La charte de paix de 1328
ombreux sont les exemples de coopération entre des communautés pastorales situées sur les deux versants des Pyrénées.
Ces relations s'inscrivaient dans le cadre de traités conclus par les vallées, traités connus sous le nom général de Lies et Passeries, qui n'ont pas encore fait l'objet d'une étude synthétique L'excellente étude de H. CAVAILLES, « Une fédération pyrénéenne sous l'Ancien Régime. Les traités de lies et passeries », dans Revue Historique, 1910, p. 1-34 et 241-276, n'est encore qu'une esquisse ; du même auteur voir, La vie pastorale dans les Pyrénées des Gaves..., Paris, Colin, 1931 ; dans l'impossibilité de citer ici tous les travaux récents sur ce vaste sujet, comme ceux de J. ITURALDE, Y. SUIT, V. FAIREN, F. IDOATE, signalons ceux qui peuvent être directement utilisés pour Ossau-Tena : B. DRUENE, « Les Lies et passeries, spécialement pendant la guerre de Succession d'Espagne », Actes du 2e Congrès entern d'études pyrénéennes, t. 7, section VI (la frontière franco-espagnole), Toulouse, Privat, 1962 ; J-M. GUILERA, Los pactos de facerias en los Pireneos y algunos conflictos con la Mesta aragonesa », Cuadernos de Historia J. Zurita, n° 14-15, Saragosse, 1963, communication au IV° Congrès intern des études pyrénéennes ou notre étude a été également présentée ; M. LUCAS, M. ROSA MIRALLES, « Una carta de paz entre los valles de Tena y Ossau » (1646), dans Revista Pireneos, n° 24, Saragosse, 1952, p. 235-295; dans la même revue, n" 39-42, 1956, on trouvera une description topographique détaillée, avec
photographie aérienne, de la frontière Ossau-Tena, dans l'article de B. DRUENE, « Les débuts de la campagne de 1793 aux Pyrénées centrales et le combat de la Caze de Broussette ».
Une telle vue d'ensemble ne sera possible qu'après la publication de monographies précises consacrées aux contacts entretenus, à travers les siècles, par chaque groupe de vallées de part et d'autre de la ligne de faîte. Trop souvent, le manque de documents ne permet pas d'étudier avec une continuité suffisante le devenir d'un traité de lies et passeries. Grâce aux archives du syndicat de la vallée d'Ossau et à quelques documents conservés dans le val de Tena Ces archives du syndicat d'Ossau étaient conservées dans le sagrari de l'église Saint-Vivien à Bielle et ont été transportées aux archives départementales des Basses-Pyrénées auxquelles renvoient toutes nos références, sauf indication contraire ; par contre les archives de Tena ont été plus dispersées :
ÀA Panticosa, se trouve encore un cartulaire avec diverses copies du XVIIe siècle ; d'autres textes sont dans les archives de Protocolos à Saragosse et dans un volume de 129 pages, datant du XVIIe siècle, conservé à la bibliothèque de la Seo à Saragosse. une telle entreprise est possible pour ces communautés.
Situées de part et d'autre du col du Pourtalet, ces deux vallées ont toujours entretenu d'étroites relations qui furent la réplique, dans un cadre géographique plus restreint, de celles qui rapprochèrent Béarn et
Aragon. Sur ce sujet voir aussi les études de J. M. LACARRA, Gaston de Béarn y Zaragoza, Pireneos, n° 23, 1952 ; Un arancel de aduanas del siglo XI, Actes du 1er Congrès intern des études pyrénéennes, t. VI, section V, Saint-Sébastien, 1950) et P. TUCOO-CHALA (Les relations économiques entre le Béarn et les pays de la couronne d'Aragon, XIIIe-XVe siècles, dans Bull philologique et hist. du comité des travaux hist. et scientifiques, 1957, p. 115, sq; La vicomté de Béarn et le problème de sa souveraineté des origines à 1620, Bordeaux, Bière, 1961).
Malgré des lacunes dans la documentation, l'historien dispose de textes qui permettent une étude suivie, du début du XVIe siècle à la
veille de la Révolution, ce qui est rare, voire exceptionnel.
