CHAPITRE X
Célèbre querelle des maisons de Foix et d'Armagnac. Gaston VII Gaston IX.
a maison de Foix ne s’établit pas en Béarn, sans difficulté. Le comte d’Armagnac marié
à Mathe, troisième fille de Gaston VII, invoqua la loi béarnaise sur l’hérédité des fiefs. Il prétendit que Gaston n’ayant laissé que des filles, le Béarn devait être divisé entre elles et que Roger-Bernard était simplement un usurpateur.
Cette théorie ne réussit au comte d’Armagnac, ni sous Roger-Bernard qui le désarçonna en un duel où les deux rivaux avaient déployé un incroyable acharnement ; ni sous Gaston VIII dont la bravoure n’aurait jamais cessé les hostilités sans l'intervention du roi de France ; ni sous Gaston IX qui vit la fin de cette sanglante querelle par un jugement du roi de Navarre choisi comme arbitre entre les deux maisons.
A l’âge de quinze ans (1323), Gaston IX épousa une femme d’un grand mérite, Eléonore de Comminge, beaucoup plus avancée en âge que lui. L’orgueilleuse Commingeoise savait que l’Europe comptait peu de Seigneurs au-dessus du comte de Foix, vicomte de Béarn, et elle avait dit un jour à un courtisan qui lui en parlait :
« Si le comte de Foix n’était pas né, et que je fusse certaine de l’avoir pour mari, je l’attendrais à naître. Si yo sabi de certaü que lou comte de Foux degesse estar mon marit, yo lo speraria naxer. » La fille
d’un roi n’aurait pas dédaigné une aussi considérable alliance, et Eléonore devait donner le jour à Gaston-Phébus, à celui qui fut le Louis XIV du Béarn, trois siècles avant le Louis XIV des Français.
Fidèle vassal de la couronne de France pour le comté de Foix, Gaston IX résida peu à Orthez, et comme l’administration de la justice pouvait souffrir de ces absences multipliées, on créa un sénéchal pour le remplacer. Mais le sénéchal devait être agréé par la Cour-Majour qui voulait pour cet important office un homme selon sa conscience et selon Dieu.
Gaston IX fut presque incessamment hors de ses États. Dans la guerre de Flandre entre l’Angleterre et la France, il défendit Tournai contre les troupes anglaises, et plus tard, en compensation de l’argent qu’il
avait dépensé, il reçut la vicomté de Lautrec.
Comme le sire d’Albret avait suivi le parti de l’Angleterre, Gaston assiégea Tartas, prit cette ville et la saccagea. Passant ensuite en Espagne, malgré les États de Béarn qui essayèrent de le retenir, il trouva la mort près de Séville, et son corps fut inhumé à l'abbaye de Bolbonne, dans ce pays de Foix où ses pères étaient enterrés.
Son fils devait l'éclipser (1313). Il est connu, sous le nom de Gaston-Phébus, soit à cause de sa beauté éclatante, soit à cause du soleil dont il orna son écusson. Sa mère en fit un prince renommé parmi tous les chevaliers de la chrétienté pour son courage, sa distinction, sa politesse, grand clerc en fait de lettres, aimant les dons des ménétriers et s' y connaissant, et faisant lui-même des vers.
Cependant, il est juste de le dire, son style précieux et alambiqué a donné naissance à cette locution si usitée en littérature : « faire du phébus. » Après avoir reçu la plus brillante éducation, il débuta, dans la carrière des armes par une expédition contre les Maures, à l’âge de quinze ans.
Il épousa ensuite Agnès de Navarre, sœur de Charles-le-Mauvais. Ce monarque, dévoué à la cause des Anglais, était prisonnier du roi de France qui l'avait fait arrêter à Paris. Gaston alla solliciter la grâce de son beau-frère ; seulement il parla avec tant de hauteur qu’il se fit emprisonner lui-même. Le roi de France ne put néanmoins lui extorquer le moindre droit de suzeraineté sur le Béarn, et à toutes les ouvertures qui lui furent faites, Gaston Phébus répliqua par cette déclaration entièrement louable : « qu’il ne devait hommage du Béarn à personne, fors à Dieu. » Le Béarn était « si franche terre, » que ni comte, ni duc, ni roi ne pouvait prétendre à se l’inféoder, pas même dans le cas où le souverain béarnais aurait eu la faiblesse d’y consentir.
Après son élargissement, le jeune vicomte alla en Allemagne, en compagnie du captal de Buch, au secours des chevaliers de l’ordre Teutonique. Il fut le premier de nos souverains à qui les Etats de Béarn accordèrent des subsides pour suffire à tant d’exploits, et il revenait de Prusse au moment où il apprit la pestilence et l'horribletè qui couraient sur les gentilshommes.
C’était la Jacquerie. Des paysans révoltés désolaient les provinces, promenant partout l’incendie et le carnage avec les instincts pervers du socialisme naissant. La ville de Meaux surtout était menacée par les Jacques qui déjà l’avaient envahie. Gaston-Phébus et le captal de Buch y accoururent ; ils pouvaient être quarante lances et non plus ; ils entreprennent néanmoins de dèconfire ces vilains.
