CHAPITRE V
État des personnes — Affranchissement des communes
URANT le moyen âge, la féodalité, avec son organisation si connue, avait pénétré en Béarn comme partout ailleurs. Mais comme, sous un vicomte, il ne pouvait y avoir ni princes, ni ducs, ni marquis, on ne trouvait en Béarn que des barons et des gentilshommes.
Ces derniers se Subdivisaient en cavers ou chevaliers, vassaux à qui l’importance de leur fief faisait une obligation de rendre à cheval l’hommage dû au souverain, et en domengers qui, ayant une maison affranchie, avec ou sans juridiction, devaient l’hommage au Seigneur. Nulle part, toutefois, en dehors de la vicomté béarnaise, les droits et l’état
des personnes ne furent réglés avec plus de justice, de respect et de charité évangélique.
Tandis que l’Europe en général s’inclinait sans contestation devant cette maxime éminemment féodale : « Nulle terre sans Seigneur, » il fallait venir vers le midi de la France, surtout en Béarn, pour entendre ce magnifique principe qui en était le contrepied : « Nul Seigneur sans titre. » Les Béarnais disaient que de temps immémorial ils étaient francs, de franche condition, sans nulle tache de servitude. La liberté était de droit commun : le servage constituait en Béarn une exception qui devait être prouvée de tout point avec une rigueur extrême. Les droits du vicomte sur ses vassaux ou des seigneurs particuliers sur leurs censitaires sont tous exactement prévus et précisés, de façon à rendre l’arbitraire impossible.
Qui que ce soit ne peut exiger que les droits stipulés dans son contrat ou confirmés par l’usage : on pourrait citer en justice le vicomte lui-même, s’il entreprenait de dépasser les limites de son titre féodal. Chaque fief a son contrat, et ce contrat est une loi dont il n’est permis à personne de se départir. C’est ainsi qu’en Béarn, le serf n’était ni
taillable ni corvéable à merci ; de telles horreurs auraient répugné à l’âme généreuse et chrétienne de nos aïeux.
Qui en doute ? C’est un grand honneur pour le Béarn que la première législation écrite de l’Europe soit précisément la sienne ; mais ce qui l’honore davantage, c’est qu’elle est aussi la plus équitable et la plus libérale. Sous ce rapport, nous devons de la reconnaissance aux vicomtes dont nous avons déjà étudié la vie.
Centulle IV accorda à Oloron le for qui le régissait avec de si larges immunités, et Gaston le Croisé fut comme le législateur du pays. Au premier article du for général, on lit que Gaston renouvela les coutumes établies par les ancêtres, et, au lieu de restreindre les vieilles libertés que la pratique confirmait, il les étendit encore de plus en plus. Témoin, en allant à Jérusalem, de la prospérité que l'Italie empruntait à ses franchises communales, il donna à la France le premier exemple de l’affranchissement des communes.
Morlàas fut par lui déclaré ville libre. Louis le Gros imita en France la conduite du Croisé qui lui servit de modèle. Gaston disait que les choses visibles ne sont la propriété de personne, qu’elles passent d’une main à l’autre pour l’usage des générations, qu’il faut se faire des amis au ciel avec les trésors de la terre, et il accordait l'ingénuité aux villes pour l'honneur de Dieu, la rémission de ses péchés, le salut de son âme et celui des siens. Pourrait-on désirer de plus beaux mobiles aux inspirations du patriotisme le plus éclairé ?
Notons ici que la centralisation excessive de notre époque, si féconde en servitudes de tout genre, était inconnue aux communes du Béarn. Elles s’administraient elles-mêmes en dehors de toute tutelle gouvernementale. A leur tête se trouvaient deux jurats, dont le premier avait les attributions de maire ; leur office, simplement biennal, exigeait, pour être bien rempli, des hommes intelligents et dévoués qui ne manquaient nulle part.
Ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est que les tailles étaient payées par tout le monde, à la différence de tant d’autres contrées où la noblesse et le clergé en étaient exempts. Tous paient, tout homme en Béarn, dit le for, qu’il soit noble ou autre. Observer comment parle le for : qu’il soit noble ou autre ; vous ne trouverez jamais en Béarn, pour exprimer les basses classes, ces appellations humiliantes qui étaient pourtant de mode dans les temps féodaux. Les roturiers sont les comuns, les habitants de la commune ; la gent, c’est la nation prise en son entier, et la nation exige qu’on lui applique toutes les prescriptions du droit romain qui sont le plus conformes à l’humanité.
Les fiefs sont indivisibles, ils reviennent de droit an fils aîné, de préférence à toutes les filles ; cependant le droit d’aînesse est admis pour les filles aussi, et elles sont aptes à hériter, à l’exclusion de tout garçon qui ne serait pas l’héritier direct. Les biens roturiers étaient partagés par portions égales entre les enfants ; cependant le père de famille était maître de ses biens, et il lui était loisible de déshériter presque totalement le fils dont la conduite irrégulière lui aurait déplu à l’égal d’une offense.
La dot de la femme mariée est inaliénable et fait retour. On n’opère pas de saisie chez une femme en couches. La prescription de
trente ans est approuvée. Si un serf veut s’éloigner de sa résidence et ne peut donner d’autre caution de son retour que le serment, on est tenu de s'en rapporter à sa parole jurée. Le censitaire, qui veut délaisser la terre, a un siècle, lui et ses héritiers, pour en reprendre possession, pourvu qu’il paie les cens arriérés.
Si un scélérat a l’audace de réclamer quelque argent à l'aide d’un titre faux ou déjà payé, qu’on lui attache ce titre au front avec des clous dont le for décrit minutieusement la forme et la longueur, qu’on l’oblige à se promener ainsi à travers les rues de la cité, et qu’il en soit ensuite banni pour un an et un jour. C’est le for de Morlàas qui édicte cette pénalité avec la promesse de l’appliquer à quiconque en fera autant.
Le for d’Oloron inflige à l'adultère un châtiment cruel. Que les coupables soient contraints à parcourir tout nus les rues de la ville; on ne saurait les absoudre qu'après les avoir exposés au supplice de ce pilori ignominieux.
Le for général n’est pas moins sévère pour le meurtrier qui ne peut payer l’amende à laquelle on l’a condamné ; il doit être enseveli vivant sous le mort : horrible coutume que nous rapportons avec regret. En revanche, point d’arrestation préalable, point de honteuse torture ; l’accusé était censé innocent jusqu’à preuve du contraire. Le serment était admis en tout état de cause et par toute personne. Les fors refusent de croire que l’on puisse mentir devant les tribunaux ; ils regardent la trahison judiciaire comme aussi impossible que la trahison politique. Que si l’accusé a commis un crime, qu'il craigne le parjure plus que l’amende ou la mort ; il est dommage qu’il n’en soit pas en Béarn comme en Bigorre : s’il se réfugiait chez une dame,
aussitôt, par un trait admirable de clémence légale, qui est aussi un acte de courtoisie, il serait sauvé.
Le souvenir de la Vierge Marie inspirait cette miséricorde à un peuple tout voisin du Béarn. Du moins, en Béarn où l’on aimait tant ce qui était juste, l’accusé était confronté avec les témoins, et admis à présenter publiquement sa défense. Pas de Seigneur particulier qui eut droit de vie et de mort sans l’intervention du vicomte : aucune cause capitale ne pouvait être décidée en dehors du Seigneur, pas même dans les cas évidents.
Le larron manifeste ne pouvait être pendu sans la permission souveraine ; c’est seulement pour les attentats contre les mœurs que le for s’écrie en parlant du criminel : Qu'il prenne justice ; et, par ce mot caractéristique, le for veut lui signifier qu’il faut mourir. Le for, indigné, a l’air, en se voilant la face, d'oublier qu’il n’y a pas en Béarn de justice sommaire qui puisse dispenser de recourir à la sanction inévitable du Seigneur.
Ossau - Aspe - Révolutions en Béarn
Sources
- L'Abbé Lacoste curé de Féas, PETITE HISTOIRE, Librairie L.RIBAUT, Pau, 1875.
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