L'application de la charte de paix jusqu'au milieu du XVIe siècle
ette charte de paix fut intégralement appliquée, sans modification importante, jusqu'au XVIe siècle. Les deux vallées règlent leurs relations en dehors de l'ingérence de toute autorité supérieure et conservèrent une large autonomie à travers le Moyen âge.
Les documents abondent qui signalent le règlement d'incidents correspondant aux cas énumérés par la charte, en vertu de tel ou tel article. La tradition était si forte que, vers la fin du XVe siècle, les tarifs des compensations restaient ceux de 1328 ; mais la clause de sauvegarde financière permettait de mettre les victimes à l'abri des dévaluations, d'autant plus que les amendes avaient été évaluées en monnaie de compte et non en monnaie réelle.
Quand les incidents graves menaçaient la paix générale, la procédure d'arbitrage jouait immédiatement. Deux exemples suffisent à le prouver.
En 1472 un riche habitant de Lanusse, Pedro de Lanusse, se plaignait en vain auprès des jurats de sa vallée d'un vol de troupeau fait à son détriment par le clan du notaire de Sallent, Blasco Narros. Ce Pedro Lanusse avait un frère installé en Ossau ; il monta avec lui l'opération suivante :
des Ossalois franchirent la crête à Formiguière, s'emparèrent d'un troupeau de juments appartenant au notaire de Sallent, conduisirent les bêtes dans la ferme ossaloise des Lanusse. Celles-ci furent vendues à l'encan et l'argent partagé.
Le notaire Blasco Narros réclama en vain une compensation à la vallée d'Ossau ; le cas n'avait pas été prévu par la charte de paix, et d'ailleurs il s'agissait d'une affaire mettant aux prises, pour le principal, deux familles aragonaises. Furieux, le notaire se fit justice lui-même ; il vint en personne au port d'Aas, enleva des juments ossaloises et les vendit à son profit.
De vendetta en vendetta, les deux vallées étaient menacées d'un conflit général. Le 1 er septembre 1472, six prud’hommes d'Ossau se réunissent aux cabanes d'Anéou, pendant que six prud’hommes aragonais faisaient
de même à Formiguière.
Ils se rencontrèrent le 2, à la frontière, en présence de Bertrand de Coerey, notaire d'Ossau, et de Pedro Lacasa, notaire d'Aragon.
La pluie, puis la neige, s'étant mise à tomber, les deux délégations descendirent à Laruns. Aucun accord n'ayant été enregistré, deux arbitres furent désignés pour élaborer un compromis :
Bernard, seigneur de Sainte-Colome pour Ossau,
Miguel Sorrosal pour Tena.
Le 20 septembre à Laruns, ils rendirent leur sentence en très grande partie favorable aux thèses ossaloises :
les juments volées qui pourraient être retrouvées de part et d'autre seraient remises à leurs propriétaires, la vallée de Tena était condamnée à payer une amende de 50 écus pour violation de la charte de paix.
Tous les prud’hommes contresignèrent l'accord dont chaque syndicat reçut une expédition. Les arbitres profitèrent des circonstances pour ajouter à la charte un article tendant à prévenir le retour d'incidents semblables :
un particulier ne pourra aider un autre particulier qu'à condition de ne s'approprier aucun bien appartenant à un pazero. La nécessité de respecter de façon absolue la charte de paix fut réaffirmée solennellement Pour prix de leurs bons offices, les arbitres et les notaires reçoivent une somme d'un écu d'or.
Des arbitres se montrèrent aussi fermes peu après, en 1482. Deux Ossalois de Béon avaient saisi, sous prétexte de carnal, un cheval appartenant à Jayme Sanche Aznar de Doz, village de Tena, sur la route de Laruns.
Se référant à l'article XIX de la charte de 1328, interdisant le carne sur les chemins, Sanche Aznar se présenta à Béon, avec ses témoins, pour porter plainte ; ils durent s'enfuir sous la menace des armes et une seconde tentative n'eut pas plus de succès peu après.