La charte de paix de 1328
Plusieurs copies permettent de connaître la Carta de patz, signée à Sallent, le 13 août 1328, par les habitants de Tena et d'Ossau. Ce document est donc un des plus anciens traités de lies et passeries connus jusqu'à maintenant ; seul semble antérieure la paix signée en 1314 par Lavedan et Tena, texte publié par A. MEILLON, Histoire de la vallée de Cauterets, 2 voL, t. II, p. 486, sq. Le texte intégral de la charte Ossau-Tena de 1328 dont la meilleure version semble Ossau DD 61 copie de la fin du XIVe siècle, est publié, avec toutes les indications critiques nécessaires par P. TUCOO-CHALA, Traités de lies et passeries des archives ossaloises (publication de textes) dans Anuario de Estudios Medievales, t. II, Barcelone, 1966.
Cette charte de paix remplaçait un document plus ancien, aujourd'hui perdu, et qui devait probablement remonter au XIII e siècle. Il est certain, que dès le Xe XIIe siècles, il y avait eu des accords verbaux entre les deux vallées car la géographie et des genres de vie identiques imposaient des relations de voisinage renforcées par les liens politiques.
Si l'on en croit certains historiens, Tena aurait été placée sous le contrôle des premiers vicomtes de Béarn Cette affirmation, due à Zurita, est d'ailleurs controversée : selon cet auteur Sanche 1er de Navarre aurait donné la vallée de Tena à Centulle II de Béarn (905-940 ?) ; voir LABORDE-LORBER, Histoire de Béarn, t. I, p. 148, et il est établi que Centulle de Béarn (1058-1090) avait un droit de regard sur cette vallée du haut Aragon. Centulle V avait droit de gîte sur plusieurs vassaux de Tena ; l'un deux l'assassina traîtreusement pendant un séjour dans cette vallée (voir P. MARCA, Histoire de Béarn, éd. Dubarat, t. I, p. 348 et 418-421).
Au XII e siècle, les palois furent, avec les Aspois, les principaux artisans d'une politique de rapprochement avec l'Aragon qui fit des vicomtes de Béarn les vassaux des rois d'Aragon, puis permit l'installation à Orthez de la famille catalane des Moncade P. Tucoo-CHALA, op. cit., et MIRET Y SANS, La casa Moncada y el vizcondado de Bearn, dans Boletin de la Real Academia de Buenas letras de Barcelona, t. I, 1901-1902.
Plusieurs raisons expliquent la conclusion de l'accord de 1328.
Les deux parties voulaient mettre fin à un conflit préjudiciable à tous et remédier aux insuffisances des accords antérieurs. Surtout, à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, Ossau et Tena, eurent le même souci :
codifier dans des documents irréfutables des pratiques pastorales consacrées par l'usage mais ne reposant que sur des conventions orales.
A ce souci correspondent plusieurs actes significatifs :
Tena traite aussi bien avec ses voisins de Broto (1318), qu'avec ceux du Lavedan (1314 et 1318) ou d'Ossau.
Pour les Ossalois, l'accord avec Tena vient après ceux signés avec Pau (1276), Canfranc (1276) et la vicomtesse de Béarn pour le Pont-Long (1319) Tous ces textes se trouvent dans le Cartulaire d'Ossau, dit « Livre
Rouge d'Ossau », arch. du syndicat AA 1.
Après d'assez longues négociations, deux imposantes délégations se retrouvèrent à Sellent, le 13 août 1328, pour la ratification solennelle de la Carta de patz. La vallée d'Ossau était divisée en trois Vics (Laruns, Bielle, Arudy), celle de Tena en trois Quiñones ; pour souligner la solennité de l'acte de 1328, les deux communautés ne se sont pas contentées de déléguer leurs syndics et les représentants de chaque vic ou quiñon, mais les jurats ou procureurs de tous les villages sont venus à Sallent ; pour Ossau, Sainte-Colome, Arudy, Louvie-Juzon, Izeste, Castet, Bielle, Bilhères, Laruns, Gère, Belesten, Aste, Béost, Aas, Assouste ; pour Tena, Sallent, Lanuza, Panticosa, les trois chef-lieux des quiñones, Escarilla, El Pueyo, Tramacastilla, Pieddrafita ; pour la vallée de Tena on peut consulter l'étude géographique de V. CASAS TORRES, J. M. Font -Ote, dans El valle de Tena, Pireneos, n° 2, 1945. Après avoir entendu la messe dominicale en l'église de Sallent, quelques procureurs agissant en leur nom et en celui de tous leurs compatriotes jurèrent sur la Croix et les Évangiles de respecter et de faire respecter toutes les clauses prévues par la charte de paix.
Désormais Ossalois et habitants de Tena n'étaient plus de simples bezinos, des voisins contraints d'entretenir quelques relations, mais des pazeros, des cartapazeros, des amis, des alliés dont les rapports étaient régis par un code commun fort détaillé.
