronzés et brûlés du soleil, le regard farouche comme celui d'une bête fauve, dignes d'avoir vécu au temps de Charlemagne. Certainement, ceux qui défirent Roland n'avaient pas une physionomie plus sauvage. Enfin parurent cinq ou six vieilles femmes telles que je n'en aurais jamais imaginé : une cape de laine blanche les enveloppait comme une couverture ; on ne voyait que leur face noirâtre, leurs yeux de louve enfoncés et féroces, leurs lèvres marmottantes, qui semblaient dire le grimoire. On pensait involontairement aux sorcières de Macbeth ; l'esprit était transporté à cent lieues des villes, dans les gorges désertes, sous les glaciers perdus où les pâtres passent des mois entiers dans les neiges d'hiver, auprès des ours qui hurlent, sans entendre une parole humaine, sans autres compagnons que les pics décharnés et les sapins mornes. Ils ont pris à la solitude quelque chose de son aspect.

            III
    Les Ossalois pourtant ont, d'ordinaire, une physionomie douce, intelligente et un peu triste. Le sol est trop pauvre pour donner à leur visage cette expression de vivacité impatiente et de verve spirituelle que le vin du Midi et la vie facile donnent à leurs voisins du Languedoc. Soixante lieues en voiture prouvent que le sol forme le type. Un peu plus haut, dans le Cantal, pays de châtaignes, ou les gens s'emplissent d'une nourriture grossière, vous verrez des visages rougis d'un sang lourd et plantés d'une barbe épaisse, des corps charnus, fortement membrés, machines massives de travail. Ici les hommes sont maigres et pâles ; leurs os sont saillants, et leurs grands traits tourmentés comme ceux de leurs montagnes. Une lutte éternelle contre le sol a rabougri les femmes comme les plantes ; elle leur a laissé dans le regard une vague expression de mélancolie et de réflexion. Ainsi les impressions incessantes du corps et de l'âme finissent par modeler le corps et l'âme ; la race façonne l'individu, le pays façonne la race. Un degré de chaleur dans l'air et d'inclinaison dans le sol est la cause première de nos facultés et de nos passions.
    Le désintéressement n'est pas une vertu de montagne. Dans un pays pauvre, le premier besoin est le besoin d'argent. On discute pour savoir s'ils considèrent les étrangers comme une proie ou comme une récolte ; les deux opinions sont vraies : c'est une proie qui chaque année donne une récolte. Voici un détail bien petit, mais capable de montrer avec quelle dextérité et quelle passion ils tondent un œuf.
    Paul dit un jour à sa servante de remettre un bouton à son pantalon. Au bout d'une heure, elle vient avec le pantalon, et, d'un air indécis, inquiet, comme si elle craignait l'effet de sa demande : « C'est un sou, » dit-elle. J'expliquerai plus tard quelle grosse somme c'est ici qu'un sou.
    Paul tire le sou sans mot dire et le donne. Jeannette s'en va sur la pointe du pied jusqu'à la porte, se ravise, revient, prend le pantalon et montre le bouton : « Ah ! c'est un beau bouton ! (Une pause.) Je n'en avais pas dans ma boîte. (Autre pause plus langue.) J'ai acheté celui-là chez l'épicier : c'est un sou. » Elle se dresse avec anxiété ; le propriétaire de la culotte, toujours sans mot dire, donne un second sou.
    Il est clair qu'il y a là une mine de sous. Jeannette sort, et un instant après rouvre la porte. Elle a pris son parti, et d'une voix aiguë, perçante, avec une volubilité admirable : « Je n'avais pas de fil ; il a fallu acheter du fil, j'ai usé beaucoup de fil ; c'était du bon fil. Le bouton ne partira plus, je l'ai cousu bien fort : c'est un sou. » Paul pousse sur la table un troisième sou.
