CHAPITRE IV
De la souveraineté en Béarn — Des fors - De la cour et de ses attributions
ALLONS pas plus loin sans traiter ces graves sujets ; quiconque ignorerait les institutions politiques, civiles, administratives de nos ancêtres ne connaîtrait pas le Béarn et le moment est venu pour nous de les étudier.
Quelques auteurs ont prétendu que les Béarnais étaient en république à l’époque de l’invasion romaine, que Crassus n’ayant pu les vaincre, Jules César était entré en composition avec eux, et après avoir dompté tous leurs voisins par la puissance de ses armes, ce maître du monde aurait respecté leurs libertés en échange d’une soumission volontaire. Il en aurait été de même du temps des Barbares.
Les Béarnais se seraient toujours gouvernés eux-mêmes, ne reconnaissant à tous leurs vainqueurs provisoires qu’une sorte de suzeraineté fictive et chimérique.
Nous ne pouvons admettre ces opinions que sous toutes réserves. Nos pères étaient sages, ils l'étaient probablement plus que nous, et le dogme de la souveraineté du peuple, tel que l’ont formulé les publicistes modernes, leur aurait paru la plus criminelle logomachie que des cerveaux malades puissent enfanter. Nos pères savaient que l’autorité est la clef de voûte
des nations libres, et que rien n’est, comme l’anarchie, un chemin infaillible vers le despotisme. Aussi voulaient-ils des chefs pour n’avoir pas des maîtres.
Sans que Platon le leur eût appris, le vicomte n’était à leurs yeux, sous la suprématie impersonnelle de la législation locale, que le gardien en chef de la liberté. Ainsi pensaient les Béarnais.
Le vicomte ne gouvernait pas seul. Il partageait son autorité avec la cour de Béarn, composée des principaux Seigneurs de la contrée, et avec les fors qui ne sont autre chose que le recueil des lois et coutumes qu'on observait dans ces temps reculés. Il y avait le for général et il y avait aussi les fors particuliers de Morlàas, d’Oloron et des vallées, qui dérogeaient plus ou moins aux prescriptions du for général.
Bref, le vicomte, la cour et la loi gouvernaient simultanément le pays ; c’était une démocratie monarchique, et l’on pouvait dire en toute vérité que le vicomte n'était que le premier des citoyens chez un peuple essentiellement jaloux de sa liberté. Pourtant, le vicomte est appelé le Seigneur. Le for ne le désigne jamais que sous ce titre respectueux. Mais, à son avénement, devant l’autel de Sainte-Foy, à Morlàas, sur un morceau de la vraie croix, le Seigneur jure de gouverner le pays selon les fors, privilèges, franchises et libertés du Béarn.
C’est seulement après le serment du vicomte que les barons doivent jurer de lui être fidèles. Au vicomte de commencer, aux barons de finir dans cette cérémonie solennelle et expressive. Il y a même dans le for cette clause de révision que le vicomte sera tenu pour Seigneur tant que la cour le croira juste, c’est-à-dire tant qu’il observera son serment, et la tyrannie ne trouve nulle part à se glisser chez des princes surveillés de si haut par les représentants attitrés de la multitude.
La cour joue, au reste, auprès du vicomte, un rôle qui lui attribue les plus grands droits. C’est elle qui fait la loi avec le Seigneur, c’est elle qui rend la justice avec lui pour les décisions suprêmes. Si le vicomte était insulté par un de ses subordonnés, il devait demander vengeance à la cour. Si le vassal était rebelle à l’autorité des baron , le vicomte avait alors
seulement le droit de se faire justice, il pouvait brûler les maisons et piller les terres du coupable, tous devaient aider au Seigneur.
Mais si le vicomte insultait un de ses vassaux ou portait atteinte à ses droits, ce vassal était à
l'instant délié de son serment de fidélité ; il pouvait déclarer la guerre au Seigneur ; la cour devait, sans toutefois recourir à la force armée, défendre le vassal, et elle était tenue de provoquer une instruction judiciaire pour protéger selon les formes l’intérêt de l’offensé.
Pour que le gouvernement fût à bon marché, on ne connaissait pas ce qu’on a appelé depuis la liste civile. La pauvreté n’est pas un déshonneur pour le prince, quand elle est un allégement pour les sujets. Rien non plus qui donnât au Seigneur le droit, aujourd’hui reconnu à tous les souverains, de déclarer la guerre ; il fallait l’assentiment formel de la cour. Si la cour ne trouvait pas les motifs légitimes ou suffisants, ce n’était plus qu’une querelle privée, et la milice de l’État n’y prenait aucune part. Dans le cas où les parties belligérantes remettraient leurs différents au jugement de la cour, les hostilités devaient cesser immédiatement, sous peine pour le vicomte de se voir refuser tout concours de ses sujets.
De plus, le for n’autorisait le service militaire que trois fois l’an, et pour une durée de neuf jours ; encore fallait-il que la guerre eut lieu en Bigorre, Armagnac, Marsan, pays de Dax et de Soule, c’est-à-dire dans les pays
circonvoisins. Que pouvait, au reste, le vicomte de Béarn, si fier Seigneur qu’il pût se croire, puisque, ne levant pas d’impôts, il devait vivre du revenu des terres seigneuriales, et qu’il n'avait rien à prétendre sur le don gratuit que l’assemblée votait ?
L'unique souci des Béarnais était de parvenir au bonheur public en le subordonnant au bonheur privé. Après cela, ne pouvaient-ils pas, comme en Bigorre, offrir à leur vicomte une poule à Noël, un agneau à Pâques ? Etait-ce trop pour un peuple libre et heureux ? Même entre princes et sujets, les petits cadeaux n’entretiennent-ils pas l’amitié ?
État des personnes — Affranchissement des communes
Sources
- L'Abbé Lacoste curé de Féas, PETITE HISTOIRE, Librairie L.RIBAUT, Pau, 1875.
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