La vallée d'Ossau :
Culture et Mémoire
PHINE HÉMNE d'AÙSSAÙ
|
EU après sa première communion, Phine est devenue femme et elle n'en a eu ni gêne ni surprise ; sa mère et des amies plus âgées l'avaient renseignée. Les spectacles qui s'offrent quotidiennement à ses regards dans la cour ou dans la rue, le coq qui saute sur la poule et l'immobilise sous ses ergots, la chatte en pamoison sur le toit, le bouc qui besogne la chèvre dans le fossé du chemin lui ont enseigné, sans qu'elle ait à le rechercher, ce qu'était l'amour physique.
Elle l'a appris d'une façon toute naturelle et précisément parce qu'elle l'a appris naturellement, il n'y a dans cette connaissance rien de malsain. L'amour est pour elle une simple fonction organique comme toutes les autres. En toute simplicité, quand la chienne est collée à un chien du voisinage, elle va remplir un seau d'eau froide et le jette sur le couple, pas plus gênée que si elle portait au porc sa pâtée quotidienne.
A seize ans, Phine a connu l'amour humain. Avec Piarrou qui en avait dix-sept. Leurs maisons sont voisines. Ils ont fait leur première communion le même jour et,
de même, leur confirmation. Ils ont joué ensemble pendant toute leur enfance ; ils se sont chicanés, battus. Maintenant ils gardent les vaches de leurs parents dans deux prairies contiguës, se retrouvant dans l'une ou dans
l'autre, s'amusant avec les chiens, partageant leurs goûters comme s'ils étaient deux petits garçons ou deux petites filles.
Depuis qu'elle a dépassé seize ans, le gars a parfois des allures bizarres, inaccoutumées et inattendues. S'ils marchent l'un près de l'autre, il lui donne de brusques bourrades qui, presque, la jetteraient à terre ; s'ils sont assis côte à côte
pour goûter, tout d'un coup, après un long silence, il la pince sournoisement. Une fois, il l'a piquée avec son couteau méchamment, jusqu'au sang. Elle riposte par des coups de poings et des tapes qui semblent l'exciter plus encore. Pour le tenir en respect, il faut parfois qu'elle mette toutes ses griffes dehors ou qu'elle lève haut
le bâton.
Ce jour-là, il l'avait pincée plus nerveusement, plus douloureusement encore puis il s'était sauvé. Elle avait couru après lui pour se venger comme d'habitude. Fatigué par la raideur de la pente et la chaleur d'une après midi de juin, à bout de souffle, il s'était affalé à l'ombre d'une haie. Quelques minutes après, elle était arrivée sur lui, la main levée pour
une gifle.
Il para le coup. Elle essaya de recommencer. Il esquiva de nouveau. Rageuse, elle mit son genou sur sa poitrine. Il l'attira à terre, la serrant contre lui étroitement
pour éviter les coups. La querelle tournait au pugilat, un pugilat de plus en plus sévère, énervé. Du corps moite de la fille, par le débraillé du corsage que la lutte avait entrouvert, montaient d'étranges effluves. La figure du gars devenait peu à peu mauvaise, bestiale.
Brusquement, il l'immobilisa de tout le poids de son corps et, sans qu'il l'ait prémédité, et vraiment voulu, sans presque qu'il s'en rendit compte, dans un geste que commandait l'instinct, plus fort que sa propre volonté, il la prit.
Passive, obéissant elle-même plus à l'instinct qu'à un sentiment quelconque, elle se laissa prendre, presque inconsciente, sans avoir ni l'idée ni la volonté d'une résistance.
Ils étaient vierges tous les deux.
Ils se relevèrent et se séparèrent sans un mot, sans un geste, sans une caresse. Il partit vers son pré, souriant d'un air niais et vaguement avantageux. Elle partit vers le sien, une larme au coin de l'œil, sans savoir d'ailleurs pourquoi. Ce qui s'était passé ne lui laissait ni regret ni honte. L'accouplement brusque, inattendu, impréparé ne lui avait révélé ni procuré aucun plaisir. De cela d'ailleurs, elle n'avait eu nulle déception, car, de cela encore, elle n'avait rien espéré, rêvé, imaginé.