    Deux heures après, Jeannette, qui a fait ses réflexions, reparaît. Elle prépare le déjeuner avec un soin minutieux ; elle essuie attentivement les moindres taches , elle adoucit sa voix , elle marche sans faire de bruit, elle est d'une prévenance charmante ; puis elle dit, en déployant toutes sortes de grâces obséquieuses : « Il ne faut pas que je perde, vous ne voulez pas que je perde ; l'étoffe était dure, j'ai cassé la pointe de mon aiguille. Je ne le savais pas tout à l'heure, je viens de le voir : c'est un sou. »
    Paul tira le quatrième sou , en disant de son air grave :
    « Courage, Jeannette; vous ferez une bonne maison, ma fille ; heureux l'époux qui vous conduira, candide et rougissante, sous le toit de ses ancêtres ! Allez brosser mon pantalon. »
    Les mendiants pullulent. Je n'ai jamais rencontré un enfant qui ne me demandât l'aumône ; tous les habitants font ce métier, de quatre à quinze ans. Personne n'en a honte. Vous regardez de toutes petites filles, qui marchent à peine, assises au pas de leur porte et occupées à manger une pomme : elles viennent en trébuchant vous tendre la main. Vous trouvez dans une vallée un jeune pâtre auprès de ses vaches ; il s'approche et vous demande quelque petite chose. Une grande fille passe avec un fagot sur la tête ; elle s'arrête et vous demande quelque petite chose. Un paysan travaille au chemin. « Je vous fais une belle route, dit-il ; donnez-moi quelque petite chose. » Une bande de polissons jouent au bout d'une promenade ; dès qu'ils vous voient, ils se prennent par la main, commencent la danse du pays, et finissent par quêter quelque petite, chose. Il en est ainsi dans toutes les Pyrénées.
    Ils sont aussi marchands que mendiants. Rarement on traverse la rue sans être abordé par un guide qui vous offre ses services et vous demande la préférence. Si vous êtes assis sur une colline, vous voyez tomber du ciel deux ou trois enfants qui vous apportent des papillons, des pierres, des plantes curieuses, des bouquets de fleurs. Si vous approchez d'une étable, le propriétaire sort avec une écuelle de lait et veut à toute force vous le vendre. Un jour que je regardais un petit taureau le bouvier me proposa de l'acheter.
    Cette avidité n'est point choquante. Je remontais une fois derrière les Eaux-Bonnes le ruisseau de la Soude : c'est une sorte d'escalier disloqué qui tournoie pendant trois lieues entre des buis, dans un fond brûlé ; il faut grimper sur des rocs pointus, sauter de saillie en saillie, marcher en équilibre sur des corniches étroites, gravir en zigzag des pentes escarpées de pierres roulantes. Le sentier ferait peur aux chèvres : on s'y meurtrit les pieds, et l'on court risque à, chaque pas d'y prendre une, entorse. J'y rencontrai des jeunes femmes et des filles de vingt ans, pieds nus, qui portaient au village, l'une un bloc de marbre dans sa hotte, l'autre trois sacs de charbon attachés ensemble, une autre cinq ou six longues et lourdes planches ; la course est de trois lieues, par le soleil de midi ; ajoutez trois lieues pour revenir : elle est payée dix sous.
    Ils sont, comme les mendiants et les marchands, très-rusés et très-polis. La pauvreté oblige l'homme à calculer et à plaire : ils ôtent leur bonnet sitôt qu'on leur parle et sourient complaisamment ; jamais de façons brutales ou naïves. Le proverbe dit très-bien : « Béarnais faux et courtois. » On se souvient des manières caressantes et de la parfaite habileté de leur Henri IV : il sut jouer tout le monde et ne heurter personne. En ce point et en beaucoup d'autres, il était de son pays, La nécessité aidant, je leur ai vu inventer des dissertations géologiques. Au milieu de juillet il y eut une sorte de tremblement de terre ; on répandit le bruit qu'un vieux mur s'était écroulé : la vérité est que les fenêtres avaient tremblé , comme lorsqu'une grosse voiture passe . Aussitôt la moitié des baigneurs délogea : cent cinquante personnes s'enfuirent de Cauterets en deux jours ; les voyageurs en chemise couraient à l'écurie la nuit pour atteler leurs voitures, et emportaient pour l'éclairer la lanterne de l'hôtel. Les paysans secouaient la tête d'un air de compassion et me disaient « Voyez-vous , monsieur, ils vont chercher pis ; s'il y a un tremblement, la plaine s'ouvrira et ils tomberont dans les crevasses, au lieu qu'ici la montagne est solide et les garantirait comme une maison. »
    Cette même Jeannette, qui tient déjà une place si honorable dans mon histoire, fournira un exemple de la circonspection polie et de la réserve méticuleuse dont ils s'enveloppent quand ils ont peur de se compromettre. Son maître avait dessiné l'église voisine, et voulut juger son œuvre à la façon de Molière.
