La vallée d'Ossau :             
                Culture et Mémoire




PHINE HÉMNE d'AÙSSAÙ



E plus tôt qu'il se put, elle remonta à l'auberge pour ne pas manquer la clientèle, même maigre, de ce début de printemps; de grandes journées, elle resta ainsi seule et se sentit vraiment un peu isolée.
    La première maison était à huit kilomètres de là. Attaquée, elle ne pouvait espérer aucun secours ; un mauvais gars pouvait l'étrangler sans être dérangé et voler à son aise ; or, il passait beaucoup de mauvais gars sur la route.
   Trois ou quatre jours de suite, elle vit des ombres suspectes rôder la nuit aux alentours et le matin elle releva des traces d'espadrilles espagnoles.
    L'Aragonais étant entré, elle lui fit part de ses craintes. Il la rassura. Ces hommes étaient des hommes à lui ; or les contrebandiers ne sont ni des voleurs ni des assassins. C'est lui-même qui les avait conduits ici de nuit parce qu'il venait de les engager et qu'il fallait leur faire voir le terrain à l'heure ordinaire des expéditions. Elle n'avait donc rien à craindre pour cette fois, mais il convint qu'il fallait prendre des précautions. Il lui promit d'y réfléchir. Depuis le temps qu'ils travaillaient ensemble, il lui portait intérêt et, d'autre part, un crime, appelant l'attention de la justice sur ces parages et les gens qui les fréquentaient, auraient gêné son commerce.
    Il repassa un mois plus tard. Il n'avait encore rien fait, mais il songeait à un projet qui, en assurant la sécurité de Phine contre les gens sans aveu, lui permettrait de développer ses propres affaires. Il recommanda simplement à l'aubergiste de faire part de sa peur, si l'occasion s'en présentait, aux gendarmes, aux douaniers, à tout ce qui représentait l'Etat.
    Un mois encore se passa. Quand il revint, il était suivi de deux énormes chiens de montagne espagnols plus grands, plus maigres, plus forts et plus féroces que les chiens de montagne français. Les deux chiens, mâle et femelle, étaient suivis d'un tout petit qui ressemblait à un ourson. Les ayant enfermés dans l'appentis, il expliqua à Phine comment utiliser les deux gardiens.
    Les deux chiens. étaient habitués à ne manger que de la main de l'Aragonais ou de
celle d'un autre homme qu'il ne désigna pas.
    Il les avait utilisés jusqu'ici dans un endroit qu'il n'indiqua pas non plus et il les amenait parce qu'il comptait maintenant y faire des opérations qu'il faisait auparavant ailleurs et qu'il supprimait pour des raisons sur lesquelles il resta aussi discret. Si Phine voulait l'aider, il y aurait pour elle beaucoup d'argent à gagner sans risque. Il allait d'abord rester ici ou dans les environs, le temps d'habituer les
chiens à prendre la nourriture de la main de leur nouvelle maîtresse ; quand ils y seraient habitués, elle seule devait leur donner à manger : c'était l'essentiel.
    Ensuite tout était simple. Le jour, elle laissait les deux chiens dans l'appentis fermé à clef, en prévenant tout le monde de ne pas essayer d'entrer, car il y avait risque d'être étranglé. La nuit, elle n'avait, laissant un chien dans l'appentis, qu'à amener l'autre dans la maison dont elle fermerait soigneusement toutes les ouvertures extérieures et ouvrirait au contraire toutes les communications intérieures de façon à ce que son gardien puisse circuler librement. Elle pouvait être tranquille et dormir sur ses deux oreilles : l'imprudent cambrioleur ne ferait pas trois pas dans la maison avant d'être saisi dans les terribles crocs qui l'immobiliseraient. S'il y avait dispute et danger de jour, à l'auberge, elle n'avait qu'à les détacher et à les garder auprès d'elle ; ils pouvaient tenir tête à une demi-douzaine des pires chenapans. Quant au petit, elle n'avait qu'à l'habituer à ne prendre de nourriture que de sa main et l'an prochain il serait son gardien de jour et doublerait son gardiennage de nuit. Ceci pour sa garde.
    Quant au reste, elle n'avait qu'à laisser faire. Lui-même ou l'homme que les chiens connaissaient, viendrait de nuit et, après s'être fait reconnaître de la bête, entrerait dans l'appentis et poserait un petit paquet d'un kilog, deux au plus, dans une cachette dont ils convinrent. Une petite pierre placée à l'extérieur, près de la porte, à un endroit dont ils convinrent également, indiquerait l'arrivée de la marchandise.
    De ce que contenait le paquet, Phine n'avait pas à s'occuper. C'était une drogue, presqu'un poison. Il lui en fit respirer une pincée et, après une heure passée comme si elle était saoule, elle était devenue horriblement malade. Elle ne devait naturellement parler de cela à personne.
    Quelques jours après le passage nocturne, elle verrait arriver sur le versant français une auto dont il lui donna le numéro. Un pêcheur à la ligne en descendrait.     Elle devait s'entendre avec lui sur les précautions à prendre pour livrer la marchandise.
    A diverses reprises, en effet, depuis un mois, Phine avait vu arriver le pêcheur en
question. Malgré la perfection et l'abondance du matériel qu'il sortait de sa voiture, il ne prenait presque jamais rien. Les gens de l'auberge avaient commencé par rire de son inexpérience mais comme, les jours où il était bredouille, il achetait volontiers, sans regarder au prix, des truites pour garnir son panier, comme il n'était pas fier et payait facilement à boire, on se serrait volontiers pour lui faire place autour de la cheminée s'il faisait froid ou autour de la table si l'assistance était nombreuse. Avec la pêche, il avait deux autres passions : le gros pain bis et le fromage de brebis ; presque à chaque voyage, il achetait à Phine une miche ou un fromage.

    L'Aragonais resta quelques jours, le temps d'habituer les chiens. Le lendemain de son départ, le pêcheur vint. Il vit le petit chien dans la cuisine, entendit aboyer les autres dans l'appentis, mais ne posa aucune question.
    La semaine ne s'était pas écoulée que Phine, d'après le signal convenu, apprit qu'il y avait du nouveau dans l'appentis. Deux jours après, le pêcheur était là. Il se fit connaître et lui donna ses propres instructions. Ne jamais aller prendre la marchandise à l'appentis pour la lui remettre directement, ne jamais la mettre elle-même dans la voiture. Il arriverait le matin ; même s'ils étaient seuls, elle ne devait lui faire aucun signe. De même, pendant le déjeuner qu'il prendrait le plus souvent à l'auberge. Dans la journée, elle irait chercher le paquet et le placerait dans l'armoire de sa chambre. Quand il rentrerait après la pêche, s'ils étaient seuls, elle le lui remettrait.
   S'il y avait du monde, il lui commanderait à haute voix une miche de pain ou un fromage. Elle irait les chercher, les lui descendrait sur une serviette blanche pour les lui présenter, ce qui permettrait à tout le monde de les voir, puis elle rabattrait sur le fromage ou la miche les quatre bouts de la serviette et il emporterait le paquet.
    Dans la journée, elle aurait truqué la miche ou le fromage d'une façon qu'il lui montra et qui était simple. Avec un couteau, elle coupait la croûte de dessous à trois centimètres du bord ; elle arrachait la mie et la remplaçait par le paquet ; elle réappliquait ensuite la croûte du dessous qui fermait ainsi la miche ou le fromage comme un bouchon. Pour finir, elle saupoudrait le joint avec un mélange de farine et de poussière de braise.
    Quand il eut déjeuné, il paya sans observation ni marchandage la note qu'elle avait cependant particulièrement majorée. Il y ajouta même un billet de cent francs en lui laissant entendre qu'il y en aurait d'autres si, grâce à elle, les affaires se développaient.

    A la même époque — les chiens étaient à peine là depuis un mois — une dispute éclata un soir entre des bûcherons de Pombie et des Espagnols rentrant de France où ils avaient travaillé dans les régions libérées. Très vite, le ton de la querelle était monté et Phine, qui en avait l'habitude, sentit que d'un moment à l'autre, l'affaire pouvait tourner mal : les Espagnols retrouvant le rancio de leur pays, en avaient trop bu et ces hommes, d'habitude sobres, ont le vin mauvais. Elle courut à l'appentis, ramena les deux chiens en les tenant au collier.