Exception faite du premier paragraphe consacré au serment, ce document comprenait trente articles.
Si leur présentation est loin d'être systématique, les rédacteurs eurent quand même le souci remarquable pour l'époque de répartir de façon assez logique les diverses rubriques. En systématisant, on peut isoler dans ce texte trois thèmes principaux :
la garantie des personnes,
la garantie des biens, les divers types de procédure à suivre en cas de violation des accords.
Dans l'ensemble on retrouve un esprit général tout à fait comparable à celui des Fors de Béarn, antérieurs de deux siècles. Le vieux formalisme du droit coutumier est strictement respecté ; la procédure reste marquée par l'importance des gestes rituels gardant une valeur presque magique ; pour résoudre les conflits on n'a recours qu'à l'antique méthode des colonies, paiement de compensations par l'agresseur, à la victime ou à ses héritiers.
Parfois les rédacteurs ont repris des formules utilisées entre Ossau et Canfranc, Tena et Levedan.
Les premiers articles (II à V) règlent les rapports entre les personnes en fixant le tarif des amendes dues par l'agresseur (l'afamado, homme qui a mauvaise réputation) à sa victime ou à ses héritiers.
Le législateur a essayé de prévoir tous les cas pouvant entraîner soit la mort, soit des plaies ouvertes. Un meurtre coute 900 sous Morlaàs à l'assassin qui doit s'acquitter en deux échéances payables le 1er mai cette date est retenue dans tous les cas pour les versements des amendes.
Celui qui sectionne un bras ou bien un pied, une main, une oreille, le nez, ou crève un œil de son adversaire donne 450 sous ; mais la victime de plusieurs mutilations ne reçoit que 450 sous que pour l'une d'entre elles, les autres étant tarifées à 200 sous.
Toute blessure faite avec une lame était une blessure majeure quelle que soit sa dimension ; il en coûtait 100 sous. Les blessures ouvertes faites avec la main, un bâton, une pierre ou tout autre objet précise le code, étaient mineures et ne valaient que 60 sous.
Par contre, les injures ou les coups n'entraînant pas de blessures ouvertes ne donnaient lieu à aucune compensation.
La charte de 1328 prévoit le cas de légitime défense. Afin de protéger les biens des habitants, le vol était interdit entre gens des deux vallées (article XXII).
Comme il n'y avait aucune force publique chargée de faire respecter cette interdiction, les législateurs considéraient que face à un voleur surpris en flagrant délit, le volé était en état de légitime défense ; il pouvait donc le tuer ou le mutiler sans être exposé à des poursuites. Une telle mesure générale n'était pas suffisante pour protéger contre tous les accidents le bien le plus précieux de ces montagnards : le bétail.
Une réglementation minutieuse du droit de saisie
du droit de carnal, répond à cette préoccupation majeure (articles XVI à XX).
Sauf accord particulier, les troupeaux ne pouvaient franchir la crête entre le pic d'Anéou et le pic du Pourtalet tracé de la frontière fronco-espagnole actuelle pour aller pacager dans l'autre vallée. Ils pouvaient par contre circuler librement sur toutes les routes et les chemins des deux vallées, soit pour se rendre dans des pâturages du bas-pays, soit pour gagner les marchés.
Tout carnal était strictement interdit sur les routes et les chemins. D'autres mesures
restreignaient considérablement les possibilités de saisie, pour éviter de dangereuses rixes.
Aucune bête errante ou égarée ne pouvait être confisquée ; si le carnaleur prétendait que les bêtes étaient conduites par un berger, ce dernier était cru sur parole s'il affirmait, sous serment le contraire. En aucun cas le carnal ne s'exerçait à l'encontre de brebis et de chèvres gardées par un garçonnet.
Même quand le législateur reconnaissait le bien fondé de la saisie il cherchait à en restreindre le champ d'application ; le carnaleur ne pouvait jamais conserver que dix têtes de bétail. Lorsqu'un berger était surpris avec ses bêtes en flagrant délit de pacage, il cherchait à s'enfuir le plus rapidement possible en entraînant le troupeau.
Pendant cette course éperdue des bêtes pouvaient se blesser. La charte de paix précise que les bêtes restituées devaient être en parfait état sous peine d'une amende de 60 sous .
Enfin n'importe quel Ossalois ne pouvait exercer le carnal à l'encontre des troupeaux aragonais et réciproquement car il était un principe absolu : sur le territoire de la paroisse, seul un habitant de cette paroisse pouvait carnaler.
