La vallée d'Ossau :             
                Culture et Mémoire




PHINE HÉMNE d'AÙSSAÙ



VEC l'hiver l'affection bronchique de Peyrot s'aggrava. La toux devint de plus en plus rauque ; un jour il eut un crachement de sang. Le médecin, appelé après qu'on eût essayé en vain tous les remèdes suggérés par les voisines, ausculta le malade, prit la température, dit de bonnes paroles.
    — Vous guérirez, c'est sûr. Mais ne vous impatientez pas ; je vous préviens que ce sera long. Il faudra vous soigner attentivement pendant des mois et des mois sans faire aucune imprudence, aucun écart de régime. Pas de travail, pas le moindre effort. Au contraire, le repos complet. Quand vous vous lèverez, restez dans un fauteuil. Ne vous laissez même pas aller à essayer de vous occuper dans la maison.
    Avec Phine qui l'avait reconduit jusqu'à la porte, il fut plus catégorique :
    — Il est à peu près certainement perdu.
    Il reste cependant quelques chances qu'on peut et qu'on doit jouer. Veillez à ce qu'il observe strictement le régime prescrit du repos. Faites-le manger tant qu'il pourra avaler, en allant même au-delà de son appétit, de la viande fraîche, des œufs crus, des sardines. Vous lui ferez prendre aussi du sang de bœuf obtenu en serrant de larges tranches de bifteck bien saignant dans une presse spéciale que vous trouverez chez le pharmacien.
    Je reviendrai dans trois jours commencer la série des piqûres.

    Phine, entendant cela, fut comme assommée. Elle le fut plus encore quand, chez le
pharmacien, elle dut laisser la moitié des remèdes, n'ayant pas emporté assez d'argent ; elle avait pris cependant l'équivalent d'un mois de sa propre pension. Le pharmacien lui expliqua qu'il y avait là-dedans des drogues avec des sels d'or.
     De l'or...
    Ce qui restait à Peyrot de la vente de son bétail et des denrées fut vite dépensé. De même, sa prime de mobilisation.