    Il était temps. Quand elle ouvrit la porte, un Espagnol avait sorti son couteau et en menaçait un Français. Hardiment, car elle n'était pas peureuse et la bataille même lui échauffait le sang, elle alla droit vers l'homme, lui ordonnant de rentrer son couteau et de sortir au plus tôt. L'homme, tournant vers elle sa rage, leva le bras pour frapper. Elle poussa un cri.
    En même temps, l'Espagnol en poussait un plus terrible encore : un chien, happant au vol le bras levé, lui avait broyé net les os du poignet ; de la main inerte, la navaja avait glissé et était tombée sur le parquet.
    Un autre Espagnol s'étant baissé pour la ramasser, l'autre chien, lui déchirant l'épaule d'un coup de dent, l'avait fait rouler à terre et l'y maintenait. L'homme ayant à quelques centimètres de la face les crocs que les babines et les narines frémissantes laissaient à nu, serrait désespérément les bras autour de sa gorge pour n'être pas étranglé, appelant au secours.
    Le premier chien, débarrassé de son ennemi, épaulait maintenant son camarade et, les yeux injectés de sang, menaçait de se jeter sur le premier attaquant.
    En quelques secondes, l'intervention des molosses avait terminé la querelle des hommes. Les plus échauffés dans la dispute avaient été les premiers à s'éclipser et Phine eut grand peine à délivrer l'homme à terre et à rattacher ses bêtes.     L'Espagnol à la navaja dut descendre en hâte pour se faire soigner dans une clinique de Pau et quand il repassa, un mois plus tard, il avait la main droite à peu près paralysée.
    Bien qu'il n'y ait aucun moyen autre qu'oral, de la transmission de la pensée, tout
se sait vite dans la montagne où les allées et venues sont incessantes. L'histoire des chiens de l'auberge du Portalet fut rapidement connue dans la région. Désormais, il suffit, le ton de la discussion s'élevant un peu trop entre les consommateurs, que Phine sortît et rentrât quelques minutes plus tard, flanquée de ses deux molosses, pour que les voix reprennent de suite le ton normal et que la salle de débit se vide rapidement.
    La plus alléchante promesse n'aurait pas décidé le pire des malandrins à essayer d'entrer subrepticement de nuit dans l'auberge ou même d'y rôder de trop près.

    Des années passèrent. Les affaires de Phine étaient prospères. Les petits fonctionnaires de l'Etat, douaniers, forestiers, gendarmes, cantonniers voyaient chaque année leurs soldes ou traitements augmenter. Parfois, on leur versait d'un seul coup des rappels d'un trimestre, d'un semestre et plus. L'argent facilement gagné se dépensait facilement. Le vin au repas, le café après devenaient consommation courante pour un préposé ou un simple garde. Les affaires de l'hôtellerie marchaient encore mieux. Le nombre des touristes ayant des voitures bon marché ou modestes augmentait. Les clients de grosses voitures quand, par bonne fortune, elles s'arrêtaient, dépensaient sans compter. Sortant des portefeuilles bourrés de billets les propriétaires payaient, sans même en regarder le détail, le total de l'addition.
    Une jeune femme, ayant un jour joué avec un chien de montagne de trois mois, avait manifesté le désir de l'emporter. Un des trois hommes qui l'accompagnaient dans la voiture avait demandé le prix et Phine en prévision du marchandage avait dit le prix fort de cinq cents francs, décidée à rabattre jusqu'à cent.
    L'homme avait jeté le billet sur la table et la femme avait emporté le chien. Depuis longtemps d'ailleurs la vente à prix normal des petits payait et au-delà la nourriture des parents gardiens de la maison.
    Enfin le commerce du pêcheur se développait d'année en année et, à lui seul, rapportait à Phine presqu'autant que tous les autres. Les passages étaient plus fréquents, les paquets étaient plus gros. L'homme était généreux et après déjeuner, en guise de pourboire, lui glissait parfois deux ou trois billets de cent francs dans la main.