Ils recommencèrent. Ils eurent des rendez-vous, brusquement interrompus par une lettre venue de Buenos-Ayres. Un oncle de Piarrou, parti comme tant d'autres Ossalois aux Amériques trente ans plus tôt et y ayant fait fortune, écrivait qu'étant resté célibataire et se sentant devenir vieux, il sentait le besoin d'avoir près de lui pour l'aider dans son commerce et le reprendre ensuite, un homme de sa race et de son sang. Il avait songé à son neveu et filleul Piarrou qu'il avait tenu sur les fonts baptismaux, lors d'un de ses rares voyages en France.
Piarrou, en arrivant, vivrait chez son oncle et recevrait un salaire fixe qu'augmenterait un pourcentage sur les affaires qui lui seraient confiées. Plus tard, on le marierait avec la fille de quelque autre Français, émigré lui aussi ; on lui ferait alors une situation et, s'il s'en montrait digne, il deviendrait par testament l'héritier de tous les biens de son oncle et le continuateur de la maison. Certain à l'avance que la proposition serait acceptée, l'Américain avait joint à la lettre, pour les frais du voyage, un chèque payable au départ par une banque de Bordeaux.
Quand Piarrou annonça à Phine la grande nouvelle, elle en fut plus surprise que peinée. Quand il la prévint de son très proche départ, elle resta sans larme.
Pas une seconde, elle ne songea à lui demander de l'emmener : c'était impossible et Phine ne faisait pas de projet irréalisable.
Elle ne songea pas non plus à lui demander de rester près d'elle. Placée dans les mêmes circonstances, elle n'aurait pas elle-même hésité une seconde à quitter Piarrou. Elle envisageait sans regret un départ qui n'était pas pour elle une rupture car elle ne se sentait liée à ce garçon par aucun sentiment ni aucun intérêt. Elle n'avait même jamais songé qu'ils pourraient se marier : cadet de cinq aînés, il était aussi pauvre qu'elle et elle était déjà assez raisonnable pour savoir qu'on ne marie
pas deux misères.
Leur dernière étreinte, la veille du départ, fut sans mélancolie, de même que la poignée de main du dernier adieu.
Piarrou n'avait d'ailleurs pas encore franchi la passerelle du bâteau qu'il était remplacé. Le soir même de son départ Phine avait rencontré un autre voisin, Louiset, qui, depuis quelque temps, tournait autour de ses jupes.
Il l'avait plaisantée parce qu'elle avait les yeux rouges. Elle s'était défendue, n'aimant point à paraître pleurnicheuse comme une gamine.
Il l'avait raillée, disant que, tandis qu'elle pleurait, il se consolait avec les filles de Bordeaux en attendant celles d'Amérique. Il l'avait plantée là..
Vexée qu'on put croire qu'elle regrettait qui ne la regrettait pas, et resterait fidèle à un
garçon qui lèverait les jupes de la première femme rencontrée, elle avait protesté disant qu'elle n'aimait pas, qu'elle n'avait jamais aimé Piarrou, que s'ils avaient été ensemble, c'était pour leur contentement à chacun et qu'ils étaient quittes. S'il devait en avoir d'autres, elle aussi en aurait d'autres et sans qu'il tarde encore. Peut-être avant lui.
La colère l'animait. Sournoisement, le garçon la poussait. Il la poussa si bien que pour montrer combien peu elle tenait à Piarrou, elle s'abandonna dans les bras de Louiset au premier geste qu'il fit pour la prendre.
Après Louiset, ce fut l'aîné des Amoulat, puis le cadet des Hourtadet. Puis un autre, un
autre encore, des autres, au gré des circonstances ou des rencontres. Comme on la savait facile, on la sollicitait souvent et elle ne savait pas dire non, mais, par un reste de pudeur morale et physique, elle n'avait jamais deux
amants à la fois. Le galant congédié au bout de six mois ou de six jours l'était définitivement.
A cet âge — de seize à vingt ans — l'amour chez Phine n'est que l'assouvissement d'un besoin normal et simple comme la faim, la soif ou le sommeil. De même qu'elle a un robuste appétit, qu'elle aime la garbure quand la soupière est pleine à rase bord et quand la cuiller plantée au milieu tient debout, de même elle est en amour goulue, gloutonne mais pas gourmande. Elle aime l'amour mais seulement l'amour simple, sans complication. Au
lit, pas plus qu'à la table, elle ne recherche pas la qualité mais la quantité. Malheur à qui la laisse sur sa faim.
Suite../..
Sources
- L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
| |
|