INSI, lentement, au Madelon's bar du Haut Ossau, les années passent. Phine devient de plus en plus sauvage, de plus en plus autoritaire, sombre, aigrie, révoltée, méchante.
Tous la craignent. Aucun n'oserait lever la main sur elle. Même sans ses terribles chiens, on la sait capable de saisir d'un revers de main la hache du foyer, un litre, un lourd tisonnier et de se défendre comme un homme.
Aucun même, malgré son passé connu de tous, n'oserait lever le bas de sa jupe.
Dès le premier été passé à l'auberge après la guerre elle a pris des amants ; maintenant encore, quand quelque jeune berger espagnol, après quinze jours de montagne, tourne autour d'elle, elle ne se refuse pas.
Elle les prend sans qu'un sentiment d'amour ou sans qu'un intérêt la guide. Elle n'aime pas plus son partenaire qu'elle n'aime le passant qui l'aide à décharger un mulet. En cette affaire, ils sont quittes. Elle n'accepterait rien, mais elle ne donne rien. Son lit et la table d'auberge sont deux meubles différents.
L'homme, admis gratuitement au premier, n'est, quand il consomme au second, qu'un simple client qui paie comme les autres.
Elle livre son corps, mais elle ne donne que cela : c'est la seule chose qui, dans l'auberge de Phine, se consomme gratuitement.
Les années passent... Phine vieillit et se dessèche plus encore. De corps et d'âme. Elle n'attend rien des humains. Ses seuls parents sont de lointains cousins qu'elle rudoie quand ils sont chez elle plus encore que tous autres, s'imaginant qu'ils viennent pour s'assurer de sa succession.
Elle n'attend plus rien de la vie. Nul événement malheureux pour les autres ne peut faire souffrir son cœur de pierre. Nul événement heureux ne peut faire sourire sa bouche édentée.
Elle mourra et, ce jour-là, le Bon Dieu, malgré sa Science infinie et sa Sagesse, sera bien en peine de savoir sur laquelle de ses trois voies de triage, il devra aiguiller cette âme responsable de tant de péchés et, cependant, si peu vicieuse au fond.
Mais quel que soit le sort de cette âme, il est certain que de sa place au Paradis ou au Purgatoire ou en Enfer, Phine poussera un terrible cri de rage le jour où, après avoir longuement fouillé toute la maison, ses héritiers découvriront sous une planche du grenier le pot de confit où il n'y aura pas de pièces d'or mais que la vieille Ossaloise aura, jusqu'à son dernier jour, travaillé à remplir avec du papier de cette voleuse de République !
FIN
Sources
- L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
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