Le 9 juillet 1482 fut désignée une commission d'arbitrage qui rendit sa sentence le 11 à Sallent. En vertu de la charte, elle condamna entièrement les Ossalois : la demande de compensation était légitime et devait être satisfaite ; en outre, tous ceux qui s'étaient opposés à la demande les armes à la main étaient condamnés à une amende de 60 sous par personne ; si les gens de Béon refusaient encore de payer, la vallée entière se substituerait à eux. Peu après, en juin 1513, des arbitres réunis en l'église paroissiale de Lanusse confirmèrent une fois encore le texte de la charte de 1328
Avec le début du XVIe siècle, l'application de la charte commençait à se heurter à un nouvel obstacle. Alors que durant tout le Moyen âge aucun conflit n'avait mis aux prises les vicomtes de Béarn et les rois d'Aragon, la rivalité entre ces princes devint très vive quand les Rois Catholiques eurent enlevé au Béarn presque toute la Navarre ; par la suite, la politique extérieure du Béarn fut contrôlée indirectement par la France, à une époque où ce royaume était souvent en guerre avec l'Espagne.
En second lieu, les souverains, au Nord comme au Sud des Pyrénées, étaient de plus en plus gagnés aux théories et aux pratiques absolutistes ; ils ne pouvaient souffrir l'autonomie des vallées pyrénéennes, défi permanent à leur autorité.
Désormais habitants d'Ossau et de Tena furent en butte aux exigences des pouvoirs centraux et durent louvoyer sans cesse pour maintenir, malgré ces derniers, des relations de bon voisinage.
La tentative de Jean d'Albret pour recouvrer la Navarre, en 1512, ouvrit cette période difficile pour les montagnards.
En juin 1512, deux délégations se rencontrèrent à Sallent, peu après le renouvellement de la charte de paix, « pour faire face aux difficultés du temps et aux guerres qui sont entre le royaume d'Aragon et le pays de Béarn ».
Elles tombèrent d'accord pour considérer que les querelles mettant aux prises leurs maîtres ne les concernaient pas directement : malgré la guerre, la charte de 1328 resterait en vigueur ; les marchands béarnais se rendraient à Canfranc et Sallent, les marchands aragonais à Laruns ; les troupeaux iraient sur les estibes le long de la zone frontalière.
Bien mieux, il fut entendu que, pour éviter tout domo aux troupeaux, les vallées s'avertiraient réciproquement de tous mouvements de troupes.
L'échec de la reconquête franco-béarnais Navarre entraîna la suspension des hostilités ; aucun combat n'a eu lieu vers le Pourtalet, les montagnards d'Ossau et de Tena n'eut pas à mettre en pratique un accord pour le moins discutable aux yeux de leurs souverains, sans que l'on puisse savoir si ces derniers en eurent connaissance.
Du 1er au 3 septembre 1517, toujours à Sallent, une autre réunion fit ressortir les menaces croissantes qui pesaient sur l'autonomie des vallées. Parmi les affaires banales de carnal ou de vol qui furent alors réglées, l'une d'entre elles doit retenir l'attention.
Un cheval appartenant à un Aragonais de Sandenis avait été saisi avec une charrette le blé par les bailes vicomtaux d'Ossau.
C'est la première fois qu'un document ossalois avoue l'intervention d'un officier vicomtal à l'encontre d'un habitant de Tena. A titre d'apaisement, les Ossalois acceptèrent de payer les compensations requises pour carnal illégal, bien qu'ils n'en eussent point été responsables.
Pour prévenir de nouvelles interventions semblables, injustifiables à leurs yeux, les syndics ajoutèrent une clause supplémentaire à la charte de paix : les pazeros s'engageaient à ne participer à aucune arrestation ou à des poursuites ordonnées à l'encontre d'un autre pazero en vertu d'un mandement estrange. Si le vicomte de Béarn voulait faire arrêter un habitant de Tena ou le faire poursuivre pour un chef d'accusation quelconque les Ossalois refuseraient d'appliquer cet ordre « étranger », et facteraient la fuite du délinquant ; les Aragonais agiraient de même en des cas comparables.
Ainsi complétée, la carta de patz fut confirmée une nouvelle foi à Gabas, le 20 août 1518 Ossau, DD 62, f°s 28-29 ; cette réunion fut provoquée par de graves désordres qui suivirent l'arrestation à Sallent. où de nombreux délits mineurs furent réglés conformément à son esprit. Cependant une nouvelle preuve d’accroissement de l'intervention vicomtale ou royale figure dans le procès verbal de la biste tenue à Sellent le 13 juillet 1524.
Les délégués rappelèrent l'interdiction réciproque de faciliter une action judiciaire en vertu d'un « mandement estrange », mais ils furent contraints de reconnaître le droit d'intervention des officiers du pouvoir central alors qu'aucune entrave n'avait jamais été apportée à la circulation des pazeros d'une vallée à l'autre, les syndics acceptèrent que ce droit de libre circulation fut retiré aux pazeros faisant l'objet d'un mandat d'arrêt nominal sur l'ordre du roi d'Aragon ou du seigneur de Béarn.