« Ils les abattaient à grands monceaux, et en tuèrent tant qu'ils en étaient tous lassés et tannés ; finalement ils mirent à fin en ce jour plus de sept mille, et boutèrent le feu en la désordonnée ville de Meaux, et l’ardirent toute, et tous les vilains du Bourg qu’ils purent dedans enclore, »
Chargé de trophées, nommé, par reconnaissance, lieutenant général du roi de France en Languedoc, Gaston-Phébus rentra dans ses
Etats pour guerroyer encore. Il vainquit et emprisonna le sire d’Àlbret et le comte d’Armagnac ; ce dernier finit pourtant par obtenir une grâce complète, et sa fille devint la fiancée du fils de Gaston. Mais le vicomte n'avait pas toujours à tenir les armes à la main. Il négocia avec avantage contre les Anglais, et lorsque le malheureux traité de Brétigny, démembrant la France au profit de ces insulaires, leur abandonna la Gascogne comme une proie, le vicomte, toujours prêt à la lutte, n’eut qu’à se
montrer habile diplomate pour avoir la chance de conserver intacts tous ses domaines. Tocquoy si gaüzes : telle était sa devise ; mais personne n'essayait de toucher aux possessions du guerrier redoutable dont on convoitait l’amitié.
Il dominait même les deux nations belligérantes par le besoin commun qu’elles avaient de sa neutralité. Il est vrai que la diplomatie de Gaston était parfois horriblement atroce. Pierre de Béarn, son frère naturel, défendait la place de Lourdes, au nom du roi d’Angleterre qui la lui avait confiée. Espérant obtenir du roi de France la possession définitive de la Bigorre, Gaston mande à Orthez Pierre de Béarn, et enjoint à ce brave gouverneur « de lui rendre le châtel de Lourdes. »
— « Monseigneur, je suis un pauvre chevalier de votre sang et de votre terre ; vous pouvez faire de moi ce qu'il vous plaira ; mais je tiens le châtel du roi d’Angleterre, je ne le rendrai qu’à lui. »
Furieux de cette réponse si digne d’un homme de cœur, Gaston se lève, tire une dague, et frappe son frère de cinq coups mortels en présence de toute sa cour qui n’osa bouger. A n’en pas douter, quiconque le courrouçait ne durait pas. Au fond, ce civilisé si fameux en Europe n’était qu’un barbare frotté de politesse ; il abritait à Orthez une âme basse et farouche sous des lambris dorés.
Fastueux et opulent, sans cesse occupé aux fêtes, aux tournois, aux chasses où figurait une meute de seize cents chiens, Gaston-Phébus ne s’inquiétait nullement de mettre dans sa vie un peu de cette beauté morale qui fait le gentilhomme vraiment admiré. Il s’était séparé de sa femme ; il l’avait obligée à revenir en Navarre, et lorsque leur fils se fiança à Béatrix d’Armagnac, celui-ci crut de son devoir de se rendre à la cour de Charles le Mauvais. Il partit en effet pour Pampelune, afin d’annoncer à sa mère ce doux événement.
Agnès reçut son fils avec bonheur. Quand le jeune prince fut sur le point de repartir, son oncle lui donna une poudre qui devait rendre à Agnès l'affection de son époux, une fois que le vicomte en aurait goûté. Le candide enfant le crut ; il confia même ce secret à Yvain, son frère naturel. Yvain l’ayant divulgué à la suite d’une querelle enfantine, Gaston-Phébus fait approcher son fils aîné qui le servait à table, prend la poudre, en met sur une tranche de pain, et la donne à un de ses lévriers qui tombe foudroyé.
A cette vue, la colère du vicomte éclate comme la foudre ; un couteau à la main, il s’élance sur son fils, il veut le percer ; arrêté cette fois par ses écuyers, il ordonne au moins qu’on enferme le coupable jusqu’à nouvel ordre dans la tour du château. Cependant les Etats de Béarn furent convoqués à Orthez.
Avec un courage dont il faut leur tenir compte, ils demandèrent pour le jeune prince la grâce de la vie, et ils l’avaient obtenue, lorsque Gaston-Phébus apprit que son fils refusait de manger dans la salle obscure où il gisait.
Gaston se rend à la tour, « tenant un coutelet dont il appareillait ses ongles. » Il bouta un bout de pointe au cou de l’enfant, et le meurtrier de son frère devint ainsi, par mégarde ou par malice, le meurtrier de son fils, sans qu’Agnès, reléguée à Pampelune, eût même la triste consolation de pleurer sur la tombe de son enfant assassiné.
Malgré Jehan de Froissart, malgré l’imperturbable lyrisme de ses chroniques où tout est à la gloire de Gaston-Phébus, la conscience publique a prononcé un verdict sévère contre un vicomte qu'une chansonnette, sortie de sa bouche, a plus popularisé que son Traité sur la, chasse. Quelle que fût la magnificence éblouissante de son règne, Gaston-Phébus mérite plus de stigmates que d’éloges.
Qu’a-t-il respecté de son vivant ? Rien , pas même la justice.
Après sa mort, les Béarnais furent réduits à réclamer de son successeur une observation plus exacte de la loi, ainsi que cela se pratiquait avant M. Gaston que Dieu absolve. Ces derniers mots sont une oraison funèbre qui culbute en plein l'enthousiasme de messire Jehan de Froissant. Gaston mourut subitement au moment de se mettre à table. Il se lavait les
mains lorsque ses genoux chancelèrent ; il eut néanmoins le temps et l’heureuse pensée d’invoquer aussitôtla miséricorde céleste: « Sire Dieu, merci ! » dit-il en expirant.
On l'enterra à Orthez. Deux siècles plus lard, les calvinistes violèrent son tombeau ; ils s’amusèrent avec son crâne comme avec une boule de quilles, selon la remarque d’un historien, et je me borne à rapporter ce fait sans commentaire pour que chacun se l’explique comme il l’entendra (1391).
Mathieu de Castelbon — Jean de Béarn — Gaston XI — François-Phébus.
Sources
- L'Abbé Lacoste curé de Féas, PETITE HISTOIRE, Librairie L.RIBAUT, Pau, 1875.
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