UELQUES jours après son arrivée, il écrivit. Il n'y avait rien à faire au régiment pour les vieux territoriaux à qui il était inutile d'apprendre le service en campagne puisqu'ils ne devaient pas être versés dans des unités combattantes. On ne leur avait pas donné de fusil et on les avait habillés avec les laissés pour compte de l'active et de la réserve. Pour les occuper, on leur faisait balayer la cour de la caserne ou on leur faisait des théories sur la nécessité de la discipline et les marques extérieures du respect. Ils étaient bien nourris.
La correspondance se poursuivit assez fréquente, lui désireux d'avoir des nouvelles de la maison et du pays, elle heureuse de profiter d'un avantage qui ne lui coûtait rien : la franchise accordée aux lettres envoyées aux mobilisés. Quand elle jetait dans la boîte postale une enveloppe sans timbre, il lui semblait qu'elle recevait un cadeau de deux sous.
Dans la maison vide, elle ne ressentit ni esseulement ni ennui, plutôt un sentiment de grande paix et d'indépendance. Il la laissait le plus souvent faire à sa guise, ne la contrariant pas pour éviter ses criailleries, mais restait tout de même par tradition le maître : c'est à lui directement qu'on s'adressait dans les cas graves et c'est lui qui, alors, décidait. Maintenant elle n'avait plus personne à ménager ni à consulter
:
elle était la maîtresse absolue de la maison et du domaine.
Elle pouvait suffire seule à tous les besoins habituels du ménage. Pour de plus gros travaux, elle se fit aider par Lou Mouret, un grand et solide garçon qui, à dix-huit ans, en paraissait vingt et qui travaillait comme apprentis cantonnier dans l'équipe de Firmin. Il fendait le bois, curait les fossés, nettoyait les haies, essouchait.
Quinze jours plus tard, Firmin écrivit qu'il avait trouvé à s'employer, le soir après la soupe, aux travaux du vignoble. On le payait avec deux bouteilles d'un petit vin de Bordeaux qui ne valait pas le Jurançon, mais qui était tout de même meilleur que le pinard de l'Intendance. On l'invitait aux deux repas du dimanche ; la femme entretenait son linge, recousait ses boutons. Pour rendre ces politesses et en souvenir de son métier civil, il avait nivelé le sol de la cour et les allées du jardin où la boue stagnait après les pluies, puis il avait répandu plusieurs couches de ces petits cailloux ronds et durs comme il y en a dans les vignes du Sauternais. Tout cela était maintenant aussi propre que les trottoirs des beaux quartiers du centre de la ville. En remerciement, la fille qui avait un appareil photographique tira son portrait dont il envoya une épreuve qu'elle mit sur la cheminée.
Phine, depuis son mariage, était restée fidèle à son époux. L'espoir de Firmin s'était réalisé : elle n'était pas allé chercher ailleurs ce qu'elle avait chez elle. Non seulement elle n'était pas allé le chercher dehors, mais elle l'avait même refusé quand on l'avait sollicitée.
Son passé étant connu, elle avait, surtout dans les premiers temps, été souvent serrée de près par des clients de l'auberge. Un gendarme, le brigadier-forestier lui avaient fait la cour inutilement. L'Espagnol, un jour, l'avait saisie par surprise, essayant de la culbuter ; au cours de la lutte, elle avait réussi à prendre dans sa ceinture le long couteau et à l'ouvrir ; devant la menace, il avait lâché prise. Dans la suite, il n'avait pas essayé d'y revenir car elle avait gardé la navaja.
Un touriste, profitant de ce que sa femme et sa belle-sœur étaient allées faire une petite promenade en forêt, avait voulu la prendre par surprise également et n'avait réussi qu'à recevoir une maîtresse gifle qui le fit saigner comme un goret qu'on égorge. Puis quand, aux femmes qui, en rentrant, s'étonnaient de ce nez tuméfié, il eut raconté la chute qu'il avait faite en poursuivant un papillon, Phine lui apporta la note des goûters. Il fit alors une grimace amère, tendit un billet, reprit la monnaie, l'enfouit dans sa poche sans la compter et partit sans dire au revoir.
