DISCOURS
Prononcé A L'ouverture de la séance d'hiver de la Société linnéenne de Bordeaux, Le 4 Novembre 1852,
Par M. CHARLES DES MOULINS, Président.
Messieurs,
'orsqu'un homme se distingue dans la profession qu'il a embrassée, lorsqu'il y fait paraître des qualités éminentes, des talents hors ligne, un zèle, un dévouement, un courage pour ainsi dire surhumains, la conscience publique lui décerne des louanges proportionnées à son mérite, et cette voix de tous est la voix de la justice.
Mais pour que cette justice soit exacte, pour qu'elle ne vienne pas à excéder le mérite réel, personnel, de celui qu'elle loue, elle a le plus souvent à tenir compte des enseignements qui ont éclairé son esprit et formé son jugement, des vertus qui ont
été les modèles et comme les nourricières de son âme, des exemples qui ont excité son émulation et enflammé son courage.
« Il est grand, cet homme ; il est savant ; » il est vertueux ; il brille au milieu de ses » contemporains par l'éclat de ses œuvres... »
C'est ainsi que l'opinion publique exprime son jugement, et l'équité lui fait le plus souvent un devoir d'ajouter : « Mais aussi, il a été à si bonne école ! »
C'est qu'en effet, messieurs, l'homme n'a rien en propre. Tout ce qu'il a, son être même, il l'a reçu, et toute initiative lui est essentiellement étrangère. Son intelligence et ses aptitudes demeureraient endormies, comme la corde d'une lyre, s'il ne venait du dehors un souffle, une excitation quelconque pour les réveiller et les faire agir.....
Une fois la corde ébranlée, elle vibre et répond.
Ce sont là des faits ; ils résultent d'un ensemble de vérités religieuses, métaphysiques et philosophiques que ce n'est point ici le lieu d'exposer, et dont je ne tirerai qu'une conclusion, appropriée au point de vue particulier qui fait le sujet de ce discours ; la voici :
Dans le domaine de la science, la transmission des faits acquis avant nous, constitue toute notre richesse première : ce sont là les pierres de l'édifice que nous pouvons élever comme une base indispensable à de nouveaux progrès ; et ces progrès, nous les ferons faire à la science, si nous sommes heureusement doués, et si nous faisons un bon usage des facultés qui nous ont été données.
On le voit : nous aurons d'autant plus de chances d'arriver plus haut, que les facilités de notre éducation auront été plus abondantes et nous auront mis à même de terminer plutôt l'arrangement des assises qui doivent former cette base nécessaire
aux travaux qui nous pourront appartenir.
Dans l'état actuel de la civilisation, ces facilités de l'éducation ne sont certes pas rares ; l'instruction fondamentale est à la portée d'un grand nombre d'hommes ; et si malgré tant de secours offerts au désir de savoir, les Pic de la Mirandole ne
courent encore pas les rues, il faut en conclure que ce désir est bien faible chez la plupart de nos contemporains.
Mais combien ne lui faut-il pas de force pour arriver à un résultat marquant, lorsque le souffle de Dieu l'a fait naître au cœur d'un homme qui, dans le passé comme dans l'avenir, ne voit autour de lui, au lieu de facilités encourageantes, que des
obstacles et presque des impossibilités ! Que d'énergie dans la volonté ! Que de constance dans le labeur ! Que de noble entêtement contre les premiers insuccès et le dégoût qui doit les suivre ! Et tout cela, messieurs, se peut et se doit traduire en d'autres termes : « Que de dons reçus de la munificence du Créateur !» «Que de mérite réel dans l'homme qui a su profiter de ces faveurs ! »
Dans un récent voyage, messieurs, j'ai été assez heureux pour visiter un de ces privilégiés de l'intelligence, et j'ai désiré de rendre moins onéreuse pour notre auditoire, la charge que lui imposent vos votes bienveillante, mes chers collègues... , celle d'entendre chaque année la même voix au début de cette séance solennelle. Il m'a semblé qu'un tel sujet a de l'intérêt pour tous, et qu'il trouverait mieux que jamais sa place au moment où nous célébrons la mémoire du jour de fête de CHARLES
LINNÉ, de ce grand esprit qui, avant de saisir le sceptre des sciences naturelles, eut à lutter, lui aussi, contre tant de traverses et de difficultés de position.
Daignez donc écouter, messieurs, la simple histoire que je vais familièrement vous raconter ; il s'agira de troupeaux, de prairies, de montagnes... et d'un berger.
Non pas, pourtant, d'un langoureux Tityre, gisant mollement à l'ombre d'un hêtre et faisant résonner ses pipeaux en l'honneur de je ne sais quelle Amaryllis de chalet...., mais d'un vigoureux et énergique enfant du Béarn, de cette noble et belle
province qui donna Henri IV à la France.
Mon berger se nomme Sacaze : son prénom est Pierrine, diminutif local de PIERRE. Chef d'une famille qui, depuis six ou sept siècles, compte parmi les rustiques notabilités d'un des embranchements de la célèbre vallée d'0ssau, Pierrine se distingue des autres pâtres ossalois, fort nombreux, qui portent le nom de Sacaze. par le surnom de GASTON. