NE fois, pourtant, elle résista. Le prétendant, Firmin Vénat, n'était ni plus laid ni plus bête qu'un autre et il avait eu des succès amoureux auprès de filles plus difficiles que Phine, mais si elle n'éprouvait à son égard aucune répugnance, elle ne ressentait pas non plus d'attirance. Il ne lui était pas odieux mais indifférent et, dès qu'il insistait, importun.
Il offrit des cadeaux : un capulet de londrin, un châle d'Espagne ; elle refusa. Il lui proposa de l'argent, lui montra une belle pièce d'or, un double louis de quarante francs comme elle n'en avait jamais vu; elle regarda à côté. Elle n'était pas vénale.
Etonné par cette résistance à laquelle il ne s'attendait point, il se piqua au jeu et finit par parler mariage. Surprise à son tour par cette proposition qu'elle n'avait pas essayé de provoquer et qui la prenait au dépourvu, elle répondit d'abord par un refus, puis demanda à réfléchir.
La vie devenait dure à la maison. Le père était mort. Il y avait encore au foyer trois filles, ses aînées, non mariées, c'est-à-dire plus qu'il n'en fallait pour aider la mère et deux garçons devenus des hommes, plus qu'il n'en fallait pour faire valoir le petit domaine ancestral. Elle était une bouche inutile et, les
soirs de dispute, on le lui reprochait. Or, elle était orgueilleuse.
Malgré le désordre et l'insouciance de sa vie amoureuse, Phine était sérieuse. Elle comprit qu'il ne fallait pas laisser échapper une occasion qui, sans doute, ne se représenterait plus.
Le nouvel amoureux était en effet un beau parti. Il avait du bien au soleil : une maison couverte en ardoises à l'entrée du village, une écurie avec trois vaches, un jardin, un grand champ où il récoltait du maïs et des haricots, des prés, un petit bois, un moulin, de quoi faire vivre à l'aise un ménage même avec trois ou quatre enfants. Il avait aussi, d'après la rumeur publique, de l'argent caché : une vieille soupière pleine aux trois quarts de pièces d'or qui, dans la famille, se transmettait de père en fils, un peu plus alourdie par chaque génération. Enfin, il était cantonnier.
Cantonnier, c'est-à-dire fonctionnaire, auréolé du double prestige de l'homme qui détient une partie du pouvoir de l'Etat et du prébendier qui, chaque mois, qu'il ait fait beau ou mauvais, que la canicule ait roussi les pâtures ou que la grêle ait fauché les maïs, n'a qu'à présenter au guichet du percepteur une feuille de papier pour toucher un traitement assuré, jamais diminué et de temps en temps augmenté,
remplacé par une retraite à l'âge où, dans la vallée, les hommes travaillent encore et sont loin de songer au repos.
Un soir donc, comme il parlait à nouveau de mariage, elle dit oui très bas, très vite. Il l'embrassa sur la joue et elle se laissa faire mais, comme il voulait pousser plus loin l'avantage résultant de son consentement, elle s'écarta, menaçant de partir. Elle qui, d'ordinaire, quand elle avait accepté en principe, cédait au premier rendez-vous, refusa tout le temps des fiançailles de le laisser anticiper sur ses droits d'époux.
Dans le cortège nuptial, les quatre garçons d'honneur et trois autres encore n'ignoraient rien de Phine, mais Firmin, le marié, ne la connut que la nuit des épousailles.
Pendant le gros de l'hiver, le cantonnier habitait la maison du village et surveillait les équipes de paysans contribuables qui s'acquittaient en nature de leurs prestations. Dès que la neige disparaissait des premiers contreforts montagneux, il allait avec trois collègues du village et trois autres de Gabas, réparer les dégâts de la mauvaise saison sur la route du Portalet, mettre la chaussée en état et l'y maintenir pendant la circulation de l'été.
Le nouvel époux n'était pas sans connaître le passé amoureux de la nouvelle épouse : tout se sait au village et les jeunes coqs chantent volontiers leurs conquêtes. S'il l'avait épousée quand même, c'est parce que son passé n'était guère plus chargé que celui de tant d'autres qui, une fois mariées et ayant chez elles ce qu'il leur faut, étaient devenues d'excellentes maîtresses de maison, songeant beaucoup plus à faire prospérer le bien et à élever les enfants qu'aux amusettes de leur jeunesse.