    « Reconnaissez-vous cela, Jeannette ?
    — Ah ! monsieur, c'est-y vous qui l'avez fait ?
    — Qu'est-ce que j'ai copié là ?
    — Ah ! monsieur, c'est bien beau.
    — Mais encore, dites-moi ce qu'il y a là-dessus. »
    Elle prend la feuille, la tourne et la retourne, regarde l'artiste d'un air ébahi et ne dit rien. « Est-ce un moulin ou une église ?
    — Oui-da !
    — Est-ce l'église de Laruns ?
    — Ah ! c'est bien beau. »
       On ne put jamais la tirer de là.

Paysages    

    J'ai voulu, trouver du plaisir à mes promenades, et je suis parti seul , par le premier sentier venu, allant devant moi au hasard. Pourvu qu'on ait remarqué deux ou trois points saillants, on est sûr de retrouver sa route. On a les jouissances de l'imprévu, et l'on fait la découverte du pays. Le moyen de s'ennuyer est de savoir où l'on va et par où l'on passe : l'imagination déflore d'avance le paysage. Elle travaille et bâtit à sa façon ; en arrivant il faut tout renverser : cela met de mauvaise humeur. L'esprit garde son pli ; la beauté qu'il s'est figurée nuit à celle qu'il voit ; il ne la comprend pas, parce qu'il en comprend une autre. La première fois que je vis la mer, j'eus le désenchantement le plus désagréable c'était par une matinée d'automne ; des plaques de nuages violacés bigarraient le ciel ; une brise faible hérissait la mer de petits flots uniformes. Je crus voir une des longues plaines de betteraves qu'on trouve aux environs de Paris, coupée de carrés de choux verts et de bandes d'orge rousse. Les voiles lointaines ressemblaient aux ailes des pigeons qui reviennent. La perspective me semblait étroite ; les tableaux des peintres m'avaient représenté la mer plus grande. Il me fallut trois jours pour retrouver la sensation de l'immensité.

            II
    Le cours du Valentin n'est qu'une longue chute à travers des rochers roulés. Le long de la promenade Eynard, pendant une demi-lieue, on l'entend gronder sous ses pieds. Au pont d'Iscoo,bul pont Discoo le sol lui manque : il tombe dans un demi cirque, de gradins en gradins, en jets qui se croisent et qui heurtent leurs bouillons d'écume ; puis, sous une arcade de roches et de pierres, il tournoie dans de profonds bassins dont il a poli les contours, et où l'émeraude grisâtre de ses eaux jette un doux reflet tranquille. Tout à coup il saute de trente pieds, en trois masses sombre, et roule en poussière d'argent dans un entonnoir de verdure. Une fine rosée rejaillit sur le gazon qu'elle vivifie, et ses perles roulantes étincellent en glissant le long des feuilles. Nos prairies du Nord ne donnent point l'idée d'un tel éclat ; il faut cette fraîcheur incessante et ce soleil de feu pour peindre cette robe végétale d'une si magnifique couleur. Sur la pente, je voyais s'allonger devant moi un grand pan boisé de montagne ; le soleil de midi le frappait en face ; la masse des rayons blancs perçait la voûte des arbres ; les feuilles transparentes ou luisantes resplendissaient. Sur tout le dos éclairé on ne distinguait pas une ombre ; une chaude évaporation lumineuse le couvrait comme un voile blanc de femme. J'ai revu souvent, surtout vers le soir, cet étrange vêtement des montagnes ; l'air bleuâtre enfermé dans les gorges devient visible ; il s'épaissit, il emprisonne la lumière et la rend palpable. L'œil pénètre avec volupté dans le blond réseau d'or qui enveloppe les croupes; il en sent la mollesse et la profondeur les arêtes saillantes perdent leur dureté, les contours heurtés s'adoucissent c'est le ciel qui descend et prête son voile pour couvrir la nudité des sauvages filles de la terre. Je demande pardon pour ces métaphores ; on a l'air d'arranger des phrases, et l'on ne fait que raconter ses sensations.