Toute bête prise en dehors des conditions fixées ci-dessus était un animal volé.
Le code distinguait le vol simple du vol avec effraction (articles IX à XIII). Dans les deux cas un tarif identique était appliqué par tête de bétail :
40 sous pour une bête ferrée,
30 pour une jument,
25 pour une vache,
20 pour un âne,
5 pour un porc,
3 pour un ovin, ce qui prouve l'abondance de ces derniers.
Si le vol avait été commis à l'intérieur de l'enclos attenant à la cabane du berger, donc avec effraction, on ajoutait une énorme amende de 900 sous somme équivalente à celle versée en cas de meurtre ainsi que 2 sous par tête de bétail, si le voleur avait choisi les plus belles bêtes pour les amener avec lui.
Le propriétaire du troupeau volé (toujours désigné par le mot senhor, ce qui est courant en béarnais du XIVe siècle) avait une garantie supplémentaire :
il pouvait faire majorer le tarif ci-contre à condition de jurer, avec trois de ses voisins, que son bétail valait davantage. Afin d'éviter les abus en la matière, ce serment devait avoir lieu dans le village du voleur, en présence de la population, ce qui devait décourager les apprentis parjures.
Le serment sur la Croix et les Évangiles est toujours au cœur de la procédure : c'est la preuve suprême.
Pour un crime, par exemple, l'accusateur doit produire des témoins et jurer avec eux qu'il dit la vérité, sur l'autel principal de Sainte-Marie de Sallent pour les Ossalois, sur celui de l'église de Laruns pour les gens de Tena.
Les témoins doivent remplir les conditions suivantes : être pazero et originaires du même village que la victime, avoir vu la scène ou entendu des cris. Deux témoins suffisent en cas de blessure.
L'accusé accablé par de tels serments est automatiquement condamné à verser la compensation (articles VI, VII). Il ne peut se disculper, en l'absence de tout témoin, que grâce à un serment solennel devant 24 prud’hommes de sa vallée en cas de meurtre, devant 6 en cas de blessure.
Les prud’hommes doivent prêter serment avec lui. La procédure est identique pour le vol de bétail, mais l'accusé doit jurer avec 7 voisins.
Aucune poursuite ne peut être engagée si les demandeurs ne respectent pas une procédure très précise.
Les plaignants se présentent devant la porte principale de l'église du village de l'accusé et réclament justice en touchant du doigt la serrure de cette porte.
Les villageois les introduisent ensuite dans l'église pour leur permettre de porter leur accusation sur la Croix et les Évangiles.
Si personne ne répondait, les plaignants parcouraient le bourg en réclamant la Croix et un Missel ; s'ils n'obtenaient pas satisfaction, ils quittaient le village et leur plainte était recevable comme s'ils avaient pu effectivement prêter serment.
Le plaignant et ses témoins, les prud’hommes cités par la défense étaient spécialement protégés : toute personne assez audacieuse pour les attaquer devait payer le double de la compensation prévue en cas de mort ou de blessure (article VIII).
La charte établissait le principe de la responsabilité financière collective. Si l'accusé ne pouvait payer l'amende, elle devait être versée à défaut, par sa famille ou son village ou son vic (un groupe de plusieurs villages appelé quiñon en vallée de Tena), ou enfin la vallée tout entière.
Pour plus de sûreté Guilhem de Casamayor du village de Pon en Ossau, et Bertrand deu Petro de Sallent en Tena, engagèrent tous leurs biens, meubles et immeubles ; ils étaient garants sur leurs biens de l'exécution de la cartes de patz.
Le dernier article prévoyait que la qualité d'habitant des deux vallées, donc de pazero, était retirée à toute personne restée absente de son village pendant plus d'un an et un jour.
Un tribunal d'arbitrage rassemblant 3 prud’hommes de chaque partie était habilité à recevoir des plaintes pour des délits non prévus par la charte de paix, qui n'était applicable que dans le ressort administratif de chaque vallée ; dans les cas graves, des conférences ( juntes en aragonais, bistes en béarnais ) devaient avoir lieu près de la frontière.
Ce document était donc un acte de droit privé réglant les relations entre les deux vallées, mais par ses conséquences il devenait un acte de droit public.
Les vallées s'attribuaient la puissance souveraine de conclure un traité que nous qualifierions d'international. A aucun moment, la charte n'invoque l'appartenance d'Ossau au Béarn et de Tena à l'Aragon.