    Quand il avait été sur le point de quitter l'hôpital, après l'armistice, un infirmier lui avait bien conseillé de demander un certificat de réforme n° 1, mais la commission qui délivrait cette pièce ne se réunissait que tous les trois mois et il aurait fallu attendre dans la formation sanitaire la date de la réunion. Pressé d'être libre, le gazé avait préféré partir.
    A la deuxième ou troisième visite, le médecin l'engagea à faire cette demande. Le secrétaire de mairie vint et prépara un dossier auquel le docteur ajouta un certificat diagnostiquant une « bacillose aiguë des deux sommets avec hémoptysies, amaigrissement et température constamment élevée ».
    Aucune réponse n'arrivant, le Maire écrivit au Député qui signala l'urgence d'une décision sans tarder. Le Service répondit que l'affaire suivait son cours, mais que l'octroi de la réforme se heurtait à une difficulté spéciale. Un des bureaux dont le visa était nécessaire avait fait remarquer que le soi-disant Casadebat Peyrot, né le 20 août 1888, à Lannedarré, Basses-Pyrénées, Classe 1888, n° 623, du recrutement de Pau, ne pouvait être déclaré idoine à recevoir en décembre 1918 une pension de réforme n° 1, attendu que Casadebat Peyrot, né le 10 août 1918, à Lannedarré, Basses-Pyrénées, Classe 1888, n° 623, du recrutement de Pau, avait été tué à Baleycourt (Meuse), le 7 Janvier 1918.
    Pour éclaircir cette contradiction, une enquête avait été ouverte. Confidentiellement, en termes voilés et discrets, le Service de Santé conseillait au parlementaire de prendre des précautions dans la suite de cette affaire. La première information avait été tout à fait défavorable au réclamant, qui était actuellement suspecté d'avoir volé le livret militaire du vrai Casadebat dont on avait retrouvé la tombe au cimetière de Baleycourt et même, après supplément d'enquête, pour ne rien laisser dans l'incertitude, dans cette tombe le cercueil.
    Le malheureux Peyrot déclinait rapidement. Ni le Bordeaux, ni la viande, ni les remèdes, ni même l'or n'arrêtaient le mal. Les crachements étaient de plus en plus fréquents et abondants. Le malade s'amaigrissait, miné par une fièvre continuelle. La voix devenait caverneuse.
    Phine s'assombrissait de plus en plus. Elle avait dû aller puiser dans la cachette du grenier pour payer le pharmacien et les visites du docteur. Dans son entourage, on s'étonnait, la sachant si avare, de lui voir accepter une pareille charge. N'avait-elle plus, avant tout autre, l'amour de l'argent ?
    Si. Son désintéressement n'était qu'apparent. Elle avait son projet, mais pour qu'il se réalisât dans les meilleures conditions, il fallait qu'en apparence, il n'y eut de sa part aucune initiative. Ce fut le curé qui, sans le vouloir et même sans s'en douter, y aida.
    Peyrot était tellement bas qu'on était allé chercher le prêtre : Phine n'était pas très pratiquante, mais elle n'aurait, à aucun prix, voulu que quelqu'un mourut sous son toit sans recevoir le secours de la religion. Le curé vint comme en visite, puis il revint. A la troisième fois, il parla au malade de son état de concubinage. Il guérirait, bien sûr, mais si jamais il mourrait ainsi, il faudrait l'enterrer civilement, comme une bête et il irait en enfer.
    Après s'être adressé à sa conscience, le Curé qui connaissait ses paroissiens, s'adressa à son intérêt : malade, il aurait certainement besoin longtemps encore de soins longs et coûteux, la Phine pouvait se lasser, le renvoyer ; que deviendrait-il ?
    En l'épousant, il s'assurait une infirmière gratuite tout le temps de sa maladie. Séraphin ne fit aucune objection. Quand la Phine voudrait, il serait prêt. Mais voudrait elle ?
    Le curé la prit à part. Bien que sachant d'avance ce qu'il allait lui dire — elle avait écouté à la porte — elle parut fort surprise. La proposition qui lui était faite était précisément celle que, secrètement, elle désirait et qu'elle attendait.
    Néanmoins, en apparence, elle hésita. Elle n'y avait jamais pensé, cela méritait réflexion ; s'engager ainsi à le soigner jusqu'à sa dernière heure, c'était grave. Le Curé qui avait craint un refus catégorique, insista. Il parla du scandale public, du respect qu'elle devait elle aussi à la religion. Peu à peu la résistance de Phine faiblissait et elle finit par dire oui, puisque cela ferait plaisir à Monsieur le Curé et au Bon Dieu.
    Le prêtre la félicita de se montrer ainsi bonne chrétienne. Le fond était donc resté bon chez elle. Elle avait beaucoup pêché, mais en raison de sa résignation et de son acceptation, il lui serait beaucoup pardonné.

    Le lendemain ce fut elle qui le prit à part avant son entrée dans la chambre du malade. Elle avait réfléchi. Ce qui était dit était dit et elle ne voulait pas revenir sur sa promesse, au contraire. Mais puisqu'ils allaient se marier, ne serait-il pas juste que Peyrot lui laissât son bien en succession ? Il devrait en parler à Peyrot.
    Le Curé, craignant que tout fut remis en question accepta. Il en parla au malade qui, indifférent à tout pourvu qu'on le soigne, ne fit aucune difficulté.
    Deux jours après, un matin, le Maire, puis le Curé les marièrent in extremis. La veille au soir, le notaire avait fait un testament par lequel l'époux léguait à l'épouse, au cas de décès, tous ses biens, meubles et immeubles.
    Dans l'après-midi, le médecin confirma que la fin était très proche. Il n'y avait plus aucun espoir : ni ses soins, ni les remèdes n'y pouvaient plus rien. Phine alors lui demanda sa note, puis elle supprima les médicaments inutiles, le Bordeaux et le jus de viande qu'elle remplaça par des tisanes.
    Peyrot mourut la semaine suivante.