On voit que, tout en luttant pied à pied par des artifices de procédés, les syndics perdaient quand même du terrain.
1528, 1530, 1538 la charte présida toujours au règlement des querelles. Il en fut de même le 2 juin 1543, lors d'une assemblée au col des Moines 1518 Ossau, DD 66; cette réunion fait suite à l'échec d'une tentative de conciliation à Bielle, le 25 mai 1543.
où, pour la première fois, l'expression de frontera de Béarn et d'Aragon fut employée officiellement ; un nouvel article fut ajouté à la charte : interdiction, sous peine d'amende, de faire franchir la frontière à des bêtes malades ; les textes n'avaient ; parlé auparavant aucune menace d'épizootie.
En 1547, plusieurs juntes furent tenues à Sallent et à Gabas étant donné la fréquence des désordres. La politique de double-jeu menée par Henri II d'Albret entre la France et l'Espagne à propos du mariage de son héritière, Jeanne, contribuait à multiplier les difficultés entre vallées.
La crise menaça de devenir guerre ouverte en 1552. Au lendemain du mariage de Jeanne avec Antoine de Bourbon après la mort de sa femme, Marguerite, Henri II, vieilli et désabusé par des résultats de son alliance avec la France, reprit des intrigues plus complexes que jamais.
Il se rapprocha de Charles-Quint, lui laissant même entendre qu'il permettrait l'installation dans toutes les places du Béarn à l'exception de Navarrenx d'une armée espagnole placée sous le commandement du futur Philippe II, afin de lui permettre d'envahir la Guyenne.
Par goût maladif du double jeu, ou pour essayer de forcer la main aux Espagnols, Henri II d'Albret, au même moment, multipliant les rassemblements de troupes le long de la frontière pyrénéenne, fit distribuer ouvertement des arquebuses à tous les jurats du bas-pays pour constituer des milices urbaines.
Une guerre était imminente disait-on, avec les Espagnols. Ces bruits se répandirent au début du printemps 1552 ; ils étaient bien faits pour alarmer les montagnards dont les troupeaux commençaient à gagner les estives.
Les Jurats d'Ossau et de Tena décidèrent de tenir autant de bistes qu'il serait nécessaire « à cause des mouvements de guerre qui sont en cours ». Le 27 mai 1552, un projet fut élaboré ; en juin une double ratification eut lieu d'abord à Gabas, puis à Sallent. Deux personnages furent choisis pour exercer les fonctions exceptionnelles le cartapatzero mayor :
Miguel Martero de Tena devait instrumenté en Ossau,
Arnaud de Bonnemason d'Ossau en Tena.
Leur rôle été de veiller sur place au respect, par la partie adverse, de toutes prescriptions de l'accord.
Bien entendu ce dernier commençait par une nouvelle confirmation de l'antica carta de patz, puis posait pour principe que la guerre ne concernait pas directement les deux vallées qui, malgré leurs souverains, devaient tout faire pour maintenir la vie normale. En conséquence, les troupeaux pourraient aller dans les estibes pour pacager de jour et de nuit, le long de la frontière ; ils n'auraient à craindre aucun coup de main dirigé par un pazero d'une autre vallée.
Si le roi d'Aragon ordonnait à ses sujets de Tena d'organiser une expédition de pillage contre le bétail d'Ossau, les Aragonais sauraient bien éviter de trouver leurs adversaires et leurs troupeaux.
Dans tous les documents de Tena, Charles-Quint n'est jamais que « lo rey d'Aragon » : les montagnards refusaient de reconnaître les récentes transformations politiques de la péninsule ibérique.
Plus difficile serait la situation créée par l'arrivée de bandes armées étrangères aux vallées. Les dispositions prévues par l'accord pour faire face à une telle éventualité ne pouvaient être considéré, que comme une trahison par les souverains.
Afin d'éviter tout dommage au bétail, chaque vallée enverrait à sa voisine un messager spécial, porteur d'une lettre secrète, et scellée, annonçant à l'avances les mouvements des troupes dont on serait averti par les ordres.