La date ne se réfère qu'à « l'incarnation de Dios ». Un seul article fait, indirectement, allusion à l'existence d'un seigneur placé au-dessus des habitants des vallées (article VIII) :
le roi d'Aragon et le vicomte de Béarn avaient le droit à la moitié du montant de la compensation versée en cas d'agression contre un témoin ou un Prud’homme.
L'application de la charte de paix jusqu'au milieu du XVIe siècle
Cette charte de paix fut intégralement appliquée, sans modification importante, jusqu'au XVIe siècle. Les deux vallées règlent leurs relations en dehors de l'ingérence de toute autorité supérieure et conservèrent une large autonomie à travers le Moyen âge.
Les documents abondent qui signalent le règlement d'incidents correspondant aux cas énumérés par la charte, en vertu de tel ou tel article. La tradition était si forte que, vers la fin du XVe siècle, les tarifs des compensations restaient ceux de 1328 ; mais la clause de sauvegarde financière permettait de mettre les victimes à l'abri des dévaluations, d'autant plus que les amendes avaient été évaluées en monnaie de compte et non en monnaie réelle.
Quand les incidents graves menaçaient la paix générale, la procédure d'arbitrage jouait immédiatement. Deux exemples suffisent à le prouver.
En 1472 un riche habitant de Lanusse, Pedro de Lanusse, se plaignait en vain auprès des jurats de sa vallée d'un vol de troupeau fait à son détriment par le clan du notaire de Sallent, Blasco Narros. Ce Pedro Lanusse avait un frère installé en Ossau ; il monta avec lui l'opération suivante :
des Ossalois franchirent la crête à Formiguière, s'emparèrent d'un troupeau de juments appartenant au notaire de Sallent, conduisirent les bêtes dans la ferme ossaloise des Lanusse. Celles-ci furent vendues à l'encan et l'argent partagé.
Le notaire Blasco Narros réclama en vain une compensation à la vallée d'Ossau ; le cas n'avait pas été prévu par la charte de paix, et d'ailleurs il s'agissait d'une affaire mettant aux prises, pour le principal, deux familles aragonaises. Furieux, le notaire se fit justice lui-même ; il vint en personne au port d'Aas, enleva des juments ossaloises et les vendit à son profit.
De vendetta en vendetta, les deux vallées étaient menacées d'un conflit général. Le 1 er septembre 1472, six prud’hommes d'Ossau se réunissent aux cabanes d'Anéou, pendant que six prud’hommes aragonais faisaient
de même à Formiguière.
Ils se rencontrèrent le 2, à la frontière, en présence de Bertrand de Coerey, notaire d'Ossau, et de Pedro Lacasa, notaire d'Aragon.
La pluie, puis la neige, s'étant mise à tomber, les deux délégations descendirent à Laruns. Aucun accord n'ayant été enregistré, deux arbitres furent désignés pour élaborer un compromis :
Bernard, seigneur de Sainte-Colome pour Ossau,
Miguel Sorrosal pour Tena.
Le 20 septembre à Laruns, ils rendirent leur sentence en très grande partie favorable aux thèses ossaloises :
les juments volées qui pourraient être retrouvées de part et d'autre seraient remises à leurs propriétaires, la vallée de Tena était condamnée à payer une amende de 50 écus pour violation de la charte de paix.
Tous les prud’hommes contresignèrent l'accord dont chaque syndicat reçut une expédition. Les arbitres profitèrent des circonstances pour ajouter à la charte un article tendant à prévenir le retour d'incidents semblables :
un particulier ne pourra aider un autre particulier qu'à condition de ne s'approprier aucun bien appartenant à un pazero. La nécessité de respecter de façon absolue la charte de paix fut réaffirmée solennellement Pour prix de leurs bons offices, les arbitres et les notaires reçoivent une somme d'un écu d'or.
Des arbitres se montrèrent aussi fermes peu après, en 1482. Deux Ossalois de Béon avaient saisi, sous prétexte de carnal, un cheval appartenant à Jayme Sanche Aznar de Doz, village de Tena, sur la route de Laruns.
Se référant à l'article XIX de la charte de 1328, interdisant le carne sur les chemins, Sanche Aznar se présenta à Béon, avec ses témoins, pour porter plainte ; ils durent s'enfuir sous la menace des armes et une seconde tentative n'eut pas plus de succès peu après.