Peuà peu Phine acquit une renommée exactement contraire de celle de sa jeunesse.
Aucun de ceux qui la connaissaient n'essaya plus de prendre cette citadelle imprenable.
Elle resta fidèle à Firmin.
Non par honnêteté sentimentale. Non par fidélité conjugale ou une idée même obscure d'un devoir. Simplement parce qu'elle n'éprouvait pas plus le désir d'un amour supplémentaire qu'après le repas quotidien le désir d'une assiette de garbure.
Quand Firmin fut parti depuis quelques semaines, Phine sentit qu'il se passait en elle des choses qu'elle ne comprenait pas. La nuit, au lieu du sommeil paisible qu'elle avait toujours connu, elle ne s'endormait qu'à l'aube, après s'être tournée et retournée dans son lit toute la nuit. Elle se sentait tout à coup triste, découragée. Parfois elle n'avait plus de goût pour le travail.
Quand Lou Mouret était là, elle se sentait heureuse au contraire, reprenait courage et n'avait plus de tristesse. Elle était comme attirée par lui, rôdant à de vagues besognes là où il travaillait. Une après-midi, comme il montait refaire le toit de la grange et comme, pour l'aider, elle portait des ardoises, elle fut prise comme d'un coup de folie, jeta sa charge à terre et l'attira avec elle sur le foin.
Elle était encore fort désirable, bien en chair. Le lendemain ce fut lui qui la sollicita.
Presque chaque jour ensuite, elle alla sur le chantier de la route lui demander de venir pour l'aider à quelque menue besogne puis, bientôt, il n'y eut plus besoin de prétexte : Lou Mouret entrait dans cette maison et en sortait comme si elle était sienne. L'amour, c'est-à-dire la satisfaction d'apaisement qu'il lui procurait rendit Phine généreuse : elle le faisait boire, manger. Lui, repu et flatté, se laissait faire.
Au bout de deux mois de séjour à Bordeaux, Firmin écrivit qu'il allait recevoir une autre affectation, mais que, avant le départ, il aurait une permission de sept jours.
La veille de son retour, Phine congédia son galant, en lui défendant expressément de paraître tout le temps que son mari serait à la maison, non parce qu'elle redoutait une querelle, mais parce qu'elle aurait été gênée de cette double présence. Elle acceptait l'idée d'être à deux hommes, mais pas en même temps.
Firmin, privé de femme depuis deux mois, l'étonna et la satisfit : il avait retrouvé toutes les fougues du soir de leurs noces. Reconnaissante, molle, alanguie, elle lui prépara des plats qu'il aimait, ne regarda pas à la dépense et fit venir un petit tonneau de vin.
La maison était en bon ordre : rien n'avait souffert de son absence et tout était comme s'il était resté là. Il l'en félicita et elle sourit, peu habituée aux compliments.
Puisqu'il n'y avait rien à faire pour lui, il alla voir les parents, les amis : le Chef cantonnier, Monsieur le Curé, Monsieur le Maire.
Partout on le faisait manger, boire : c'était un poilu, un héros de la guerre. Quand on lui demandait où il partait il n'osait pas avouer que c'était dans le centre de la France. Il répondait évasivement :
— Au front. En première, deuxième et troisième ligne...
Quand il repartit, elle avait bourré sa musette de victuailles.
Cinq jours plus tard, elle faisait prévenir Lou Mouret qu'une gouttière s'était produite au grenier et qu'il devait venir, dès le soir, pour y remédier.
Lou Mouret partit à son tour. Pour lui aussi, elle remplit deux musettes, mais elle lui défendit d'écrire : ç'aurait été pour elle une trop grande complication que d'entretenir simultanément deux correspondances avec deux hommes qui étaient ses hommes.