    De là, un sentier dans une prairie conduit à la gorge du Serpent : c'est une entaille gigantesque dans la montagne perpendiculaire. Le ruisseau qui s'y jette rampe écrasé sous des blocs entassés ; son lit n'est qu'une ruine. On monte le long d'un sentier croulant, en s'accrochant aux tiges de buis et aux pointes de rochers ; les lézards effarouchés partent comme une flèche et se blottissent dans les fentes des plaques ardoisées. Un soleil de plomb embrase les rocs bleuâtres ; les rayons réfléchis font de l'air une fournaise. Dans ce chaos desséché, la seule vie est celle de l'eau qui glisse et bruit sous les pierres. Au fond du ravin, la montagne relève brusquement à deux cents pieds de haut sa paroi verticale ; l'eau descend en longs filets blancs sur ce mur poli dont elle brunit la teinte rougeâtre ; elle ne le quitte pas de toute sa chute elle se colle à lui comme une chevelure d'argent ou comme une traînée de lianes pendantes. Un beau bassin évasé la retient un instant au pied du mont, puis la dégorge en ruisseau dans la fondrière.
    Ces eaux des montagnes ne ressemblent pas à celles des plaines rien ne les souille ; elles n'ont jamais pour lit que le sable et la pierre nue. Si profondes qu'elles soient, en peut compter leurs cailloux bleus ; elles sont transparentes comme l'air. Un fleuve n'a d'autre diversité que celle de ses rives ; son cours régulier, sa masse donnent toujours la même sensation : au contraire, le Gave est un spectacle toujours changeant ; le visage humain n'a pas d'expressions plus marquées et plus différentes. Quand l'eau dort sous les roches, verte et profonde, ses yeux d'émeraude ont le regard perfide d'une naïade qui fascinerait le passant pour le noyer ; puis la folle qu'elle est bondit en aveugle à travers les roches, bouleverse son lit, se soulève en tempête d'écume, se brise impuissante et furieuse contre le bloc qui l'a vaincue. Trois pas plus loin, elle s'apaise et vient frétiller capricieusement près du bord en remous changeants, diaprée de bandes claires et sombres, se tordant comme une couleuvre voluptueuse. Quand la roche de son lit est large et polie, elle s'y étale, veinée de rose et d'azur, souriante, offrant sa glace unie à toute la lumière du soleil. Sur les herbes courbées, elle file silencieuse en lignes droites et tendues comme un faisceau de joncs, avec l'élan et la vélocité d'une truite poursuivie. Lorsqu'elle tombe en face du soleil, on voit les couleurs de l'arc-en-ciel trembler dans ses filets de cristal, s'évanouir, reparaître, ouvrage aérien, sylphe de lumière, auprès duquel une aile d'abeille paraît grossière, et que les doigts des fées n'égaleraient pas. De loin, le Gave entier n'est qu'un orage de chutes argentées, coupées de nappes bleues, splendides. Jeunesse fougueuse et joyeuse, inutile et poétique ; demain cette eau troublée recevra les égouts des villes, et les quais de pierre emprisonneront son cours pour le régler.