Toutefois, malgré cet espoir, il se rendait compte qu'il serait imprudent de ne voir Phine que les dimanches et fêtes et de la laisser, le reste du temps, seule, à quatre heures de marche du chantier où il travaillait. De plus, la vie matérielle n'était, là-haut, ni facile, ni agréable. Il fallait coucher à Gabas sur le foin d'une
grange, déjeuner d'un croûton de pain avec un morceau de lard froid.
Dès que le mariage fut décidé, il profita des premières belles journées de l'avant-printemps pour construire près de la route même du Portalet, à un endroit où il y avait à la fois un beau pâturage pour les vaches, de l'eau et du bois, une cabane en pierres sèches couvertes de mottes de terre comme savent en faire les bergers et tous les gens du pays. Le moment venu, il y amena Phine et il vécut heureux,à proximité de son travail, mangeant sa soupe chaude matin et soir, pouvant, sans en avoir l'air, surveiller sa femme à toute heure du jour.
Phine accepta sans rechigner cette existence car elle n'était pas douillette et savait se passer de ses aises ; elle accepta aussi parce que la cabane n'était que provisoire. Au bout de quelque temps, quand il vit qu'elle se plaisait, Firmin descendit un dimanche au village, alla prendre dans la soupière cachée sous une planche du grenier quelques rouleaux d'or et remonta avec trois ouvriers : deux maçons et un charpentier. La journée faite ou quand on savait le chef cantonnier appelé ailleurs, les camarades lui donnaient un coup de main.
Avant la fin de la saison, une maisonnette était sortie de terre : une cuisine, une chambrette attenant, un grenier au-dessus. Elle était petite, mais solide avec son toit d'ardoises épaisses et ses murs de gros galets du Gave jointoyés de ciment. L'année suivante, il construisit une écurie en pierres sèches pour les vaches, une remise pour une charrette et un mulet qu'il acheta à la foire, un appentis pour la provision de bois. Peu à peu le domaine s'arrondissait.
Quand la cuisine fut terminée, un collègue cantonnier de Firmin lui demanda si sa femme, en même temps qu'elle trempait la soupe pour lui, ne pourrait pas en faire aussi pour eux : ils paieraient ce qu'il faudrait, bien sûr. Phine, consultée, fut immédiatement acquise
en son for intérieur au projet, car elle avait de suite compris qu'en plus de la pension qui lui serait payée, elle et son homme seraient nourris pour rien : quand il y a de la soupe pour quatre, il y en a facilement pour six ;
il suffit d'ajouter de l'eau dans le chaudron.
Elle ne feignit de refuser et ne se fit prier que pour augmenter ses exigences pécuniaires.
Puis, quand ils furent seuls, elle exigea de Firmin que l'argent serait versé entre ses mains. Il accepta d'abord parce qu'il était juste qu'ayant toute la peine elle eut le profit, ensuite parce qu'il craignait que son refus ne la fît redescendre dans la vallée.
L'appât du gain et la nécessité du travail pour ce gain la retinrent au contraire dans ce logis solitaire : elle y vécut heureuse et goûtant enfin la satisfaction de commander, elle qui, jusqu'à son mariage, n'avait fait qu'obéir.
Quand ils ont mangé, les hommes aiment à prendre le café : Phine fit aux cantonniers du café. Avec ce café, ils aiment un verre d'armagnac ; elle leur servit de l'armagnac. Il y eut toujours en perce un tonneau de blanc et un tonneau de rouge.
La nouvelle se répandit parmi les bergers que la femme du cantonnier vendait à boire et à manger. Ils vinrent et y firent la ripaille habituelle après les jours d'abstinence, passant des jours et des nuits à boire et à chanter jusqu'à ce qu'ils aient dépensé leur dernier sou. Alors ils repartaient de bon matin vers leurs lointaines cabanes où, pendant deux ou trois semaines, ils n'auraient plus que de l'eau claire, du petit lait, de la pâte de maïs, du pain moisi et du lard rance.
Pour eux (ils payaient bien mais étaient exigeants) elle fit monter du rhum, du punch, des apéritifs, de l'absinthe qu'ils buvaient parfois à cinq heures du matin, des bouteilles de vin bouché, de la limonade, de la bière.
Si bien que les gendarmes passant un soir sur la route et entendant le vacarme qui sortait de la maison du cantonnier eurent la curiosité de frapper et la surprise de trouver là une dizaine d'hommes attablés, buvant et mangeant.