    Un vent de folie semblait souffler sur le pays tout entier. Un commerçant, cinq ans après avoir monté une boutique, la revendait et quittait le métier, fortune faite. Les conversations de salon roulaient sur les Kali Sainte Thérèse ou la Mexican Eagle. Les plus prudents rentiers jouaient à la Bourse. Les paysans eux-mêmes commençaient à acheter du papier au guichet du percepteur ou dans les banques.
    Chaque automne Phine descendait au village avec de larges bénéfices. Mais, hélas ! ces bénéfices n'étaient plus représentés que par du papier. Or si peu fût-elle au courant des problèmes économiques, la paysanne se rendait compte que ce papier, si on le laissait dans la cachette, baissait de valeur puisqu'avec les cent francs de l'année dernière elle avait seulement quarante kilos de sucre au lieu de cinquante douze mois plus tôt. La fréquentation de la clientèle espagnole l'initiait au problème
des changes. Avec dix francs, au temps de Firmin, elle avait vingt pesetas ; actuellement elle n'en avait même pas deux.
    L'anisa, le moscatel, si bon marché naguère, étaient montés à des prix inabordables quand on les payait en monnaie française, bien que leur prix en monnaie espagnole eût à peine varié.
    La valeur des économies faites à l'auberge fondait comme un névé au soleil de juin.
    Une après-midi du début de l'hiver, alors qu'elle s'apprêtait à descendre aux vêpres, une automobile s'arrêta devant sa porte. Un homme, vêtu d'une pelisse, une grosse serviette sous le bras, en descendit.
    — Madame Casadebat ?
    Elle salua et le fit asseoir.
    Il commença par parler de la situation financière en général. Les épargnants, s'ils gardaient leurs économies et s'ils ne les faisaient pas fructifier seraient bientôt sur la paille. Cet exorde prépara d'autant plus facilement la voie qu'il était conforme aux vues de Phine.
    Quand il vit qu'elle approuvait et qu'elle était mise en confiance, il entra dans le vif de son sujet.
    On venait de découvrir en Afrique, dans le Haut-Oubanghi des mines d'or. Un explorateur qui passait là-bas, étonné de voir des négrillons jouer avec des pierres constellées d'un minerai jaunâtre, en avait emporté des échantillons. L'analyse avait révélé que le minerai jaune était de l'or. Pour l'exploitation il fallait construire des hangars, une petite usine, un appontement sur la côte. On avait donc fondé une société, mais les fondateurs, de crainte de voir l'affaire accaparée par les gens de Bourse, avaient décidé d'offrir d'abord les actions à des petits épargnants. L'action était de 1000 fr.
    L'affaire offrait une particularité nouvelle et intéressante, du moins pour certains souscripteurs. On pouvait à volonté s'acquitter en billets ou en or, mais tandis qu'en papier l'action coûtait 1000 fr, on ne la payait que 700 fr. en or. Comme de juste les intérêts étaient payables en papier à qui avait versé en papier, en or à qui avait payé en or. On prévoyait, à la fin du premier trimestre un dividende de vingt francs, produit de la vente du minerai trouvé sur place. Le dividende augmenterait naturellement quand, l'usine construite, on arriverait à l'exploitation rationnelle et intensive.
    Phine marquait de l'hésitation. Elle demanda à l'homme de repasser le lendemain pour lui laisser le temps de réfléchir. Il n'insista pas, lui disant seulement de faire le lendemain une réponse ferme, car il avait déjà beaucoup vendu d'actions dans le village et les villages voisins : il n'en aurait bientôt plus.
    Elle passa une nuit blanche, agitée par des pensées contradictoires. Au petit jour enfin, elle prit son parti : elle ne donnerait pas l'or qui gardait sa valeur, mais elle achèterait des actions avec les billets d'après-guerre qui se dépréciaient. Elle ne donnerait somme toute que du papier en échange d'un papier. Une considération acheva de la décider : d'autres dans le village auraient des mines d'or et pas elle ?
    Quand l'homme passa, elle lui remit tout ce qu'elle avait économisé en papier depuis la guerre et il lui donna en échange quinze actions de 1000 fr. chacune des Mines d'or de Trigounou (Haut-Oubanghi).