            III
    Au fond d'une gorge glaciale roule la cascade de Larresecq. Celle-là ne vaut pas sa renommée : c'est une sorte d'escalier écroulé sur lequel dégringole gauchement un ruisseau sali, perdu dans les pierres et la terre mouvante ; mais, pour y arriver, on passe auprès d'une profonde rainure escarpée, où le torrent roule engouffré dans les cavernes qu'il a creusées, obstrué de troncs d'arbres qu'il déchire. Au-dessus de lui, des chênes magnifiques se rejoignent en arcades ; les arbrisseaux vont tremper leurs racines jusque dans l'eau bouillonnante. Le soleil ne pénètre pas dans cette noire ravine ; le Gave y perce sa route, invisible et glacé. A l'issue par laquelle il débouche, vous entendez sa clameur rauque ; il se débat étranglé entre les roches : vous diriez l'agonie d'un taureau.
    Cette vallée est très-retirée et très-solitaire ; elle n'a point de culture ; on n'y rencontre ni voyageurs ni pâtres ; on ne voit que trois ou quatre vaches occupées dans un coin à brouter l'herbe. D'autres gorges, sur les flancs de la route et dans la montagne de Gourzy, sont encore plus sauvages. On y distingue à peine la trace effacée d'un ancien sentier. Y a-t-il quelque chose de plus doux que la certitude d'être seul ? Si vous êtes dans un site célèbre, vous craignez toujours de voir arriver une cavalcade ; les cris des guides, l'admiration à haute voix, le tracas des chevaux qu'on attache, des provisions qu'on déballe, des réflexions qu'on étale, dérangent votre sensation naissante ; la civilisation vous ressaisit. Mais ici, quelle sécurité et quel silence ! aucun objet ne rappelle l'homme ; le paysage est le même qu'il y a six mille ans : l'herbe y pousse inutile et libre comme aux premiers jours ; point d'oiseaux sur les branches ; parfois seulement on entend le cri lointain d'un épervier qui plane. Çà et là le pan d'un grand roc saillant découpe une ombre noire sur la plaine unie des arbres : c'est le désert vierge dans sa beauté sévère. L'âme croit retrouver d'anciens amis inconnus ; les formes et les couleurs ont avec elle une harmonie secrète ; quand elle les rencontre pures et qu'elle en jouit sans mélange d'autres pensées, il lui semble qu'elle rentre dans son fond le plus intime et le plus calme. Cette sensation simple, après l'agitation de nos pensées ordinaires, est comme le doux murmure d'une harpe éolienne après le bruit confus d'un bal.

            IV
    En descendant le Valentin, sur le versant de la Montagne verte, j'ai trouvé des paysages moins austères. On arrive sur la rive droite du Gave d'Ossau. Un joli ruisseau descend de la montagne, encaissé entre deux murs de pierres roulées qui s'empourprent de pavots et de mauves sauvages. On gouverne sa chute pour mettre en mouvement des rangées de scies qui vont et viennent incessamment sur les blocs de marbre. Une grande fille en haillons, pieds nus, puise avec une cuiller du sable délayé dans l'eau, pour arroser la machine ; avec ce sable, la lame de fer use le bloc. Un sentier suit la rive, bordé de maisons, de champs de maïs et de gros chênes ; de l'autre côté s'étend une grève desséchée, où les enfants barbotent auprès des porcs qui dorment dans le sable ; des flottes de canards se balancent sur les eaux claires aux ondulations du courant : c'est la campagne et la culture après la solitude et le désert. Le sentier tournoie dans un plant d'oseraies et de saules ; ces longues tiges ondoyantes amies des fleuves, ces feuillages pâles qui pendent, ont une grâce infinie pour des yeux accoutumés au vert vigoureux des montagnes, On rencontre sur la droite de petites routes pierreuses qui mènent aux hameaux épars sur les pentes. Là les maisons s'adossent au mont, les unes au-dessus des autres, assises par gradins comme pour regarder dans la vallée. A midi, les gens sont dehors ; chaque porte est fermée ; seules dans le village, trois ou quatre vieilles femmes étendent du grain sur la roche unie qui fait l'esplanade ou la rue. Rien de plus singulier que cette longue dalle naturelle sous un tapis de grains dorés. L'église, étroite et sombre, s'élève ordinairement sur un préau en terrasse qu'entoure un petit mur ; le clocher est une tour blanche carrée, avec un clocheton d'ardoises. On lit sous le porche des épitaphes sculptées dans la pierre : ce sont pour la plupart des noms de malades morts aux Eaux-Bonnes ; j'y ai vu ceux de deux frères. Mourir si loin et seuls ! Ces paroles de tendresse gravées sur une tombe font peine à voir : ce soleil est si doux ! cette vallée si belle ! il semble qu'on y respire la santé dans l'air ; on souhaite de vivre ; on veut, comme dit le vieux poète « se réjouir longtemps de sa force et de sa jeunesse. » On a pris l'amour de la vie avec l'amour de la lumière. Combien de fois, sous le ciel nébuleux du Nord, formons-nous un pareil désir ?