Phine, aimable comme il se doit pour de nouveaux consommateurs, s'avança pour
prendre la commande. Le brigadier se renfrogna : ce n'était pas de commande qu'il s'agissait, mais de toute autre chose. Phine n'avait pas de licence de débitante de boissons. Phine n'avait pas de récépissé de déclaration de patente. Phine n'avait pas fait afficher sur les murs les textes concernant la répression de l'ivresse. Phine avait contrevenu à toute une kyrielle de lois, de décrets, d'arrètés. Cela entraînait au moins trois procès-verbaux et de lourdes amendes.
Elle pleurnicha, raconta — ce qui était exact — comment c'était presque sans s'en rendre compte et sans le vouloir qu'elle était devenue aubergiste. Firmin intervint, dit tout le tort qu'une contravention lui ferait auprès de ses chefs. On allait pour le moins le déplacer. Il faudrait fermer la maison.
Au même moment, le brigadier songeait que cette auberge, en cet endroit écarté, serait bien utile pour les pauvres gendarmes obligés d'aller en tournée par tous les temps. Un bon verre de vin frais l'été aiderait à monter le col et ce soir même, après toute une journée passée dans une brume glacée, les arômes du café mélangés à ceux de la soupe étaient singulièrement alléchants. De plus Firmin n'était pas au village un personnage négligeable ; s'il n'avait été fonctionnaire, il aurait fait partie
du Conseil Municipal. Il était cousin du maire ; le député, quand il venait à la foire ou à la révision, lui serrait la main et lui causait. S'en faire un ennemi serait imprudent.
Le brigadier, ayant pris le couple à l'écart, annonça qu'il ne ferait pas de procès-verbal, mais à la condition qu'ils descendraient dès le lendemain au village pour faire toutes déclarations et formalités qui étaient nécessaires et qu'il indiqua. Ils ne rentreraient et ne rouvriraient l'auberge que quand ils seraient parfaitement en règle.
Phine, honnêtement, leur offrit de prendre quelque chose. Il accepta pour lui et pour son gendarme, car si sa conscience lui interdisait de payer une consommation à la tenancière d'un débit non déclaré, c'est-à-dire de faire acte de commerce avec elle et d'être en conséquence son complice, elle lui permettait d'accepter d'une simple particulière une tasse de café qu'il ne payait pas. Chacun, sans contrevenir à la loi, peut gratuitement donner à boire à qui lui plaît, de même qu'il est loisible à chacun d'accepter, sans encourir aucune contravention. Les gendarmes, l'âme sereine, savourèrent donc particulièrement un café qu'elle soigna spécialement. Un verre de cognac ne se refuse pas après le café : ils acceptèrent. Quand les petits verres furent vides, Phine s'avança pour les remplir de nouveau ; ils tournèrent la tête pour ne pas voir ce qu'elle faisait et se récrièrent lorsqu'à nouveau les verres furent pleins. On trinqua; ils partirent.
Le lendemain, Firmin et Phine descendirent au village où ils signèrent des papiers,
payèrent — avec quels gémissements de Phine et après quels marchandages superflus — de lourds impôts. Ils remontèrent. Quand le dernier papier leur revint et quand elle fut parfaitement en règle, elle accrocha au-dessus de sa porte le traditionnel buisson indiquant qu'ici on servait à boire et à manger.
Le Chef cantonnier vint un jour avec l'Agent voyer. Pour eux, elle ajouta à la soupe
un beau morceau de confit : toute une cuisse d'oie. Puis elle fit une omelette aux saucisses et déboucha une bouteille de Saint-Emilion.
Quand ils demandèrent la note, Phine leur dit qu'il n'y en avait pas. Ils exigèrent de payer ; elle s'exécuta, mais l'addition des prix de vente fut, cette fois, au-dessous du prix de revient.
Ils devinrent des habitués, fermant les yeux si, à leur arrivée, Firmin vaquait à quelque menue besogne de l'auberge plutôt que d'être sur la route. Quand, avec le Chef cantonnier et l'Agent voyer, un Ingénieur s'arrêtait pour boire une bouteille de limonade, elle avait toujours à lui offrir, suivant la saison, des cèpes ou des morilles. Firmin, bien noté, avançait de classe rapidement.
De même, elle soignait les forestiers depuis l'Inspecteur jusqu'aux simples gardes. Ceux-là ne recherchaient pas trop l'origine du bois qui s'entassait sous les appentis et qu'il était si bon de retrouver dans la cheminée.