    Quelques jours après l'échéance du premier semestre, il revint et posa sur la table trois billets de cent francs représentant l'intérêt des dix actions : les banques ne payant pas en or, il fallait qu'il vint faire lui-même les versements aux porteurs d'action or et par la même occasion, pour leur éviter des dérangements, il payait les propriétaires d'action papier. Phine l'interrogea : avait-il ou allait-il payer en or ceux qui lui avaient versé de l'or ?
    Sans rien dire il ouvrit sa sacoche et lui montra non seulement des billets, mais des pièces du beau métal jaune introuvable aujourd'hui.
    Tout en lui montrant ce trésor, il lui annonça que les premiers travaux ayant été rapidement exécutés, le deuxième dividende, dans trois mois, serait de 40 francs par action.
    — 40 fr. en or ?
    — Naturellement, pour ceux qui ont versé en or.
    Phine était comme grise. Au moment où il mettait la main sur la gâchette de la porte pour sortir, elle le retint. N'aurait-il pas des actions d'or à lui vendre ?
     Il rit : non il n'en avait pas ; ils étaient tous les mêmes, lents à se décider, méfiants, et arrivant ainsi trop tard. Tout était vendu. Des occasions pareilles, les malins ne les laissaient pas passer. Obligeamment, il lui promit toutefois de la prévenir s'il pouvait s'en procurer.
    Dix jours se passèrent. Il arriva un soir en coup de vent. Si Phine était toujours décidée, il avait ce qu'il lui fallait. Une affaire exceptionnelle. Un vieux rentier venait de mourir à Pau, un malin qui avait placé tout ce qu'il possédait en actions or des mines d'or de Trigounou. Il avait laissé tous ses biens à un neveu sans le sou et noceur qui, pour payer les frais de succession et pour avoir de suite de l'argent de poche, avait décidé de vendre une partie des actions de l'oncle. Elles étaient dans un coffre de la voiture. Combien Phine en voudrait-elle ?
    — Douze...
    Il en avait justement quinze. Il lui en resterait trois, mais de cela il n'était certes point gêné. Il allait les lui chercher.
    Quatre à quatre, Phine monta au grenier, descendit le pot de confit et répartit les pièces en petits tas. Il y en avait pour 12.240 francs.
    Elle lui remit les 12.000 contre les douze actions qu'elle mit dans le pot, avec les quinze actions papier.
    — Alors la prochaine...
    — Dans trois mois vous toucherez en papier 600 fr. et en or vingt-quatre louis.
    Phine avait calculé qu'ainsi dans six ans, elle aurait peu à peu reversé dans le pot les douze mille francs en or qu'elle venait d'en retirer et elle aurait, en plus, les actions qui continueraient à produire.
    A l'expiration du deuxième trimestre, Phine était déjà montée à l'auberge du Portalet. Elle ne s'étonna donc pas, les premiers jours, de n'avoir aucune nouvelle de son dividende.
    Au bout d'une quinzaine cependant, elle écrivit à l'homme, lui demandant comme elle devait s'y prendre pour encaisser son dû. La lettre revint : « Parti sans laisser d'adresse ». Inquiète, elle écrivit à l'adresse indiquée sur les actions comme siège social de la Société. 135, Boulevard de l'Amiral de Puygreffier de Crèvecœur à Trigounou (Oubanghi). Deux mois après la lettre revint accompagnée d'une autre écrite par un missionnaire, seul blanc de Trigounou.
    Il n'y avait pas de Société de Mines d'or à Trigounou ; on n'avait jamais trouvé d'or ni de minerai aurifère dans la région. Trigounou n'avait pas de Boulevard de l'Amiral de Puygreffier de Crèvecœur, ni rien qui y ressemblât, même de loin. C'était un village de vingt-cinq payottes et la misère de la mission était grande. L'aumône la plus minime serait, à Trigounou, bien venue et vaudrait d'abondantes grâces à qui la ferait.
    Phine, affolée, partit pour Pau et s'adressa au premier guichet venu de la première banque rencontrée. Devant le flux de paroles, l'employé appela le Directeur qui fit entrer la paysanne dans un bureau dont l'aspect sévère la glaça. Elle raconta sa mésaventure. Comment devait-elle s'y prendre, à qui fallait-il s'adresser pour qu'on lui rendit son or : elle rendrait les titres. Il la rabroua.
