La vallée d'Ossau :             
                Culture et Mémoire




PHINE HÉMNE d'AÙSSAÙ



PHINE fit célébrer un service et, huit jours de suite, une messe que Monsieur le Doyen voulut dire lui-même.

Cette semaine passée, elle aéra la maison, la nettoya de fond en comble comme si Firmin était mort là. Puis elle rangea, en les pliant soigneusement et en les saupoudrant de poivre, le linge et les vêtements du défunt qu'elle mit dans un coffre. Un soir elle alla à la cachette du grenier, soupesa le pot de confit, la soupière : tout cela était à elle. Elle versa, comme si ce geste les lui appropriait mieux, le contenu de la soupière dans le pot de confit qui fut entièrement plein.
    S'étant ainsi installée dans le veuvage, Phine ne songea plus guère à Firmin. Sa mort était pour elle une sorte d'abstraction. Etait-il mort ce mort qui n'était pas au cimetière, qu'on n'avait pas veillé, dont on n'avait pas vu le cercueil ?
    Le regrettait-elle ? Elle ne savait pas et n'osait pas se demander si elle préférait qu'il fut mort ou vivant. Avec un gamin ou une servante, elle pourrait tenir seule l'auberge du Portalet ; le cantonnier, occupé sur la route, n'y travaillait d'ailleurs guère. Elle n'aurait plus que la moitié de son traitement, mais pour ses seuls besoins personnels. Avec les habitudes qu'il avait prises au régiment, Firmin, surtout ayant sous la main et à sa disposition les provisions de l'auberge, aurait dépensé plus que l'autre moitié du traitement qu'au contraire elle économiserait.
    A tout hasard, avant son départ pour Bordeaux, ils étaient passés chez le notaire et il avait fait un testament en sa faveur. Elle était ainsi devenue propriétaire de tout : de l'auberge, de la maison et du bien de Firmin, de sa maison à elle et des biens paternels et maternels qu'elle avait rachetés. Avec sa pension et la cachette, elle était déjà une des plus riches du village ; elle se serait d'ailleurs laissé couper le poignet plutôt que d'en convenir.
    Le jour où elle sortit de chez le Percepteur ayant touché son premier trimestre de pension, elle eut une sensation d'orgueil et de puissance, mais rien dans son visage et dans son attitude ne le laissait paraître. Rencontrant Monsieur le Curé, elle se plaignit du sort des pauvres veuves à qui la guerre avait pris leur mari et qui n'avaient plus personne pour les aider à vivre.

    Un matin, un homme d'équipe du Chemin de fer lui apporta une caisse venant de la gare régulatrice où Firmin avait servi jusqu'à sa dernière permission. Elle contenait un gramophone, des disques, une lampe à pétrole et un instrument tout brillant trouvés dans le wagon où couchait l'escouade du Caporal Vénat après le départ pour Verdun. Tous les hommes ayant été tués ou étant disparus et rien n'indiquant que ces objets aient fait l'objet d'une propriété particulière, on les envoyait à la veuve du plus haut gradé de l'effectif, le Caporal ; elle était priée d'en donner récépissé en signant la pièce jointe. Il n'y avait rien à payer : elle signa.
    Personne, au village, ne sachant faire marcher la boîte à musique, il fallut attendre le passage d'un représentant de machines à coudre de Pau qui venait parfois voir un oncle et tenter de placer sa marchandise. Il fit jouer quelques airs de jazz. Phine se boucha les oreilles ; jamais elle n'avait imaginé pa reille cacophonie. Elle fut contente cependant quand le marchand de machines à coudre lui dit que cette musique aurait grand succès auprès des touristes lorsqu'elle rouvrirait son auberge. En attendant, comme la boîte était belle, en bois sculpté avec des ornements en nickel, elle mit l'objet au milieu de la table de la belle chambre.
    Sur la cheminée, au milieu, entre deux vases que, jeune fille, elle avait gagnés un soir de fête, dans une baraque où on tirait des tombolas à cinq sous le numéro, elle mit la lampe. C'était une belle lampe avec un récipient de verre gravé que portait une colonnette de faux marbre enchassée dans un socle de faux bronze. Pour tamiser la lumière, il y avait un abat-jour avec de beaux dessins représentant des colombes qui se becquettaient dans du feuillage. Phine ne s'était jamais éclairée chez ses parents qu'avec des écailles de ce sapin rempli de résine qui vient d'Espagne — le bois gras —, chez son mari avec des chandelles de suif et, depuis la guerre avec des bougies, le suif employé pour la fabrication des explosifs ayant disparu des magasins ossalois. Elle fit remplir le récipient par l'épicier et, le soir, elle l'alluma. Elle fut comme éblouie. On voyait clair jusque dans les coins. Vite, elle éteignit, d'abord parce que cela aurait fait trop de dépense, ensuite parce qu'avec une telle lumière, elle se serait abîmé les yeux.
    Enfin, ne sachant qu'en faire, elle mit l'instrument brillant sur la table de nuit près de son livre de messe.

