La vallée d'Ossau : Culture, et Mémoire.
ASPE ET L'AVEDAN :
Histoire prodigieuse
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omment ces deux vallées, qui sont séparées l'une de l'autre par celle d'Ossau et deux chaînes de hautes montagnes, eurent-elles un sujet de guerre acharnée ? On l'ignore ; le fait est que les Aspois se précipitèrent un jour, en armes et en grand nombre, sur la vallée de Lavedan.
Ils exercèrent d'épouvantables ravages, avant que les Lavedanais eussent eu le temps de se reconnaître,
de se réunir et de marcher contre l'invasion. Bientôt, les deux armées se trouvent en présence : le combat s'engage ; les fers commencent à se croiser. Tout-à-coup les Aspois s'arrêtent comme frappés de stupeur : tous leurs membres semblent paralysés ; leur regard est immobile et sur leurs lèvres tremblantes brille un rire inexprimable, en face de la mort qu'ils ne peuvent éviter.
Or, voici la cause de cette subite métamorphose : un abbé de St-Savin est monté sur un sureau et de là,
évoquant les puissances infernales, il a jeté une malédiction diabolique sur les ennemis. A ses conjurations, les intrépides Aspois ont été saisis, non de frayeur, mais d'idiotisme, et, anéantis sous le charme d'un irrésistible enchantement, ils se laissent égorger comme de timides agneaux.
Pas un n'échappe ; ce n'est plus un combat : c'est une boucherie. Tel est l'horrible récit qui parvint quelques jours après dans les villages de la vallée d'Aspe ; le deuil y fut extrême. Un cri de vengeance partit de toutes les poitrines. Mais comment se venger ? l'élite des guerriers d'Aspe venait de périr, et puis une nouvelle armée n'avait-elle pas à redouter l'art magique du terrible abbé de St-Savin ?
On négocia pour obtenir des gens de Lavedan une réparation ; mais les vainqueurs ne songèrent qu'à jouir de leur triomphe et refusèrent aux vaincus toute autre chose que de cruelles moqueries. Alors la vallée d'Aspe recourut au Pape et demanda justice du sanglant sortilège.
Le Souverain Pontife, n'ayant pu obtenir lui même aucune satisfaction de la part des coupables, employa les armes de l'église : il les excommunia et mit leur terre en interdit.
A peine l'anathème fut-il lancé, qu'on en ressentit les effets, dans toute la vallée de Lavedan. Le ciel, devenu d'airain, retira ses bénignes influences ; la terre fut desséchée ; les arbres et les plantes ne portèrent plus de fruits ; les brebis, les vaches, les juments perdirent leur fécondité et toutes les femmes elles mêmes devinrent stériles.
Ce fléau dura six ans, après lesquels les Lavedanais, enfin réduits au repentir, allèrent solliciter leur grâce du Souverain Pontife, vicaire de J-C. Le Pape nomma quatre commissaires, deux évêques et deux magistrats qui, en vertu de cette délégation apostolique, amenèrent une transaction définitive entre les deux vallées.
On a conservé la Charte où sont stipulées les diverses conditions de l'accommodement ; nous la donnerons telle qu'elle a été traduite du Béarnais en Français dans le recueil des Privilèges, Franchises etc. de la Vallée d'Aspe, imprimé à Pau en 1694.