    Pourquoi, au lieu de s'adresser à des maisons connues, présentant des garanties, ayant des immeubles au soleil, s'était-elle laissée prendre aux bons mots d'un inconnu ? La banque qu'il dirigeait n'étant pour rien dans le placement qu'elle avait fait, il n'avait pasà s'immiscer dans cette affaire. La prochaine fois, au lieu de se fier au premier venu, elle n'avait qu'à venir à la banque ; on lui indiquerait des valeurs sûres et on lui donnerait de bons conseils, des conseils désintéressés. Ainsi,
en ce moment, si elle avait quelques fonds, il y avait une grande banque parisienne, la Maison Oustric, une des maisons les plus sérieuses du marché qui venait de faire une émission d'actions de l'Air solide,filiale du Ciment liquide, dont le succès avait révolutionné toute la Bourse. Toutes les actions étaient souscrites une heure après l'émission, mais en raison des relations d'affaires de sa banque avec la maison il pourrait peut-être s'en procurer.
    Combien en voulait-elle? Cinq ?... Dix ?... Vingt ?... Elle ne l'écoutait plus. Il s'en aperçut, se leva pour la congédier et lui dit que, dans son cas, il n'y avait qu'une ressource : déposer une plainte entre les mains du Procureur de la République. Il était peu probable qu'elle retrouvât son argent, mais ainsi elle aurait la satisfaction, si elle le désirait, de faire punir son voleur.

    Si elle le désirait !... Dix minutes plus tard, elle arrivait au Palais de Justice et on la faisait attendre dans un couloir où défilaient sans cesse des avocats en robe et des gendarmes encadrant des prisonniers enchaînés. A la pensée qu'elle verrait peut-être un jour son voleur, menottes aux mains, sous la garde de la maré-chaussée, elle se consolait un peu.
    Quand, au bout d'une heure, elle fut introduite, elle se lança de suite dans un grand récit que, dès les premiers mots, le magistrat arrêta pour la semoncer plus sévèrement encore que le Directeur de la Banque.
    — Vous avez prêté de l'or à la Société des Mines de Trigounou ?
    — Oui...
    — Combien?
    — Douze mille francs.
    — Ainsi, dix ans après la guerre, vous aviez encore 12.000 francs d'or. On vous l'a volé ; tant pis pour vous. Si ce n'était paraître approuver un vol, je dirais même : tant mieux.
    Dix fois on a sollicité votre or pour le pays, pour la Défense Nationale et vous n'avez pas donné une pièce n'est-ce pas ?
    — Non, Monsieur le Juge, mais...
    — Laissez-moi ! Tandis que les bons Français faisaient leur devoir, vous n'avez pas fait le vôtre : vous êtes une mauvaise Française et vous en voilà justement punie. Si vous aviez donné votre or, vous auriez encore au moins des billets. Vous n'avez plus rien.
    — Mais, Monsieur, mes actions...
    — Elles ne valent pas un sou... Je connais l'histoire de Trigounou. Vous êtes la quarante-cinquième victime venue depuis quinze jours d'Ossau pour se plaindre. Vous avez eu affaire à un filou qui n'avait à Pau qu'une chambre dans un hôtel meublé. Il a vendu son auto, il y a deux mois, quinze jours avant l'échéance.
Payer un ou deux dividendes avec le produit du placement des premiers titres est un procédé classique dans cette pègre. Je le fais rechercher, mais il n'y a pas une chance sur mille de le retrouver. L'affaire sera classée sous peu.
    — Mais, avant, le Gouvernement va m'indemniser ?
    Le Procureur leva les bras au ciel.
    — Vous indemniser ? Mais vous êtes folle... Je vous dis que dans quinze jours l'affaire sera classée, finie.
    — Et je n'aurai pas le droit de savoir ce qui s'est passé, si on a fait tout ce qu'il fallait pour arrêter le bandit ?
    — Si... vous avez un moyen. Je ne vous le conseille pas, mais je dois vous renseigner. Ce moyen serait de vous porter partie civile. Pour cela allez trouver un avoué, mais je vous préviens, il commencera par vous demander une provision.