Moins de quinze jours après, Peyou, camarade de Lou Mouret, mais d'un an plus jeune, passant sous la fenêtre, elle l'appela : une pierre du seuil s'était descellée et elle ne pouvait, seule, la remettre en place. Il la remit.
Pour le remercier, elle lui offrit un verre de vin et le fit entrer dans la maison.
Une lettre de Firmin, timbrée de son nouveau secteur postal, arriva. Il était dans une grande gare régulatrice où l'on l'employait à charger ou décharger des wagons. Il regrettait Bordeaux et ses amis, mais, en même temps que lui, étaient partis du dépôt plusieurs Ossalois et Palois. Il ne se sentait pas seul et, entre eux, ils parlaient béarnais.
De nouvelles lettres arrivèrent. Firmin s'habituait. Avec les copains, il avait pris possession d'un vieux wagon réformé et abandonné sur une lointaine voie de garage. Ils l'avaient aménagé en dortoir avec de bons matelas, des couvertures et tout un matériel que le système D permet facilement de se procurer dans une gare où il passe et séjourne des milliers de tonnes de marchandises les plus diverses. Pour se garer du froid de l'hiver qui commençait, ils avaient monté un fourneau et troué le toit du wagon afin de faire passer le tuyau. Ils avaient même un gramophone, mais comme, dans la même caisse, ils n'avaient trouvé que des disques américains, ils s'en
étaient vite lassés.
Leur travail était de charger et décharger des wagons. Parfois on passait plusieurs nuits de suite à travailler. Parfois on les laissait plusieurs jours sans rien faire. Firmin, d'ailleurs, ayant reçu les galons de caporal, n'avait qu'à surveiller les autres et à les faire travailler, ce qui était bien plus agréable.
Leur grande distraction était de s'asseoir sur le talus près du wagon et de regarder passer les trains. D'interminables convois montaient vers le front, des canons longs comme des cheminées d'usines, des obus de tous les calibres, des wagons entiers de bétail, des troupes mornes qui allaient en renfort, puis, de plus en plus, du matériel et des contingents américains. Dans l'autre sens, venant du front,
descendaient sur des plates-formes tout le résidu du champ de bataille, des canons aux essieux brisés, des autos à moitié défoncées, de longs convois silencieux de blessés et aussi des trains pleins de bruit et de tintamarre, des trains de permissionnaires qui, dans l'ivresse d'échapper quelques jours au cauchemar, chantaient la Madelon ou prédisaient au Chef de gare toutes sortes de malheurs conjugaux.
En bons terriens qui n'aiment pas voir le sol sans culture, les Ossalois avaient commencé à cultiver la terre du talus pour y récolter quelques légumes l'été suivant.
La veille de Noël, Firmin revint en permission. C'était, annonçait-il, sans doute la dernière. A un rythme sans cesse accéléré, les convois américains d'hommes et de matériel montaient vers le front. Il était impossible que les Boches puissent tenir longtemps. La guerre serait finie pour l'été.
Cette perspective, certes, lui faisait plaisir et il était heureux de rentrer au pays que rien ne remplace, mais au fond de lui-même, il redoutait un peu de se retrouver à proximité et sous la férule de Phine qu'il sentait devenue plus autoritaire, tandis que lui, depuis des mois loin d'elle, avait pris goût à la liberté.
Elle, intérieurement, trouvait qu'il était temps que tout cela finisse. Il fumait la pipe maintenant et il avait laissé pousser sa barbe.
A la moindre contrariété, il haussait le ton et tapait du poing sur la table. Il commandait, dans la maison, à Phine du même ton que, dans son wagon, à ses hommes. Il était devenu exigeant et dépensier ; il fallait à Monsieur de la viande à chaque repas et du vin, du café à midi et le soir. Le litre d'armagnac acheté le jour
de son arrivée serait vide avant le départ.