    Le matin même de l'enterrement, un gendarme apporta un pli administratif. Les Services de Santé et des Pensions s'étaient mis d'accord et l'imbroglio avait été éclairci : il y avait au cimetière de Baleycourt huit cercueils, mais les débris de seulement sept soldats. Casadebat était réformé n° 1 avec 100 % d'invalidité et toucherait, sa vie durant, la pension afférente à ce taux de réforme.

     La cérémonie fut très belle. C'était la première fois qu'un soldat de la guerre mourait dans la commune et y était enterré.
    En tête du cortège, il y avait les anciens combattants avec leurs drapeaux, les pompiers avec le tambour et le clairon, le Maire entouré de son Conseil Municipal. Les élèves des écoles libres et laïques faisaient la haie. L'église était trop petite pour tout ce monde et beaucoup durent rester dehors malgré le froid.
    Au Cimetière, le Conseiller Général prit la parole. Il retraça les vertus civiques et militaires du pauvre mort, l'esprit d'abnégation et de sacrifice de ce héros de Verdun. Il s'anima surtout et fut pathétique quand il parla des mérites de la veuve, de cette paysanne si humble dans l'échelle sociale et si grande dans celle des caractères, de cette terrienne, sœur des plus nobles femmes de Rome ou de Sparte qui, après avoir donné son mari à la Patrie, avait recueilli à son foyer le frère de combat du mort pour l'aider à mourir.
    Il termina en donnant l'assurance que du moins de tels héroïsmes n'auraient pas été inutiles. La guerre, la hideuse guerre qui venait de faire encore cette victime, serait la dernière ; la Paix désormais règnerait sur le monde et permettrait à une République hardiment démocratique et sagement sociale, de faire reculer les ténèbres de l'Obscurantisme en l'inondant des lumières de la Science et de réaliser les grandes réformes réclamées par la classe paysanne, édifice solide sur lequel reposaient la Patrie, la Civilisation et l'Humanité.
    Ayant terminé son discours, l'orateur, son gibus sur la poitrine, alla s'incliner profondément devant Phine. La foule s'écoula lentement, commentant le discours du Conseiller général. De l'avis de tous, il aurait vingt-cinq voix de plus aux prochaines élections.
    L'après-midi, Phine fit un paquet des hardes de Peyrot et les mit dans le coffre à côté de celles de Firmin. Puis, comme elle n'aimait pas les dettes, elle alla payer M. le Curé pour la messe qu'il lui compta seulement de troisième classe, tandis qu'elle avait été de première, le Secrétaire de Mairie qui, faute d'instruction, ne put lui faire sur la concession le rabais demandé, les chantres, les porteurs, le sonneur, le fossoyeur, le pharmacien, l'épicier, le notaire.
    Elle alla chez le percepteur, lui présenta le certificat de réforme et lui demanda, puisqu'elle était encore veuve de guerre, combien elle toucherait pour son deuxième mari. Il lui rit au nez. Elle insista, puis se fâcha, blasphémant contre la République qui, après lui avoir volé naguère la « location » de Firmin, lui volait maintenant sa part dans la pension de Peyrot.

    Rentrée chez elle, ne devant plus un centime à personne, Phine ayant clos ses volets, alla chercher dans son armoire toutes les notes soigneusement conservées, de ce qu'elle avait payé pour la maladie de Peyrot ou à l'occasion de sa mort. Elle prit également, pour mieux y voir, la lampe à pétrole. Elle fit l'addition et la recommença pour être sûre de ne pas se tromper.
    Il y en avait pour 2353 fr. 15. Le défunt avait remis à Phine tant comme produit de sa prime de démobilisation que comme argent personnel 1117 fr. 50. Il avait donc coûté 1235 fr. 65.
    Sa maison et ses terres valaient au moins 5.000 fr. Dans la lumière rose tamisée par l'abat-jour, Phine sourit.

     Suite../..

   Sources

  • L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
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