    — Une provision ?
    — Oui, de l'argent pour ses honoraires, son travail. Cet argent ne vous sera, naturellement jamais remboursé quelle que soit l'issue de l'affaire, que votre voleur soit retrouvé ou non.
    Ce fut au tour de Phine de lever les bras au ciel.
    Ainsi la République qui lui avait volé déjà la « location » de son premier homme et sa part dans la pension du second, refusait de l'indemniser quand on lui avait escroqué son bien et demandait de l'argent pour faire rechercher son voleur ? A quoi donc servaient les impôts et que faisaient ceux qui étaient payés pour protéger les honnêtes gens contre la canaille ?
    Comme elle commençait à faire un peu trop de bruit, le Procureur la fit reconduire jusqu'au trottoir par un gendarme.

    Elle remonta à l'auberge, ulcérée, pleine de rancune contre la République, le Gouvernement, la Société, la Gendarmerie, la Douane, les Ponts et Chaussées, les Forêts, tous les corps de l'État, cet État dont elle s'estimait la victime.
    De même, elle se prit à haïr tout ce beau monde qui passait. Elle rançonna, pilla, étrangla la clientèle, entrant dans de folles colères à la première réclamation, insultant les gens, leur demandant où ils avaient gagné leur argent.

    L'été suivant, une nuit, elle entendit une voix qui, sous sa fenêtre, appelait doucement. Elle entrebailla la fenêtre. Les chiens n'avaient pas aboyé : c'était l'Aragonais. Il lui demanda d'ouvrir la porte sans allumer. Il se glissa et dans l'ombre lui expliqua.
    Elle avait dû remarquer que le pêcheur n'était pas venu bien que depuis plusieurs
jours la cachette fut garnie ? Oui, elle l'avait remarqué, en était surprise et même inquiète, car le paquet était à sa place depuis plusieurs jours et l'homme ne restait jamais si longtemps sans venir le prendre. Personne n'était venu à l'auberge ? Personne ne lui avait posé de questions ?
    Non il n'était venu que les habitués et personne n'avait parlé du pêcheur.
    Alors, elle devait aller voir dans l'appentis si le paquet était toujours là et le rapporter. Au bout de quelques minutes, elle le lui remit.
    En hâte, alors, il expliqua. Il avait reçu de Paris une lettre lui annonçant que l'arrestation d'un détaillant avait permis à la police de saisir les premiers maillons de la chaîne et que tout était à craindre ; il fallait de suite faire disparaître toute trace de l'organisation et brouiller les pistes. Le lendemain une carte postale du pêcheur le prévenait qu'il partait en voyage. Depuis, rien.
    Il n'y avait aucun danger pour elle à la condition toutefois qu'elle tienne sa langue.
    Elle ne devait se fier à personne ; si jamais l'affaire reprenait, ce dont il doutait d'ailleurs, c'est lui-même en personne et pas un autre qui l'en préviendrait. Il disparut dans la nuit emportant le paquet.

    Quelques jours plus tard arriva à bicyclette un autre pêcheur. Il prit l'apéritif, annonça qu'il déjeunerait et partit pêcher. A midi, tout en déjeunant, il regardait curieusement autour de lui, se cachant de Phine qui le guettait du coin de l'œil. Il engagea négligemment la conversation. Elle devait avoir beaucoup de monde ici ? Des touristes ? Des pêcheurs ? C'est précisément un pêcheur de ses amis qui lui avait conseillé de venir, disant qu'il y avait beaucoup de poisson. Il donna son signalement : elle devait bien le connaître.
    Ne l'avait-elle pas vu depuis longtemps ?
    Phine ne se laissa pas prendre à de telles ruses. Surtout que, méfiante, elle avait remarqué que la ligne du pêcheur était toute neuve et qu'elle portait un accessoire que jamais canne de pêche n'avait connu en Ossau : un gros bouchon peint en rouge et blanc, de quoi faire fuir à toute allure les truites qui s'ébattent ou chassent dans l'eau claire du torrent.