Deux fois déjà il était revenu du bureau de tabac fumant un demi londrès. Il invitait à boire les parents, les amis, les voisins. Quand, le lendemain de son dernier départ, Phine était allée recompter les pièces de sa soupière, il en manquait dix. Elle ne dit rien, mais se promit de le remettre au pas dès qu'il serait rentré.
Le jour de son départ, la vache étant sur le point de vêler, elle ne l'accompagna pas à la gare. C'était le soir du Nouvel An 1918.
Dix jours plus tard, Phine, balayant sa chambre, entendit un bruit dans sa cuisine.
Elle sortit, croyant que c'était le facteur. Firmin qui, d'ordinaire écrivait le lendemain de son retour qu'il était arrivé à bon port n'avait pas encore donné de ses nouvelles.
C'était le Maire, habillé, cravaté et ganté de noir, flanqué du garde-champêtre qui avait mis sa blouse neuve, son képi, son baudrier et sa plaque de cuivre. Lui montrant une lettre qu'il tenait grande ouverte, il lui dit :
— Ton homme est mort. Tu ne le reverras plus. Il a été tué. On me le mande du Ministère. Voilà ce qu'ils me disent :
REPUBLIQUE FRANÇAISE
Ministère de la Guerre
Service de l'Etat-Civil
« Aux Armées, le 7 Janvier 1918.
« Monsieur le Maire,
« Veuillez informer, avec toutes les précautions et tous les ménagements habituels, indispensables et prescrits en pareille circonstance, la nommée Peyreget Delphine-Marie-Benoîte, que son époux Vénat Firmin-Arthur, Caporal au 318me Régiment d'Infanterie Territtoriale, numéro matricule 5378, classe 1888, du recrutement de Pau, est mort pour la France.
« Vous lui présenterez les condoléances du Gouvernement et de la République. « Veuillez, etc... »
Une lettre d'un lieutenant accompagnait la lettre officielle et donnait quelques détails.
Le Caporal Vénat avait été tué, le lendemain de son arrivée dans le secteur, par une bombe d'avion. Après lui avoir rendu les honneurs militaires, on l'avait enterré au cimetière militaire de Baleycourt près Verdun où, sur un repère, on avait inscrit son nom, son matricule et le numéro du régiment.
L'aumônier avait dit les dernières prières.
Ses camarades avaient fait un bouquet de fleurs des champs. Le lieutenant avait prononcé un discours.
Le Service du Trésor et Postes enverrait aux ayants-droit, après justification de leur qualité et contre récépissé en due forme, le montant de son dernier prêt, soit pour deux journées depuis son arrivée au corps, le jour de la mort étant décompté pour un jour entier : cinquante centimes.
Le maire se tut. A l'annonce de la nouvelle inattendue, Phine avait poussé quelques gémissements, puis elle s'était assise silencieuse, indifférente en apparence à ce qu'on lui disait, comme prostrée dans un abîme de désespoir et de réflexion. Respectant ce mutisme, heureux d'en avoir fini, le Maire se retirait sur la pointe du pied, quand, le regardant avec des yeux où n'avait coulé aucune larme, elle l'arrêta d'un geste et d'un mot.
— Est-ce que maintenant, je toucherai la « location » ?
Le Maire la rassura. Elle ne toucherait pas une allocation qui n'aurait duré que le temps de la guerre, mais une pension viagère qui lui serait payée jusqu'à sa mort. La pension serait d'ailleurs plus importante que l'allocation.
Ayant dit, il prit la porte suivi du garde-champêtre qui soulevait son képi.
Avec eux, l'ombre du pauvre mort franchit le seuil, sortit et disparut, déjà lointaine, évanouie. De l'événement inattendu. Phine n'avait retenu qu'une seule chose :
Elle était rentière.
Suite../..
Sources
- L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
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