La vallée d'Ossau :
Culture et Mémoire
PHINE HÉMNE d'AÙSSAÙ
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UAND, allant de Pau à Saragosse par le Col du Portalet, vous aurez dépassé Gabas, vous arriverez en un point d'où se voit, au fond d'une gorge abrupte et boisée, la masse énorme et chauve du Pic-du-Midi d'Ossau. Arrêtez-vous devant l'auberge à gauche.
Un coup de klaxon. Au bruit, une vieille femme ouvrira la porte de la maisonnette et apparaîtra dans l'encadrement comme une araignée au milieu de sa toile. Comme l'araignée, en effet, elle est noire, comme l'araignée elle est maigre, comme l'araignée elle est velue et si vous franchissez le seuil de sa tanière, vous serez la mouche de son festin.
S'il est étranger, nul ne sort de cet antre sans y avoir été rançonné, grugé, dépouillé. S'il est du pays, il n'est volé qu'à moitié.
Quel âge a-t-elle ? Soixante-cinq ans, disent les gens de Gabas qui la connaissent depuis longtemps. Mais, à l'aspect, il est impossible de lui attribuer ce chiffre d'années plutôt que cinquante-cinq ou soixante-quinze.
Elle est maigre comme l'isard en mars. Les muscles des bras et du cou, tordus et
noueux, saillent sous la peau comme, hors du sol affouillé par les eaux, les racines des vieux pins. Même en plaine, elle a le pas cassé, l'allure saccadée du montagnard qui, en descente, doit à chaque foulée faire frein de ses muscles et marquer un temps d'arrêt pour rester maître de son allure.
Sa peau n'est plus qu'un cuir brunâtre où le temps a buriné des rides. Par ci par là,
touffus et embroussaillés, des poils gris ont poussé sur son visage, sortent des oreilles et des narines. Sa bouche édentée, sous un nez en bec d'aigle, sabre la face d'une entaille noire que ne plisse jamais un sourire. Sa voix aiguë et caquetante est celle d'une vieille poule.
Du fichu qu'elle porte sur la tête et qu'elle noue sous le menton s'échappe une natte longue et fournie mais les cheveux, mouillés par les neiges, les averses et les brouillards, séchés par le vent d'Espagne, brûlés par le soleil, sont secs, ternes et décolorés comme ceux, délavés par les embruns salés, des femmes d'Ouessant ou de Sein.
Sous l'orbite très creuse, son regard noir et fixe comme celui d'un rapace, fouille dans la pensée secrète de l'interlocuteur sans se laisser jamais pénétrer et sans jamais rien déceler de ses propres sentiments.
Elle est grande, aussi droite qu'un sapin de la forêt de la Mâture, plus robuste qu'une citadine de trente ans. Elle fait tous les gros travaux de l'auberge et fend son bois ; quand elle a sa hâche en mains, pas un bûcheron du haut Ossau n'oserait l'attaquer.
En vérité, quand on regarde cette créature de laquelle tout charme, toute grâce, toute douceur, toute féminité sont exclues, on a peine à croire qu'un tel être, d'aspect aussi asexué, ait jamais été et soit encore une femme.
Elle l'est cependant. Elle figure sur les registres de l'Etat-civil du village d'Espaète dans la basse vallée sous le nom de « Peyreget Delphine, Marie, Benoîte, née le 5 mars 1878 à trois heures de l'après-midi, de Jacques, Louis, Léonard, cultivateur, et de Dabat Catherine, Rosalie, son épouse ».
Elle n'a
pas eu la chance de naître « daune », fille aînée d'une famille sans enfant mâle et bénéficiant ainsi des privilèges du droit d'aînesse dont l'usage, malgré la loi, subsiste. Elle n'a pas pu coudre au bas de sa jupe rouge le liseré de ruban vert, signe de cet état. Elle n'a pas, en conséquence, connu les suffrages et les hommages des garçons qui, eux-mêmes cadets dans leur famille, essaient de sortir de cette infériorité en épousant une « daune » dont ils feront valoir les biens.