Immédiatement, les bêtes seraient retirées des estibes et rassemblées dans les basses vallées ; les ports seraient ainsi livrés sans dommage aux armées ennemies, les montagnards attendant tranquillement et dans l'indifférence qu'elles aient fini d'en découdre s'il y a mieux, ou pire, selon le point de vue. Si des habitants des Vallées étaient convoqués par leur souverain à des réunions, des assemblées, des conseils où serait question d'organiser une expédition militaire à travers les Pyrénées, on s'avertirait réciproquement dans les moindres délais.
Il valait donc mieux pour Henri II d'Albret qu'il n'y eut point d'Ossalois dans son État-major. Afin de prévenir toute violation de ces prescriptions, les délégués décidèrent que tous les dommages causés aux biens et aux personnes dans une vallée par les troupes venant de l'autre vallée, seraient entièrement indemnisés par les habitants de cette dernière s'ils avaient omis d'envoyer le messager confidentiel avertissant les pazeros du danger.
La totalité des biens des deux vallées était engagée à titre de garantie financière. Cavaillès a qualifié ce genre d'accord de « sur-séances de guerre. » Les pasteurs d'Ossau et de Tena avaient trouvé le meilleur moyen pour se mettre à l'abri de toute razzia de bétail.
Ils semblent avoir été les initiateurs d'un système qui devait connaître une grande force jusqu'au XVIIIe siècle. Par exemple, en 1648 encore, les gens de Barèges et de Bielsa s'engagèrent à s'avertir de façon plus particulières ; en 1750 un accord similaire entre Biaisa et Saint-Béat fit jouer la surprise de Castel-Léon.
Le développement de l'économie d'argent, des échanges commerciaux, avec la mise en exploitation de mines dans la vallée d'Ossau, imposait le rajeunissement de la carta antica de patz. Le 2 août 1562, à l'occasion d'une junte tenue à Sallent, les syndicats se mirent d'accord à ce sujet.
Les articles de la charte primitive furent confirmés, puis complétés par l'adjonction d'une dizaine de paragraphes. Ceux-ci étaient consacrés aux problèmes posés par les emprunts d'or, d'argent, de monnaie et par les prêts de marchandises.
L'emprunteur devait obligatoirement consigner tous ses biens à titre de garantie. En cas de saisie pour dettes contractées sous ce régime, la procédure était la suivante : le créancier se rendait au village du débiteur et sommait trois jurats de prononcer contre le défaillant la contrainte par corps.
Les jurats interdisaient au débiteur de quitter le village jusqu'à l'expiration d'un ultime délai pour rembourser sa dette ; la vente à lencan intervenait ensuite. Par rapport à l'ancien droit deux innovations furent introduites :
le créancier pouvait faire vendre tous les biens de son débiteur, maison et meubles compris ; si le montant des anchères ne remboursait pas en totalité la créance, la différence n'était pas à la charge de la communauté mais constituait une perte sèche pour le créancier. Pour la première fois on portait atteinte, de façon expresse, au principe antique de la solidarité financière collective des habitants d'un village, du vic ou de la vallée entière envers un pazero.
Par contre, cette solidarité était maintenue pour toutes les affaires relatives à l'économie pastorale.
A côté de cette restriction, il y eut par contre une extension du champ d'application de la charte. Une nouvelle fois les pazeros affirmèrent qu'ils ne participeraient pas à une exécution judiciaire, saisie ou arrestation, décidée à l'encontre d'un autre pazero par une autorité étrangère au syndicat des vallées. Jusqu'en 1562, les prescriptions contenues dans la charte, et dans les additifs, n'étaient applicables que dans les limites administratives des vallées ; désormais elles furent étendues à l'ensemble du Béarn et de l'Aragon.
Cette disposition était importante, car elle renforçait les prétentions autonomistes. Si, par exemple, un marchand ossalois et un marchand de Tena se trouvaient en désaccord à propos d'une affaire conclue au marché de Pau ou de Jaca, ils s'engageaient à ne pas soumettre leur différend aux autorités judiciaires régulières ; leur plainte devait être adressée aux syndicats montagnards qui réglaient la question à l'occasion des bistes traditionnelles au printemps suivant.
La solidarité entre pazeros était donc très largement étendue dans l'espace. Ce fut la dernière victoire importante des pazeros ; désormais la pression des autorités centrales ne cessa de gêner la libre application de la charte de paix.
L'intervention des pouvoirs centraux et le déclin progressif des traités.
Sources
- Pierre Tucoo-Chala, Traité de Lies et Passeries du M-Age à la Révolution, Ossau et Tena
- Photos, Collections particulières
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