Ès Avril, avant même que la neige ait disparu des hauteurs, une vie obscure commence à renaître dans la montagne. A l'intérieur de la terre, des racines poussent et des germes se forment, prêts à s'élancer aux premiers beaux jours. Sous les pierres les serpents se désengourdissent, dans les haies les escargots perdent leurs opercules, sous les toits des granges les chauve-souris esquissent de premiers gestes mous. L'ours, au fond de sa tanière, se réveille.
Les êtres habitués à vivre l'été dans la montagne et l'hiver dans la plaine entendent aussi le mystérieux appel. Chaque année, quand vient le moment de monter au pacage, les moutons bêlent inlassablement dans les bergeries, les vaches donnent des coups de pied dans les bat-flanc et les chiens de troupeaux aboient longuement à la lune.
A chaque printemps, depuis la mobilisation, Phine se sentait prise de nostalgie ; la
vie trop régulière de la plaine l'ennuyait. Elle regrettait les bruits de l'auberge, les relents du vin et de la bière aigrie, l'air vicié de tabagie, le mouvement incessant des entrées et des sorties, l'odeur âcre des mâles mouillés de sueur ou trempés de pluie. Elle aimait la vie étrange et irrégulière des maisons frontalières qui, de jour, sont des hôtelleries et, la nuit, sont parfois des bouges, où l'immigrant clandestin se coule comme une couleuvre quand il voit sur la route un uniforme, où douaniers et contrebandiers se succèdent sans jamais se rencontrer, où le touriste millionnaire s'assied sur la chaise qu'un pauvre hère vient de quitter, y laissant ses poux ou quelque autre vermine.
Le mardi de Pâques qui suivit l'armistice, Phine monta au Portalet comme vingt et un ans plus tôt elle y était montée avec Firmin. Elle emmenait avec elle trois ouvriers. Le premier jour, ils barricadèrent les ouvertures et ils mirent du papier goudronné sur le grenier. Ainsi ils eurent un abri pour se coucher et elle put faire la popote.
Après avoir remonté les murs, ils se mirent à la toiture. Le premier mai, elle était terminée et le premier juin ils posèrent les dernières lames de plancher. A l'aise maintenant, elle fit monter deux plâtriers, puis deux peintres.
Dès les premiers jours de son arrivée, elle avait été sollicitée par d'anciens habitués de leur vendre du vin et elle avait accepté avec empressement. En juin, elle avait commencé à servir des soupes et à tenir auberge. Le 15 juillet, au début de la saison, elle pouvait recevoir les touristes.
Pour gagner de l'argent, Phine comptait surtout sur cette clientèle plus fortunée des touristes américains anciens combattants qui, disait-on, après avoir fait un pèlerinage sur les champs de bataille devaient parcourir la France jusque dans les plus lointaines provinces. Phine les attendait d'autant mieux que, pendant la guerre, elle avait vu aux Eaux-Bonnes des contingents de permissionnaires de Pensylvanie et du Michigan ; s'ils y revenaient, ils trouveraient des souvenirs sous la forme de petits rouquins qui commençaient à faire leurs premiers pas au Jardin Darralde.
Pour les attirer, Phine fit faire par un peintre de Pau une belle enseigne rédigée d'après les conseils d'un cuisinier de l'Hôtel des Princes qui avait été serveur dans le wagon-restaurant circulant entre Paris et Bordeaux. Au lieu de l'ancienne et vulgaire « A la
Vue de l'Ossau », bonne seulement pour le menu fretin des consommateurs français, l'enseigne portait ce libellé qui, d'après le cuisinier devait séduire toute la clientèle d'Outre-Atlantique et d'Outre-Manche :
MADELON'S DINING-ROOM |
COKTAILS-PATÉ MAISON-FIVE O'CLOCK |
De chaque côté était peint un garçon de café gros, hilare, tenant en équilibre sur un plateau une pile de soucoupes, des bouteilles et des verres.
Il y avait eu pour ces médaillons un supplément de cent francs, mais tout le monde conseilla à Phine de ne pas regarder à la dépense en matière de publicité. L'efficacité de celle-ci lui apparut d'ailleurs aussitôt, comme certaine ; il ne se passait pas de jour où un touriste, même français, ayant lu ce texte étrange, ne demandât à Phine qui en était l'auteur. L'un d'eux, même, offrit de la lui acheter. Elle refusa : elle aurait cru vendre le fétiche de la maison.
Elle n'était là que depuis quinze jours et le toit n'était pas encore fini quand l'Aragonais contrebandier se présenta. Elle s'excusa de ne pouvoir lui préparer un repas convenable. Il fit un geste signifiant que ces excuses étaient inutiles. Ce n'était pas pour manger qu'il était venu. Au courant de tout ce qui se passait dans le moindre coin de la vallée, il avait appris qu'elle reconstruisait l'auberge.
Comptait-elle l'exploiter elle-même ? Il savait que son mari était mort et, en lui-même, n'était pas fâché de la disparition de ce gêneur, embarrassé de scrupules, qui ne comprenait rien aux affaires. Allait-on reprendre le trafic ? Quand ?
Elle gémit : oui, elle voulait bien reprendre, mais il fallait attendre le départ de ses ouvriers. Même — l'idée lui en vint tout en causant — quand ils seraient partis on ne pourrait pas commencer cette année. Elle n'avait pas d'argent pour faire l'appentis indispensable. Il faudrait attendre qu'elle eut fait des bénéfices dans un an ou deux. Elle gémit si bien qu'il offrit de faire faire à ses frais l'appentis, à la condition qu'on s'y mit tout de suite et qu'il soit prêt au 15 juillet.
Phine s'y engagea et, le 10 juillet, l'appentis fini, lui présenta une note de ses avances, légèrement majorées.
Les ouvriers, les matériaux, les ardoises avaient coûté cher. Plus encore le renouvellement du mobilier et du matériel ; la cuisinière, la batterie de cuisine, la vaisselle, les chaises.
Quand tout fut payé, le pot à confit était à moitié vide.
Suite../..
Sources
- L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
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