L'Inspecteur mangeait, sans faire d'observation déplacée, comme chevreau, l'isard tué en temps prohibé.
De même encore, les douaniers ne s'étonnaient pas de l'extraordinaire goût, mélange de peau de bouc et de rancio, qu'avait le vin de l'auberge et ne se fatiguaient pas les yeux à lire les étiquettes des bouteilles de moscatel ou d'anisa.
La montagne est loin des villages ; les règles et les lois des plaines n'y ont guère cours. Les hommes, devant une nature hostile doivent s'y humaniser et ne point faire tort à qui leur assure, en un coin perdu, de la lumière et du feu, à boire et à manger.
A cette clientèle d'habitués le buisson ajoutait la clientèle de passage qu'il attirait : en juillet, des Français allant s'engager comme domestiques aux bains de Panticosa, fin août des Espagnols d'Huesca ou Barbastro allant vendre du raisin aux Eaux-Bonnes, en septembre des Aragonais maigres et misérables qui ne demandaient qu'une assiette de soupe, allant faire les vendanges dans le Gers ou dans le Bordelais, à de certaines dates de foires à Pau ou à Tarbes, de riches et gros marchands de mules qui exigeaient ce qu'il y avait de mieux et sortaient d'énormes portefeuilles gonflés de pesetas en papier.
Puis, à des dates incertaines, des marchands qui poussaient devant eux de maigres ânes disparaissant sous des charges d'espadrilles, d'outres, de poteries et d'alcarazas.
Dès la première année, à intervalles réguliers, un Aragonais aux joues glabres et bleuies de vieux comédien, aux sourcils noirs, larges et velus, était passé sur la route, avait jeté un coup d'œil sur la maison, mais ne s'était pas arrêté. Un jour, voyant par la porte la cuisine vide, il entra, demanda un verre de vin et du pain. De sa besace il sortit un oignon cru et de sa ceinture un énorme coutelas qui taillait le
pain vieux de huit jours comme s'il eut été du beurre. Lentement, silencieusement, il mangea, observant les lieux.
Il entra ensuite à chaque passage, sauf quand il y avait à l'extérieur des bicyclettes de douaniers ou à l'intérieur des képis de gendarmes. Il observait les choses et les aîtres.
Quand Phine était seule, il lui posait des questions bizarres, sans suite logique et sans raison apparente. Il parlait le castillan, l'aragonais, le patois béarnais et le français.
Un soir, comme il n'y avait autour de la table que quelques bûcherons, il prit Firmin à part. Une longue discussion à voix basse s'engagea, le cantonnier refusant obstinément avec des non catégoriques de la tête, l'homme insistant sans se lasser, mielleux, parlant pour mieux amadouer l'interlocuteur le patois d'Ossau. Il demandait à Firmin d'être raisonnable. De quoi s'agissait-il en somme ? De ne pas voir dans sa remise, sous les fagots, des ballots qui y seraient apportés nuitamment et sans bruit, soigneusement cachés, puis enlevés le lendemain ou quelques jours plus tard avec la même discrétion et dans le même silence.
Il n'avait rien à craindre puisqu'il n'avait à se mêler de rien. Il n'avait même pas à prêter la clef de la remise ou à dire la cachette puisque déjà l'Espagnol en avait une qu'il avait fait faire et qu'il lui montra. Même si les douaniers s'en mêlaient, Firmin ne pouvait être compromis puisque tout se passait en dehors de lui, en cachette de lui. Le cantonnier refusait encore, estimant qu'il gagnait assez avec son
traitement et son commerce sans se risquer dans des histoires de contrebande.
Voyant que la conversation se prolongeait et sentant que le sujet en était anormal, Phine s'était approchée. Devinant, d'instinct, en elle une complice, l'Aragonais lui expliqua le marché. Avant toute chose elle s'enquit du prix que l'Espagnol offrait pour la complaisance qu'il demandait. Il dit un chiffre.
L'ayant entendu, elle rabroua Firmin vivement. Il serait toujours aussi bête, aussi niais, avec ses idées. Puisqu'il ne voulait pas faire l'affaire elle la ferait à son compte, sous sa responsabilité et à son profit. Il ne prétendait tout de même pas l'en empêcher ? Au nom de qui étaient les papiers du débit ? A son nom à elle, les règlements n'autorisant pas un fonctionnaire à faire directement acte de commerce. Elle était donc maîtresse de l'auberge et libre d'y faire ce qu'elle voulait. Alors qu'il se taise !