Le 9 juillet 1482 fut désignée une commission d'arbitrage qui rendit sa sentence le 11 à Sallent. En vertu de la charte, elle condamna entièrement les Ossalois : la demande de compensation était légitime et devait être satisfaite ; en outre, tous ceux qui s'étaient opposés à la demande les armes à la main étaient condamnés à une amende de 60 sous par personne ; si les gens de Béon refusaient encore de payer, la vallée entière se substituerait à eux. Peu après, en juin 1513, des arbitres réunis en l'église paroissiale de Lanusse confirmèrent une fois encore le texte de la charte de 1328
Avec le début du XVIe siècle, l'application de la charte commençait à se heurter à un nouvel obstacle. Alors que durant tout le Moyen âge aucun conflit n'avait mis aux prises les vicomtes de Béarn et les rois d'Aragon, la rivalité entre ces princes devint très vive quand les Rois Catholiques eurent enlevé au Béarn presque toute la Navarre ; par la suite, la politique extérieure du Béarn fut contrôlée indirectement par la France, à une époque où ce royaume était souvent en guerre avec l'Espagne.
En second lieu, les souverains, au Nord comme au Sud des Pyrénées, étaient de plus en plus gagnés aux théories et aux pratiques absolutistes ; ils ne pouvaient souffrir l'autonomie des vallées pyrénéennes, défi permanent à leur autorité.
Désormais habitants d'Ossau et de Tena furent en butte aux exigences des pouvoirs centraux et durent louvoyer sans cesse pour maintenir, malgré ces derniers, des relations de bon voisinage.
La tentative de Jean d'Albret pour recouvrer la Navarre, en 1512, ouvrit cette période difficile pour les montagnards.
En juin 1512, deux délégations se rencontrèrent à Sallent, peu après le renouvellement de la charte de paix, « pour faire face aux difficultés du temps et aux guerres qui sont entre le royaume d'Aragon et le pays de Béarn ».
Elles tombèrent d'accord pour considérer que les querelles mettant aux prises leurs maîtres ne les concernaient pas directement : malgré la guerre, la charte de 1328 resterait en vigueur ; les marchands béarnais se rendraient à Canfranc et Sallent, les marchands aragonais à Laruns ; les troupeaux iraient sur les estibes le long de la zone frontalière.
Bien mieux, il fut entendu que, pour éviter tout domo aux troupeaux, les vallées s'avertiraient réciproquement de tous mouvements de troupes.
L'échec de la reconquête franco-béarnais Navarre entraîna la suspension des hostilités ; aucun combat n'a eu lieu vers le Pourtalet, les montagnards d'Ossau et de Tena n'eut pas à mettre en pratique un accord pour le moins discutable aux yeux de leurs souverains, sans que l'on puisse savoir si ces derniers en eurent connaissance.
Du 1er au 3 septembre 1517, toujours à Sallent, une autre réunion fit ressortir les menaces croissantes qui pesaient sur l'autonomie des vallées. Parmi les affaires banales de carnal ou de vol qui furent alors réglées, l'une d'entre elles doit retenir l'attention.
Un cheval appartenant à un Aragonais de Sandenis avait été saisi avec une charrette le blé par les bailes vicomtaux d'Ossau.
C'est la première fois qu'un document ossalois avoue l'intervention d'un officier vicomtal à l'encontre d'un habitant de Tena. A titre d'apaisement, les Ossalois acceptèrent de payer les compensations requises pour carnal illégal, bien qu'ils n'en eussent point été responsables.
Pour prévenir de nouvelles interventions semblables, injustifiables à leurs yeux, les syndics ajoutèrent une clause supplémentaire à la charte de paix : les pazeros s'engageaient à ne participer à aucune arrestation ou à des poursuites ordonnées à l'encontre d'un autre pazero en vertu d'un mandement estrange. Si le vicomte de Béarn voulait faire arrêter un habitant de Tena ou le faire poursuivre pour un chef d'accusation quelconque les Ossalois refuseraient d'appliquer cet ordre « étranger », et facteraient la fuite du délinquant ; les Aragonais agiraient de même en des cas comparables.
Ainsi complétée, la carta de patz fut confirmée une nouvelle foi à Gabas, le 20 août 1518 Ossau, DD 62, f°s 28-29 ; cette réunion fut provoquée par de graves désordres qui suivirent l'arrestation à Sallent. où de nombreux délits mineurs furent réglés conformément à son esprit. Cependant une nouvelle preuve d’accroissement de l'intervention vicomtale ou royale figure dans le procès verbal de la biste tenue à Sellent le 13 juillet 1524.