    En tournant la montagne, on entre dans un bois de chênes qui monte sur un des versants. Ces hautes futaies espacées donnent à midi de l'ombre sans fraîcheur. Tout en haut, entre les troncs, brille un pan de ciel bleu ; l'ombre et la lumière se coupent sur la mousse grise comme des dessins de soieries sur un fond de velours. Un air épais et chaud monte aux joues, chargé d'émanations végétales ; il remplit la poitrine et enivre comme le vin. Le chant monotone de grillons et de sauterelles sort des blés et des prairies, de la plaine et de la montagne ; on sent que des légions vivantes s'agitent entre les bruyères et sous les chaumes ; et dans les veines, où le sang fermente, court une vague sensation de bien-être, état incertain entre le sommeil et le rêve, qui replonge l'âme dans la vie animale et qui étouffe la pensée sous les sourdes impressions des sens. On se couche et on se laisse vivre ; on ne sent point les heures passer, on jouit du moment présent sans plus songer au passé ni à l'avenir ; on regarde les branches menues des mousses, les épis grisâtres des graminées penchées, les longs rubans des herbes luisantes ; on suit la marche d'un insecte qui essaye de franchir un fourré de gazon , et qui monte et descend dans le labyrinthe des tiges. Pourquoi ne pas avouer qu'on redevient enfant et qu'on s'amuse du plus petit spectacle ? La campagne est elle autre chose qu'un moyen de revenir au premier âge,de retrouver cette faculté d'être heureux, cet état d'attention profonde, cette indifférence à tout ce qui n'est pas plaisir et sensation présente, cette joie facile, source pleine prête à déborder au moindre choc ? J'ai passé une heure auprès d'un escadron de fourmis qui traînaient le corps d'une grosse mouche le long d'une pierre. Il s'agissait de démembrer le vaincu : à chaque patte, une petite ouvrière en corset noir tirait et travaillait de toute sa force ; les autres tenaient le corps en place. Je n'ai jamais vu d'efforts plus terribles ; quelquefois la proie roulait jusqu'en bas ; il fallait tout recommencer. A la fin, de guerre lasse, faute de pouvoir découper et emporter la proie, on se résigna à la manger sur place.

Le Gourzy    


On vante la vue qu'on a sur le mont Gourzy ; le voyageur est averti qu'il apercevra toute la plaine du Béarn jusqu'à Pau. Je suis forcé d'en croire le guide-manuel sur parole ; j'ai trouvé les nuages au sommet et n'ai rien vu que le brouillard. Au bout de la forêt qui couvre la première pente, gisaient des arbres énormes, demi-pourris, déjà blanchis de mousse. Des cadavres de pins desséchés restaient debout ; mais leur pyramide de branches montrait un pan fracassé. De vieux chênes brisés à hauteur d'homme couronnaient leur blessure de champignons moites et de fraises rouges. A voir le sol jonché, on eût dit un champ de bataille ravagé par les boulets : ce sont les pâtres qui, pour s'amuser, mettent le feu aux arbres.