    Quelques jours après Pâques, comme elle allait se coucher, un poing rude frappa au portail, puis, comme elle hésitait, frappaà nouveau. Elle monta au premier étage, entrouvrit le volet d'une chambre qui avait vue sur la rue, reconnut le képi d'un douanier, puis quand il eut levé la tête, le douanier lui-même.
    — J'ai à vous parler. Tout de suite. Descendez. C'est grave.
    Comme, depuis la guerre, elle ne s'était mêlée de près ou de loin à aucune affaire de contrebande, elle alla ouvrir sans émotion.
    Le douanier rentrait d'une tournée au Portalet avec ses amis et il avait une mauvaise nouvelle à annoncer à Phine. En montant le matin, ils avaient trouvé l'auberge incendiée. Le feu devait avoir pris la veille ou, tout au plus, l'avant-veille, car il y avait encore des cendres chaudes. Sans doute le feu avait-il été mis par un déserteur qu'on avait signalé dans les parages et à la poursuite duquel ils étaient précisément partis. L'homme était passé là, car il y avait sur les névés, aux abords du col, des traces humaines de pieds chaussés de brodequins; ces traces continuaient, vers l'Espagne, après la frontière que les douaniers ne pouvaient franchir.
    Sans doute, l'homme, ayant enfoncé une ouverture, avait-il allumé du feu pour se sécher et, aucune réparation n'ayant été faite, depuis la mobilisation, malgré les dégâts de trois hivers, le feu s'était-il communiqué par quelque fissure de la cheminée au grenier où il y avait du foin, de la paille, des vieilles caisses.
    Le plus clair est que, de la maison, il ne restait que quatre murs calcinés. De plus, comme le vent avait soufflé en tempête toute cette nuit-là et une partie de la journée suivante, l'incendie avait gagné les dépendances attenant à la maison : la remise, l'écurie, l'appentis. Il ne restait intact que la cabane de pierres sèches couverte de gazon. Le feu n'avait pas eu prise sur elle.

    Dès l'aube, Phine ayant attelé la mule monta pour se rendre compte. Le douanier
avait dit vrai. Il ne restait rien que les murs. Peut-être même, comme ils avaient été brûlés, serait-on obligé de les démolir. Les choses étaient remises en l'état où elles étaient quand, au lendemain du mariage, Firmin et sa femme étaient venus habiter la cabane en pierres sèches.
    Vingt ans d'efforts perdus... Phine ne put que contempler les ruines. Le désastre était total, car comme la plupart des paysans montagnards, elle n'était pas assurée. Dix fois, des agents d'assurance, à l'affût d'une prime, étaient venus la solliciter; elle les avait toujours renvoyés. Un risque n'est pas une perte certaine, l'incendie n'est qu'une possibilité, une supposition, une idée irréelle : Phine ne changeait pas ses sous, qui étaient pour elle une certitude, contre des hypothèses dont personne ne savait si elles vaudraient quelque chose.
    La ressource traditionnelle en pareil cas est d'aller faire une quête dans le village, puis muni d'un certificat du maire, dans les villages voisins. C'est une forme d'entr'aide consacrée par l'usage et il y a peu de propriétaires, même de ceux qui refusent un morceau de pain au mendiant, qui répondent négativement à cette sollicitation : ils craindraient de jeter par un refus un mauvais sort sur leur propre
demeure. Mais Phine avait trois maisons au village et aucune charge de famille. Bien qu'elle n'eut aucune fausse honte quand elle avait à traiter des questions d'argent, elle sentit qu'elle ne pouvait pas aller solliciter là où il y avait une demi-douzaine d'enfants, à peine assez de bien pour nourrir tout ce monde et où aucune ressource fixe ne venait compenser l'aléa des mauvaises récoltes.

    Phine ne pleura pas cependant : cela n'aurait pas réparé le mal et réédifié l'auberge. Mais elle errait chez elle, travaillant au ménage sans penser à son travail. Certains soirs, elle se prenait à regretter Firmin ; s'il était rentré de la guerre, il aurait reconstruit la maison comme il l'avait construite il y a vingt ans et elle n'aurait eu qu'à l'aider.
    Les affaires chez le notaire, à la mairie, au bureau de l'enregistrement et à celui du percepteur l'avaient jusqu'alors occupée. Depuis l'annonce de l'incendie elle n'eut plus qu'une idée fixe : l'auberge du Portalet.
    Elle écoutait les autres femmes qui lui parlaient de renforts américains, d'un Maréchal Foch qui maintenant commandait à tout le monde et allait gagner la guerre... Elle les entendait mais restait indifférente. Elle lavait la vaisselle quand, le 11 novembre 1918, les cloches sonnèrent, joyeusement, à toute volée.
    C'était l'armistice, la victoire.
    Tout le village, sans qu'aucun mot d'ordre ait été donné, se réunissait sur la place : des enfants agitaient des drapeaux et chantaient la Marseillaise, les filles éclataient de rire, nerveusement, sans motif.
    Phine écouta un instant la cloche, ferma la fenêtre et acheva sa besogne. Ce qui se passait ne la regardait pas.
    Depuis qu'on lui avait remis son titre de pension, la guerre était, pour elle, finie.

     Suite../..

   Sources

  • L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
j y
Contact