Firmin partit s'asseoir au coin de la cheminée, ayant tranquillisé sa conscience en se disant que si quelque mauvaise entreprise s'accomplissait sous ce toit ce n'était pas avec son consentement.
Restée seule avec l'Espagnol, Phine fut de suite d'accord sur le principe, mais engagea aussitôt la discussion sur le prix en prenant comme base, inacceptable pour elle, celui qu'il avait indiqué. La lutte fut longue et sévère. Il céda ; pour vaincre sa dernière résistance, elle lui avait fait comprendre à mots couverts que maintenant il en avait trop dit pour ne pas faire d'elle, à n'importe quel prix, une complice tenue au secret par sa complicité même.
Depuis ce jour, les douaniers furent, entre tous les clients, les mieux soignés. Phine, volontiers grincheuse avec les autres, n'avait pour eux que des sourires. Ils ne se demandèrent jamais pourquoi.
Les chasseurs d'isards descendant de la montagne, les pêcheurs de truite chassés par l'orage, fréquentèrent l'auberge.
Des touristes s'y arrêtèrent. Sur leur demande et leurs conseils, elle eut toujours des œufs et du jambon, quelques poulets qui devaient se suffire avec ce qu'ils trouvaient dans l'écurie car elle ne leur donnait jamais de grain, des truites que les bergers prenaientà la main en asséchant des ruisseaux et qu'elle leur échangeait contre du vin blanc, ce qui faisait double profit.
Une année elle construisit un vivier, une autre, un auvent sur toute la longueur de la maison, face au paysage. Elle y servit ses déjeuners : le saucisson caverneux, l'omelette enfumée, le jambon rance, le poulet étique et les gâteaux secs. La chère était mauvaise, mais la vue était magnifique et l'air vif aiguisait l'appétit. Le client, quand on lui apportait la note, grognait mais, le plus souvent, payait sans rien dire, se disant que réclamer ne servirait à rien et qu'il n'était que de passage.
S'il appelait Phine et lui faisait remarquer qu'elle comptait son maigre repas au prix d'un déjeuner dans la première hôtellerie des Eaux-Bonnes, elle répondait :
— La mienne n'est-elle pas la première ici ?
Ce qui les laissait sans réplique et sans défense.
L'auberge fut inscrite sur des annuaires, la porte se constella de pannonceaux. Phine fit peindre par le peintre du village une belle enseigne qu'on plaça au-dessus de seuil :
A la vue de l'Ossau |
Rendez-vous |
des Touristes et de Messieurs les Bergers |
En descendant, le premier hiver, Phine avait assez de pièces d'or et d'argent pour remplir un de ces petits pots de grès qui servent d'ordinaire pour mettre le confit.
Elle dut, l'année suivante, le changer pour un plus gros puis, après sa conversation
avec l'Espagnol par un beaucoup plus gros encore.
Firmin, de son côté, logé, nourri, chauffé, abreuvé pendant tout le temps du séjour à la montagne, économisait huit mois sur douze de son traitement et le niveau des pièces montait dans sa soupière.
L'hiver, les deux trésors voisinaient sous le même plancher du grenier : ainsi on pouvait plus facilement les surveiller et, parfois, les compter. Les compter pour le plaisir car chacun savait à un franc près le montant du contenu de sa cachette.
Au printemps, quand venait le moment du départ, la cachette du grenier devenant dangereuse en cas d'incendie quand la maison était vide, Firmin creusait un trou dans le jardin sous le cerisier tandis que Phine faisait le guet, puis il mettait sur la terre fraîchement remuée des mottes de gazon. Le lendemain matin il était impossible de voir qu'un travail quelconque s'était fait là.
A chaque voyage, leur premier soin était d'aller voir sous le cerisier s'il n'y avait aucune trace, aucun changement suspect.
Quand ils descendaient à la fin de l'automne, dès que la nuit était tombée, Firmin
allait creuser le trou avec la pioche d'abord, avec les mains ensuite. Ils prenaient les deux récipients, puis, portes et fenêtres soigneusement fermées, ils ajoutaient au trésor ancien les pièces économisées pendant la saison.
C'était pour eux, la plus belle heure du plus beau jour de l'année.
Suite../..
Sources
- L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
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