Traité de paix entre Aspe et Lavedan
Soit chose connue à tous que, comme la terre de Lavedan, d'Arréaïgues Au delà des eaux : est-ce une allusion à la position de la vallée de Lavedan au-delà des sources des Eaux-Chaudes et peut-être des Eaux-Bonnes par rapport à Aspe ? eut demeuré six ans, sans porter de fruit, ni femme enfant, ni vache veau, ni jument poulain, ni bétail d'aucun poil, à raison de ce que le petit abbé de St-Savin aurait fait périr les gens d'Aspe qui avaient fait et faisaient des courses et des ravages en Lavedan, après avoir lu sur un sureau un livre qu'il avait tiré par art diabolique de Salomon, à cause de quoi les gens de Lavedan furent conseillés d'envoyer deux prud'hommes d'entre eux vers le S. Père à Rome ( entendez Avignon où était alors la cour de Rome) pour demander l'absolution de ce péché ; ce qui leur fut octroyé, en observant les choses par lui ordonnées et ci-dessous déclarées , ainsi qu'il les écrivit par lettres qu'il
envoya, savoir, une à l’Évêque de Lescar, une autre à l’Évêque de Tarbes, une autre au sénéchal de Béarn Le choix du Sénéchal de Béarn fixe la date de ce grand événement après l'an 1338, époque de l'institution de cet office. et une autre au sénéchal de Bigorre, tendantes aux fins qu'en ensuivant les pénitences et amendes par lui imposées, ils fissent la paix entre les deux montagnes ; et pour cet effet appelassent dix Prud'hommes d'Aspe et autant de Lavedan et fissent rédiger cela par écrit ; et moyennant ce, absoudre les terres, gens, bestiaux et autres choses de Lavedan. Les dits évêques et sénéchaux, ayant reçu les dites lettres, firent assembler les dits Prud'hommes d'Aspe et de Lavedan, et accordèrent comme s'ensuit :
Et premièrement, paix soit entre parties à jamais, et que celui qui la rompra ait la malédiction du Saint Père et paye deux cent marcs d'argent, cent marcs aux endommagés, les autres cent au seigneur de la terre d'où les endommagés seront ; et qu'ensuite ceux de Lavedan envoyeront dix hommes de sainte vie vers Monseigneur S. Jacques, en Galice, qu'ils fassent chanter quatre messes d'évêques et dix messes d'abbés avec crosses, et cent messes à prêtres ou à frères ; et que ceux de Lavedan fassent à jamais les réparations ci-dessous écrites et payent au messager d'Aspe, le jour et fête de S. Michel de Septembre, dans l'église de St-Savin ou en celle d'Odot, avant que l'étoile paraisse, les sommes sous-écrites : c'est-à-savoir,
BAICH SORIGUÈRE et OSSEN, 22 deniers Morlaàs ;
SEGUR, 22 deniers Morlaàs,
DONAXS, 22 deniers Morlaàs ;
VEGUER, 22 deniers Morlaàs ;
DAGOS, 22 deniers Morlaàs ;
LARRIVIÈRE et OST, 6 deniers et maille Ou médaille, petite monnaie Béarnaise Morlaàs ;
HAISACQ, 1O deniers Morlaàs ;
BUSOS, 6 deniers et maille Morlaàs ;
ODOT, 14 deniers Morlaàs ;
SOLON, 12 deniers et maille Morlaàs,
St-SAVIN, 2 sols, sept deniers Morlaàs ;
ASSISES-DEVANT, 2 sols, neuf deniers Morlaàs ;
AAS, deux sols et maille Morlaàs ;
US, 6 deniers et maille Morlaàs ;
CAUTERES, 9 blancs Morlaàs ;
GALAHAGOS, 18 deniers et maille Morlaàs ;
POY, 22 deniers Morlaàs ;
MARSOS, 2 sols 4 deniers Morlaàs ;
ARRENS, 2 sols Morlaàs ;
LESSALLES, 18 deniers Morlaàs ;
DOGES, AUCUN et ARGELEZ, 12 deniers Morlaàs ;
SERRA, 10 denier Morlaàs ; et s'ils ne paient le dit jour de S. Michel de Septembre, ou après, lorsque le messager d'Aspe viendra, chacun lieu et village qui auront payé accompagneront le dit messager et se mettront devant lui, pour pignorer ceux qui n'auront point payé ; et ceux qui ne voudront suivre paieront audit messager d'Aspe 66 sols Morlaàs de peine encourue ; lequel messager d'Aspe marchera à l'effet de la levée et recouvrement des dites sommes auparavant que l'étoile paraisse, et chacun lui paiera 4 deniers Morlaàs pour chacun jour et autres 4 deniers pour chacune nuit ; et que le Pasteur se mettra devant le messager d'Aspe ; et si le messager tardait trois, cinq, dix, vingt, trente ans à demander ce dessus ou que ceux de Lavedan ne le voulussent payer, sous prétexte de quelque discorde ou noise, ils seront tenus de payer pour tout le temps qu'ils seront en retardement ; et s'ils tardaient trente-un ans et que, pendant ce temps, on ne leur eut fait demander, ils ne seront point tenus de payer les arrérages des années dont ils seront en retardement, mais paieront annuellement, à l'avenir, pour tout temps, ainsi que dessus est dit et déclaré ; et tant pour les peines susdites que pour le principal, ils seront pijnorés, saisis et incantés en toutes les terres et seigneuries qu'ils seront appréhendés et trouvés. Ceci fut fait à Bedous, le 1 juin 1348 ; témoins de ce, Transilot de Lassalle, Peyrelan de Gabe, de Bédous.
