CHAPITRE VI
Ossau - Aspe - Révolutions en Béarn
ORSQU'ON apprit en Béarn la mort de Gaston le Croisé, ce fut une désolation à nulle autre
pareille dans tous les rangs de la société.
Le meilleur des princes n’était plus. Nous avons omis à dessein de mentionner jusqu’ici une acquisition importante que Gaston avait faite pour la vicomté de Béarn. Il lui avait donné la vallée d’Ossau, la plus riche de nos vallées, vers l’année 1101. Longtemps elle avait été gouvernée par ses vicomtes particuliers ; lorsque leur race s’éteignit, habituée aux armes, aux aventures, aux rébellions, elle se mit cependant d’elle-même sous le joug doux et aimable du Croisé, à la condition que, déposant un peu de sa turbulence, elle n'aurait jamais rien à perdre de sa hardiesse ni de sa
valeur. Cette condition fut acceptée sans débats, et l’intrépide vallée devint béarnaise.
On conjecture que, quelque temps auparavant, sous Centulle IV, la vallée d’Aspe s’était incorporée au Béarn. Cette vallée d’Aspaluca, si sauvage et si belle dans ses superbes horreurs, n’avait jamais accepté aucun maître. Elle avait toujours offert l’étrange phénomène de dix communautés vivant en république, et, retranchée dans ses montagnes inabordables, elle n’aurait jamais été conquise par la force, quand tout à coup il lui plut de se donner volontairement au Béarn, qui promit de la maintenir en ses fors et libertés.
Le for d’Aspe est une véritable gloire pour les Aspois.
Ainsi, ce sont eux qui accordent au Seigneur les lois civiles et pénales auxquelles ils veulent se soumettre ; au lieu de lui octroyer des droits, ils ne parlent que de lui octroyer des devoirs ; ils conservent l’administration pleine et entière de leurs montagnes et ils établissent, avec une sorte de sublime impertinence, que le val d’Aspe sera avant le Seigneur.
C’est parler haut et net, en gens qui savent que leur vallée est la terre classique de la liberté.
La vallée d’Aspe est la vallée par excellence, la vallée des vallées. Peu dressée aux vaines flatteries, l’antiquité lui a décerné cet éloge que, par une curieuse antonomase, qui dit la vallée dit Aspe, et c’est le singulier honneur
de la vallée d’Aspe que ce soit elle que l’on désigne, quand on dit tout court : Voilà la vallée. « D’où êtes-vous,» demanderez-vous à ce pâtre narquois et fier qui erre avec ses brebis sur les hauteurs pyrénéennes ? Il vous répondra : « Je suis de la vallée ; » et, après avoir commis, sans le savoir, ce trope dont il est coutumier, il embouchera sa flûte pour jouer un air moqueur qui a l’air de signifier : Peut-on n’être pas de la vallée ?
Quand le vicomte allait en Aspe, parvenu à ces roches d’Escot qui en défendent l'entrée comme deux géants de granit, il s’arrêtait pour donner des ôtages aux Aspois, en recevait à son tour, franchissait ensuite le ruisseau, et, après l’accomplissement de ces défiantes formalités, il pouvait s’avancer en toute sûreté dans l’intérieur d’un pays où l’amour de son peuple le gardait. Il n’avait aucun péril à craindre. Le crime le plus abominable pour cette population généreuse était celui de félonie, au point que ces altiers montagnards le livrait à la justice même arbitraire du prince, et le for, en y revenant plusieurs fois, n’a pour but dans toute cette insistance que de donner à cette déclaration une notoriété dont personne
n’avait besoin.
A la guerre, quand le vicomte s'y trouvait en personne, ils composaient sa garde, logeaient auprès de lui, et revendiquaient le droit de le précéder immédiatement en un jour de marche ou de bataille ; qu’ils fussent les premiers à l’honneur et les premiers au danger, rien ne leur paraissait plus juste, et ils ne tenaient pas moins à ce privilège si envié qu’à leur vie même.
Soit en Ossau, soit en Aspe, le territoire était un lieu d’asile. Si un malfaiteur, après la perpétration de son crime, entrait dans l’une ou l’autre de ces vallées, il ne pouvait plus être arrêté par les gens du Seigneur, et le vicomte était tenu de se transporter sur les lieux pour lui faire son procès. Mais la vallée d’Aspe acquit, au XIIe siècle, un titre de gloire
encore plus excellent. Vers l’époque où la Vierge Marie se créait un sanctuaire à Bétharram en tendant « un beau rameau » à une jeune fille qui se noyait, Notre-Dame de Sarrance attira les Aspois dans ce cirque de montagnes qui est l’endroit le plus âpre et le plus tourmenté de la vallée inférieure.