    Mon voisin le touriste me dit le lendemain que je n'avais pas perdu grand'chose, et me fit une dissertation contre les points de vue de montagnes. IL est voyageur intrépide, grand amateur de peinture, du reste fort bizarre et habitué à ne croire que lui-même, passionné raisonneur, violent dans ses opinions et fécond en paradoxes. C'est un singulier homme ; à cinquante ans environ, il est aussi vif que s'il en avait vingt. Il est sec, nerveux, toujours bien portant et alerte , les jambes en mouvement, la tête en ébullition pour quelque idée qui vient de pousser en sa cervelle, et qui pendant deux jours lui paraîtra la plus belle du monde. Il va de l'avant et toujours à cent pas au delà des autres, cherchant le vrai en téméraire, jusqu'à aimer le danger, trouvant du plaisir à être contredit et à contredire, quelquefois trompé par cet esprit militant et aventurier. Il n'a rien qui le gêne ; point de femme, d'enfants, de place, ni d'ambition. Je l'aime, quoique excessif, parce qu'il est sincère ; peu à peu il m'a conté sa vie et j'ai vu ses goûts ; il s'appelle Paul, et s'est trouvé sans parents à vingt ans, avec douze mille francs de rente. Expérience faite de lui même et du monde, il a jugé qu'un métier, une place ou un ménage l'ennuieraient, et il est resté libre. Il a éprouvé que les divertissements ne le divertissaient point, et a planté là les plaisirs ; il dit que les soupers donnent mal à la tête, que le jeu donne mal aux nerfs, qu'une maîtresse honnête assujettit, qu'une maîtresse payée dégoûte. Il s'est mis à voyager et à lire. « C'est de l'eau claire, si vous voulez, dit-il ; mais cela vaut mieux que votre vin frelaté : du moins, cela vaut mieux pour mon estomac. » Au reste, il se trouve bien de son régime, et prétend que les goûts comme le sien croissent avec l'âge, qu'en somme le sens le plus sensible, le plus capable de plaisirs nouveaux et divers, c'est le cerveau. Il avoue qu'il est gourmet en matière d'idées, un peu égoïste, et qu'il regarde le monde en simple spectateur, comme un théâtre de marionnettes. Je lui accorde qu'il est bon diable au fond, ordinairement de belle humeur, prenant soin de ne point marcher sur les pieds des autres, quelquefois propre à les égayer, et du moins ayant l'habitude de rester honnêtement et tranquillement dans son coin. Nous avons philosophé à l'infini l'un avec l'autre ou contre l'autre ; passez les pages qui suivent, si vous n'aimez pas les dissertations.
    Il ne pouvait souffrir qu'on allât sur une montagne pour regarder la plaine.
    « On ne sait pas ce qu'on fait, disait-il. C'est un contre-sens de perspective. C'est détruire le paysage pour en mieux jouir. A cette distance il n'y a ni couleurs ni formes. Les hauteurs sont des taupinées, les villages des taches, les rivières des lignes tracées à la plume. Les objets sont noyés dans une teinte grisâtre ; l'opposition des lumières et des ombres s'efface ; tout se rapetisse ; vous démêlez une multitude d'objets imperceptibles : c'est le monde de Lilliput. Et là-dessus vous criez au grandiose ! Est-ce qu'un peintre s'est jamais avisé d'escalader une hauteur pour copier les vingt lieues de terrain qu'on y découvre ! Bon pour un arpenteur. Les bassins, les routes, les cultures se voient, de là comme dans un atlas. Vous allez donc chercher une carte de géographie ! Un paysage est un tableau ;

 puce  Sources
  • H.TAINE, Voyage aux Pyrénées, Librairie de L Hachette, 1858
  • Photos, BMVR Toulouse
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