Autour du foyer, chez Phine, il y a, en plus du père et de la mère, sept enfants et
Phine, la plus jeune, a la dernière place, la plus petite.
Dès sa naissance, elle a été emmaillottée suivant l'ancien usage, une même pièce d'étoffe immobilisant les jambes, les bras et tout le corps du petit être. Puis, quand, après les relevailles, sa mère a eu besoin de vaquer librement aux soins du ménage, elle a mis l'enfant ainsi emmaillottée et debout dans un panier d'osier de même forme qu'elle a accroché à un gros clou fixé dans le mur. Ainsi, elle est sûre de retrouver deux heures plus tard sa fille à la même place, hors de portée des animaux de la maison et à l'abri de tout accident. Naturellement, les premières fois, l'enfant a pleuré, sangloté, crié, hurlé jusqu'à l'étranglement. La mère, qui en a déjà vu et entendu d'autres, ne s'en est pas émue et n'a prêté aucune attention à cette colère et à ces cris. Alors, au bout de très peu de temps, l'enfant, comprenant que pleurer ne serviraità rien, s'est tue.
Cette première expérience lui a d'ailleurs servi non seulement pour l'enfance mais pour la vie entière. Phine ne se plaint jamais sauf quand la coutume ou l'intérêt l'exige.
Elle verse des larmes et pousse des cris quand elle suit le cortège funèbre d'une parente ou d'une voisine parce que la coutume est de crier et de pleurer même quand la défunte est une ennemie détestée. De même, elle mouille sa voix de sanglots quand, pendant la saison, elle vend aux étrangers des truites braconnées par les bergers d'Artouste ou de Pombie. A la cliente qui marchande, elle parle de sa misère et essaie de l'apitoyer.
Mais dès qu'elle a franchi la porte du cimetière ou dès que la cliente a payé, très fière d'avoir obtenu le rabais de quarante sous par livre qu'elle demandait, Phine sèche ses yeux et reprend sa voix ordinaire. La morte— n'est-ce pas — est bien là où elle est ; elle n'ira plus tirer du vin à la barrique en l'absence de son homme et ses gosses auront moins de coups et plus de pain. Quant à la cliente et aux truites, Phine au fond d'elle-même, triomphe et se réjouit. Prévoyant un marchandage sévère, elle avait haussé de trois francs le prix auquel elle avait décidé de descendre plutôt que de manquer la vente. En acceptant deux francs de rabais, elle a encore un superbénéfice de vingt sous.
Phine est allée à l'école du village avec les autres petites filles. Comme les autres, elle n'a guère fait en classe qu'attendre l'heure de la sortie, n'ayant aucun goût pour ce travail abstrait et sachant que, s'il lui serait utile de savoirà peu près lire, écrire avec des fautes et compter jusqu'à la multiplication, tout le reste constituerait pour elle un bagage superflu.
La géographie ? En quoi peut-il lui être utile d'apprendre ce que sont des pays où elle n'ira jamais ? L'histoire ? Pourquoi s'intéresserait-elle à des gens qu'elle est sûre de ne jamais voir puisqu'ils sont morts ? Et quelle importance cela peut-il avoir pour une petite Ossaloise que la terre soit ronde ou plate ?
A la même époque, elle a suivi les cours du catéchisme et elle a récité, sans y rien comprendre, les demandes et les réponses du petit livre, aussi indifférente aux Commandements de l'Église qu'on lui faisait apprendre dans la Maison de Dieu qu'aux Droits de l'Homme et du Citoyen qu'on lui enseignait dans la Maison de la République. Quel est, dans la pratique, le Droit d'une citoyenne ossaloise de douze ans ? De quel Commandement relève-t-elle sinon de la trique de ses parents ? Ce qu'elle craint, ce n'est pas la Dextre du Seigneur, c'est la gifle maternelle.