Près de ce charmant vallon de Bedous où les Pyrénées ont toute la grâce d’un coin de la Suisse, se
trouvait l’endroit isolé, sauvage, frémissant, où il plut à la Reine des collines éternelles de fixer sa demeure pour jamais. Républicains convertis à une royauté démocratique, les Aspois allèrent visiter Marie ; ces montagnards intelligents et fins restèrent fidèles à la mère de Jésus-Christ et à la piété.
Voilà qui est très bien à tous les points de vue, surtout au point de vue social, et nous irons le dire à Montesquieu qui soutient que toutes les démocraties, pour être durables, devraient être fondées sur la vertu.
Après Gaston IV, Gaston V alla, comme son père, mourir en Espagne dans la guerre contre les Maures. Ses successeurs n’ont laissé
dans l'histoire aucune trace remarquable de leur passage. Centulle V périt à la bataille de Fraga en 1131, et, à défaut d’héritiers, ce fut à sa sœur Guiscarde, veuve de Pierre de Gabarret, qu’échut le soin de gouverner les Béarnais. Le fils de Guiscarde, Pierre de Béarn, mourut fort jeune (1153) laissant deux enfants, Gaston et la vicomtesse Marie.
Gaston eut comme ses aïeux une mort prématurée. Avec lui expire la maison mérovingienne du Béarn qui a duré 350 ans, et survécu de quatre siècles à ces rois fainéants dont la France s' était débarrassée.
Trop jeune sans doute pour résister aux vertiges du pouvoir ou pour en supporter le poids, la vicomtesse Marie, à peine âgée de
dix-huit ans, eut une triste inspiration. Elle osa soumettre le Béarn à la suzeraineté de son oncle Alphonse II, roi d’Aragon. Ce fut aussitôt en Béarn un cri de fureur épouvantable.
Avant tout il fallait veiller au maintien de l'indépendance nationale et de son honneur inviolé. La cour se réunit à Pau sous la
pression d’un peuple en colère, déposa la vicomtesse qu’Alphonse II avait mariée lui même à Guilhaume de Moncade, premier baron de la Catalogne, déclara le trône vacant, et la vicomté se mit en quête d’un Seigneur.
Le choix se porta sur Thibault de Bigorre qui descendait du fils cadet de Centulle IV (1170). « Les Béarnais allèrent le quérir, et le firent Seigneur pendant un an. Ensuite, comme il ne voulut pas les tenir en fors et coutumes, la cour de Béarn s’assembla à Pau, le requit de les tenir en fors et coutumes ; lui ne le voulut faire, et alors ils l’occirent en la cour. »
Dépouillé des insignes de la souveraineté, il fut décapité par la main du bourreau sur un échafaud recouvert de serge noire.
« On leur vanta ensuite un prud’homme chevalier en Auvergne ; ils allèrent le quérir et le firent Seigneur deux ans ; ensuite il se montra trop orgueilleux et ne voulut les tenir en fors ni coutumes ; et alors la cour le fit occire au bout du pont de Saranh par un écuyer, lequel le férit d’un tel coup d’épieu qu'il lui sortit par le dos ; et ce Seigneur avait nom Saintonge. »
C’est ainsi que s’exprime le for général. Il débute par ces étranges et sombres histoires pour qu’aucun vicomte dans la suite ne pût les ignorer. Avis était donné que la cour de Béarn mettait hors la loi et hors la vie tout prince indigne du trône. Mais, trop malheureuse dans ses essais, la cour songea à revenir sous le sceptre de la famille déchue. Ils jetérent leurs regards sur Guilhaume de Moncade et la vicomtesse Marie, qui avait mis au monde deux jumeaux.
« Les gens de Béarn eurent conseil entre eux, et ils dépêchèrent deux prud’hommes de la terre qui demandassent l’un de ces enfants pour Seigneur ; et, quand ils furent là, ils allèrent les voir et les trouvèrent endormis, l’un les mains fermées, l’autre les mains ouvertes, et ils s’en revinrent avec celui qui avait les mains ouvertes. »
Que les Béarnais sont singuliers ! En moins de quatre années, ils ont précipité du trône trois princes assez malheureux pour en ternir l’éclat ; ils ont montré la férocité naïve d’administrer des coups d’épieu qui sortent par le dos, et, néanmoins, ils s’attendrissent devant un enfant aux mains ouvertes ; ils augurent qu’il sera magnifique, bienfaisant, et ils le
mettent à la tête d’un peuple aussi jaloux de ses libertés qu’attaché à ses devoirs. Il y a peu de pays où le charme de l’idylle se mêle aussi promptement aux horreurs de la tragédie. On devine que les Béarnais ne sont pas méchants ; il n’y a même que les meilleurs des hommes qui puissent avoir la volonté de punir la forfaiture avec cette implacable obstination.
Maison de Moncade — Gaston VI
Sources
- L'Abbé Lacoste curé de Féas, PETITE HISTOIRE, Librairie L.RIBAUT, Pau, 1875.
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