Il y a, dans tout ce qui précède, des choses vraiment étranges : ce maléfice de l'abbé de St-
Savin, ce livre de Salomon obtenu par art diabolique, cet éblouissement soudain des guerriers d'Aspe qui se laissent égorger sans se défendre, tout cela respire un certain air de superstition, qui ne convient guère aux idées de notre temps.
On peut s'étonner aussi de voir le Pape et deux évêques confirmer par leur intervention les récits populaires, et ceux de Lavedan admettre comme un fait certain, non-seulement le fléau d'une stérilité universelle après fanathème du St Père, mais encore le crime du petit abbé de St-Savin qui provoqua la sévérité de l’Église.
Que dire, en outre, de ces messes d’Évêques et d'Abbés distinguées avec tant de soin des messes de simples prêtres ? Comment expliquer que le petit abbé de St-Savin soit le seul qui ne paraisse point châtié, lui qui pourtant était le vrai le seul coupable, même d'après les idées du moyen âge, où l'on brûlait les sorciers et autres gens de cette espèce ? Enfin, on pourrait demander pourquoi l'évêque d'Oloron, de qui dépendait la vallée d'Aspe, n'est pas l'un des commissaires du Souverain Pontife, tandis que l’évêque de Tarbes, premier pasteur des Lavedanais, fait partie de la commission apostolique. Mais il est probable, ainsi qu'on l'a vu, que le siège d'Oloron vaquait en ce moment.
Quoiqu'il en soit, tout cela est bien étrange, bien étonnant. Mais ce qui est plus étonnant encore , c'est que les droits des Aspois à l'égard de ceux de Lavedan aient toujours paru fondés sur le titre le plus authentique. Plusieurs arrêts du Parlement de Pau l'ont ainsi jugé, d'après le savant Marca. Bien plus, en 1692, pendant que le Calvinisme dominait en Béarn, le Conseil Souverain, tout composé de protestants, ne craignit pas de proclamer la légitimité du contrat de 1348, et cela malgré les nombreuses circonstances qui devaient rendre ce contrat odieux a des hommes ennemis, par religion, de l'autorité du Pape, non moins que contraires, par esprit de secte, à la plus légère apparence de superstition. Aussi le tribut, connu sous le nom des médailles a-t-il été acquitté par les villages du Lavedan jusqu'à la Révolution de 89.
On peut chercher une explication à cette sorte de redevance et supposer qu'elle a tiré son origine d'une cause tout autre que celle qui est désignée dans le traité de Bedous. Pour nous, sans vouloir nous porter garants d'un fait que nous, avons appelé prodigieux, nous avons du le raconter tel que les mémoires anciens l'ont transmis à la
postérité. L'histoire d'un pays n'est pas complète, si elle ne reproduit pas tous les récits qui sont entrés plus ou moins profondément dans les traditions populaires, quelque extraordinaires qu'ils soient aux yeux d'une critique consciencieuse.
Pendant que la vallée d'Aspe obtenait ainsi, par l'autorité du saint-siège, une réparation éclatante du meurtre de ses enfants, il se formait dans la plus étroite de ses gorges, sous les auspices de la très-sainte Vierge, un établissement nouveau qui devait être un jour sa principale gloire : les Prémontrés vinrent se fixer à Sarrance.
Sources
- PAR M. l'Abbé MENJOULET, CHRONIQUE DU DIOCÈSE ET DU PAYS DOLORON, Imprimerie LAFON, PAU, 1864.
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