Elle a fait « une bonne première communion ». Elle a suivi scrupuleusement tous les exercices de la retraite et elle a été sage pendant les longues cérémonies ; elle n'a pas brûlé son voile, elle n'a pas taché sa robe. Mais à aucun moment elle n'a ressenti un quelconque émoi. Elle n'a cependant pas été déçue, car elle n'avait rien espéré, rien imaginé. Jamais, en aucune circonstance, aucun personnage important n'a eu à s'apercevoir qu'elle existait ; pourquoi le Bon Dieu, le plus important de tous, s'occuperait-il d'elle ?
Dès le lendemain de la première communion, on l'a retirée de l'école : même pour une enfant de douze ans, il y a du travail à la maison. Elle a récuré le grand chaudron de cuivre rouge, jeté du grain aux poules, épluché les légumes, balayé la cour, gardé la chèvre le long de la route.
Elle n'a jamais été choyée, dorlotée, embrassée. Ses parents n'ont pas le temps et, quand on est la cadette de sept enfants, il faut attendre des frères et sœurs plus de coups que de baisers.
Elle ne se plaint pas cependant. Elle ne se sent pas malheureuse. Elle n'est pas malheureuse. Le malheur est plus relatif qu'absolu. Pour se sentir malheureuse, il lui faudrait le point de comparaison de petites filles plus heureuses qu'elle. Or, elle ne peut mettre sa vie en parallèle qu'avec celle de ses compagnes. De quoi se plaindrait-elle, en quoi s'estimerait-elle malheureuse puisque son existence est celle de toutes les autres petites filles du pays d'Ossau ?
Au contraire, si, cherchant un point de comparaison plus immédiat parmi ce qui l'entoure et ce qui vit de sa vie quotidienne, elle songe aux animaux domestiques, elle se sent plus heureuse qu'eux. Elle est mieux nourrie que le bétail ; elle ne couche pas, comme la vache, par terre et dans le fumier, mais dans une chambre et dans un lit ; pour travailler, elle n'est pas bridée et maintenue dans des brancards comme le cheval. Son frère, Saturnin, est méchant pour elle, mais il l'est moins que le chien
pour le chat.
Dans l'échelle double des taloches données ou reçues, elle est tout en bas au point de vue humain : elle en reçoit de tout le monde sans pouvoir en donner à personne, mais elle est tout en haut vis-à-vis des animaux, car elle les bat tous, tandis qu'aucun n'ose la battre, même s'il est le plus fort.
L'été, parfois, elle voit passer dans des landaus à quatre chevaux venant de Pau, des petites filles de son âge bien habillées. Quand elle monte aux Eaux-Bonnes, pendant la saison, elle les regarde jouer avec de belles poupées, manger des gâteaux et des sucreries, ayant des bonnes pour les servir et satisfaire leurs caprices.
Elle les regarde et ne les envie pas. Elles sont pour elle sur un plan supérieur à celui où elle vit, sans qu'entre les deux il y ait une passerelle ou une échelle. Supposer qu'une de ces petites filles vienne prendre sa place au foyer, donner un coup de balai à l'écurie et aider à laver la vaisselle tandis qu'elle irait s'asseoir dans les grands fauteuils de l'Hôtel des Princes, est une absurdité telle qu'elle ne lui est jamais venue à l'esprit. Si d'ailleurs, une de ces mamans l'invitait à venir manger, avec sa petite fille, des gâteaux à la pâtisserie, elle s'enfuierait épouvantée.
Elevée depuis les premiers jours de sa vie à la dure école des réalités, Phine ne cherche pas ce qu'elle ne peut atteindre. Elle ne rêve pas d'un sort plus heureux, pas plus que le crapaud ne rêve d'être papillon ou la tortue, hirondelle. Elle prend les gens comme ils sont et les jours comme ils viennent.
Le réalisme de son existence enfantine a tué en elle les germes mêmes de l'imagination, de la jalousie et même du simple désir.
Suite../..
Sources
- L.Le Bondidier, de l'Académie de Béarn, édition de l'Échauguette, Château fort de Lourdes, 1939
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