Les délégués rappelèrent l'interdiction réciproque de faciliter une action judiciaire en vertu d'un « mandement estrange », mais ils furent contraints de reconnaître le droit d'intervention des officiers du pouvoir central alors qu'aucune entrave n'avait jamais été apportée à la circulation des pazeros d'une vallée à l'autre, les syndics acceptèrent que ce droit de libre circulation fut retiré aux pazeros faisant l'objet d'un mandat d'arrêt nominal sur l'ordre du roi d'Aragon ou du seigneur de Béarn.
On voit que, tout en luttant pied à pied par des artifices de procédés, les syndics perdaient quand même du terrain.
1528, 1530, 1538 la charte présida toujours au règlement des querelles. Il en fut de même le 2 juin 1543, lors d'une assemblée au col des Moines 1518 Ossau, DD 66; cette réunion fait suite à l'échec d'une tentative de conciliation à Bielle, le 25 mai 1543.
où, pour la première fois, l'expression de frontera de Béarn et d'Aragon fut employée officiellement ; un nouvel article fut ajouté à la charte : interdiction, sous peine d'amende, de faire franchir la frontière à des bêtes malades ; les textes n'avaient ; parlé auparavant aucune menace d'épizootie.
En 1547, plusieurs juntes furent tenues à Sallent et à Gabas étant donné la fréquence des désordres. La politique de double-jeu menée par Henri II d'Albret entre la France et l'Espagne à propos du mariage de son héritière, Jeanne, contribuait à multiplier les difficultés entre vallées.
La crise menaça de devenir guerre ouverte en 1552. Au lendemain du mariage de Jeanne avec Antoine de Bourbon après la mort de sa femme, Marguerite, Henri II, vieilli et désabusé par des résultats de son alliance avec la France, reprit des intrigues plus complexes que jamais.
Il se rapprocha de Charles-Quint, lui laissant même entendre qu'il permettrait l'installation dans toutes les places du Béarn à l'exception de Navarrenx d'une armée espagnole placée sous le commandement du futur Philippe II, afin de lui permettre d'envahir la Guyenne.
Par goût maladif du double jeu, ou pour essayer de forcer la main aux Espagnols, Henri II d'Albret, au même moment, multipliant les rassemblements de troupes le long de la frontière pyrénéenne, fit distribuer ouvertement des arquebuses à tous les jurats du bas-pays pour constituer des milices urbaines.
Une guerre était imminente disait-on, avec les Espagnols. Ces bruits se répandirent au début du printemps 1552 ; ils étaient bien faits pour alarmer les montagnards dont les troupeaux commençaient à gagner les estives.
Les Jurats d'Ossau et de Tena décidèrent de tenir autant de bistes qu'il serait nécessaire « à cause des mouvements de guerre qui sont en cours ». Le 27 mai 1552, un projet fut élaboré ; en juin une double ratification eut lieu d'abord à Gabas, puis à Sallent. Deux personnages furent choisis pour exercer les fonctions exceptionnelles le cartapatzero mayor :
Miguel Martero de Tena devait instrumenté en Ossau,
Arnaud de Bonnemason d'Ossau en Tena.
Leur rôle été de veiller sur place au respect, par la partie adverse, de toutes prescriptions de l'accord.
Bien entendu ce dernier commençait par une nouvelle confirmation de l'antica carta de patz, puis posait pour principe que la guerre ne concernait pas directement les deux vallées qui, malgré leurs souverains, devaient tout faire pour maintenir la vie normale. En conséquence, les troupeaux pourraient aller dans les estibes pour pacager de jour et de nuit, le long de la frontière ; ils n'auraient à craindre aucun coup de main dirigé par un pazero d'une autre vallée.
Si le roi d'Aragon ordonnait à ses sujets de Tena d'organiser une expédition de pillage contre le bétail d'Ossau, les Aragonais sauraient bien éviter de trouver leurs adversaires et leurs troupeaux.
Dans tous les documents de Tena, Charles-Quint n'est jamais que « lo rey d'Aragon » : les montagnards refusaient de reconnaître les récentes transformations politiques de la péninsule ibérique.
Plus difficile serait la situation créée par l'arrivée de bandes armées étrangères aux vallées. Les dispositions prévues par l'accord pour faire face à une telle éventualité ne pouvaient être considéré, que comme une trahison par les souverains.
Afin d'éviter tout dommage au bétail, chaque vallée enverrait à sa voisine un messager spécial, porteur d'une lettre secrète, et scellée, annonçant à l'avances les mouvements des troupes dont on serait averti par les ordres.