    Oui, il venait du monde... des touristes, des pêcheurs. Parmi eux il y en avait un qui semblait bien être celui qu'il disait. Elle ne se souvenait pas quand il était passé ici la dernière fois : peut-être cinq jours, peut-être dix, peut-être quinze. Il passait tellement de monde qu'elle n'y faisait pas attention surtout lorsqu'il s'agissait d'habitués.
    Il s'attarda, prit le café, puis un verre d'armagnac. Assis face à la porte, il lisait le journal, attentif à toutes les sorties et plus encore aux entrées. Quand elle lui appoita la note, il l'examina attentivement, refit l'addition, lui fit remarquer une erreur de trois francs et reprit la somme dans l'assiette.
    Il revint, essaya encore de faire causer Phine. Est-ce que son ami le pêcheur était revenu ? Quand il venait, ne rencontrait-il pas un autre ami ici ? Non... Il n'était pas revenu ; il trinquait tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre, il connaissait tous les habitués, mais ne paraissait pas en fréquenter un plus particulièrement.
    Un jour, tandis qu'il pêchait, dans les sapinières, trois bûcherons passèrent et le voyant s'immobilisèrent, stupéfaits. Assis sur l'herbe de la berge, à un endroit où, sur un petit replat, l'eau formait une belle vasque ronde, immobile et limpide, l'homme avait trempé le fil de sa ligne jusqu'au bouchon, attendant que les soubresauts de celui-ci lui annoncent que la truite mordait à l'appât.
    Ils racontèrent l'histoire à l'auberge où il y avait pleine tablée et quand il revint il fut accueilli de quolibets indirects sur les pescofis de la Ville qui pêchaient les truites en montagne comme des goujons dans le canal à Toulouse. Ils s'acharnèrent sur lui car il était suspect à tous ces gens qui flairaient plus ou moins en lui un agent de la « Secrète », indésirable pour eux en ces lieux.
    On ne le revit plus. La chaîne remontée maillon par maillon jusqu'à l'auberge s'était cassée là.

    Ce fut pour Phine une occasion de plus de haïr la République. On avait bien su trouver de l'argent pour rechercher chez elle un homme qui n'était pas un voleur puisqu'il n'enlevait rien à personne tandis qu'on n'en avait pas eu pour retrouver celui qui avait volé à une pauvre femme le montant de ses économies.
    Et non seulement la République l'avait volée, non seulement elle l'avait laissée voler, mais voilà maintenant qu'elle la mettait sur la paille en ruinant une partie de son commerce.
    Il était fini le beau temps où, pour la même opération, elle touchait de la main droite avec l'Aragonais et de la main gauche avec le pêcheur.
    Alors, par vengeance plus que par besoin, car, avec sa pension, ses bénéfices légitimes et ses biens, elle avait encore de quoi vivre très largement, elle se fit la complice de tous les délinquants. Son auberge devint un centre de signalisation. Un volet fermé ou ouvert, une serviette lavée et mise à sécher à tel endroit signalait la voie libre ou au contraire dangereuse pour le délinquant, forestier, chasseur, pêcheur. L'homme, fouillant du haut de la montagne les abords de l'auberge avec la lunette qui est le premier outil d'un tel métier, attendait, une heure, deux heures, le temps qu'il fallait pour descendre et passer sans danger.
    Les gendarmes, les douaniers, les petits fonctionnaires municipaux, cantonaux et
d'État y fréquentaient toujours et y étaient traités poliment, par nécessité de métier, mais si Phine les servait, elle ne leur causait guère.
    Son cœur était avec l'autre clientèle. De même qu'il y a dans les grandes villes un
« milieu » de crime, il y a dans les coins reculés de la montagne un « milieu » du délit et Phine était pour ce milieu ce qu'est, pour l'autre milieu, le patron du bar interlope.
    On ne se cachait point d'elle, la sachant tenue à la discrétion future en raison de sa discrétion passée et à la prudence à la suite de quelques aventures auxquelles elle avait été mêlée, telle le meurtre, dans la salle même du débit, d'un berger par un Espagnol, meurtre camouflé, d'un commun accord, par l'assistance en un accident d'ivrogne tombé au gave en sortant de l'auberge.

     Suite../..

   Sources

  • L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
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