Immédiatement, les bêtes seraient retirées des estibes et rassemblées dans les basses vallées ; les ports seraient ainsi livrés sans dommage aux armées ennemies, les montagnards attendant tranquillement et dans l'indifférence qu'elles aient fini d'en découdre s'il y a mieux, ou pire, selon le point de vue. Si des habitants des Vallées étaient convoqués par leur souverain à des réunions, des assemblées, des conseils où serait question d'organiser une expédition militaire à travers les Pyrénées, on s'avertirait réciproquement dans les moindres délais.
Il valait donc mieux pour Henri II d'Albret qu'il n'y eut point d'Ossalois dans son État-major. Afin de prévenir toute violation de ces prescriptions, les délégués décidèrent que tous les dommages causés aux biens et aux personnes dans une vallée par les troupes venant de l'autre vallée, seraient entièrement indemnisés par les habitants de cette dernière s'ils avaient omis d'envoyer le messager confidentiel avertissant les pazeros du danger.
La totalité des biens des deux vallées était engagée à titre de garantie financière. Cavaillès a qualifié ce genre d'accord de « sur-séances de guerre. » Les pasteurs d'Ossau et de Tena avaient trouvé le meilleur moyen pour se mettre à l'abri de toute razzia de bétail.
Ils semblent avoir été les initiateurs d'un système qui devait connaître une grande force jusqu'au XVIIIe siècle. Par exemple, en 1648 encore, les gens de Barèges et de Bielsa s'engagèrent à s'avertir de façon plus particulières ; en 1750 un accord similaire entre Biaisa et Saint-Béat fit jouer la surprise de Castel-Léon.
Le développement de l'économie d'argent, des échanges commerciaux, avec la mise en exploitation de mines dans la vallée d'Ossau, imposait le rajeunissement de la carta antica de patz. Le 2 août 1562, à l'occasion d'une junte tenue à Sallent, les syndicats se mirent d'accord à ce sujet.
Les articles de la charte primitive furent confirmés, puis complétés par l'adjonction d'une dizaine de paragraphes. Ceux-ci étaient consacrés aux problèmes posés par les emprunts d'or, d'argent, de monnaie et par les prêts de marchandises.
L'emprunteur devait obligatoirement consigner tous ses biens à titre de garantie. En cas de saisie pour dettes contractées sous ce régime, la procédure était la suivante : le créancier se rendait au village du débiteur et sommait trois jurats de prononcer contre le défaillant la contrainte par corps.
Les jurats interdisaient au débiteur de quitter le village jusqu'à l'expiration d'un ultime délai pour rembourser sa dette ; la vente à lencan intervenait ensuite. Par rapport à l'ancien droit deux innovations furent introduites :
le créancier pouvait faire vendre tous les biens de son débiteur, maison et meubles compris ; si le montant des anchères ne remboursait pas en totalité la créance, la différence n'était pas à la charge de la communauté mais constituait une perte sèche pour le créancier. Pour la première fois on portait atteinte, de façon expresse, au principe antique de la solidarité financière collective des habitants d'un village, du vic ou de la vallée entière envers un pazero.
Par contre, cette solidarité était maintenue pour toutes les affaires relatives à l'économie pastorale.
A côté de cette restriction, il y eut par contre une extension du champ d'application de la charte. Une nouvelle fois les pazeros affirmèrent qu'ils ne participeraient pas à une exécution judiciaire, saisie ou arrestation, décidée à l'encontre d'un autre pazero par une autorité étrangère au syndicat des vallées. Jusqu'en 1562, les prescriptions contenues dans la charte, et dans les additifs, n'étaient applicables que dans les limites administratives des vallées ; désormais elles furent étendues à l'ensemble du Béarn et de l'Aragon.
Cette disposition était importante, car elle renforçait les prétentions autonomistes. Si, par exemple, un marchand ossalois et un marchand de Tena se trouvaient en désaccord à propos d'une affaire conclue au marché de Pau ou de Jaca, ils s'engageaient à ne pas soumettre leur différend aux autorités judiciaires régulières ; leur plainte devait être adressée aux syndicats montagnards qui réglaient la question à l'occasion des bistes traditionnelles au printemps suivant.
La solidarité entre pazeros était donc très largement étendue dans l'espace. Ce fut la dernière victoire importante des pazeros ; désormais la pression des autorités centrales ne cessa de gêner la libre application de la charte de paix.
L'application de la charte de paix jusqu'au milieu du XVI siècle
Sources
- Pierre Tucoo-Chala, Traité de Lies et Passeries du M-Age à la Révolution, Ossau et Tena
- Photos, Collections particulières
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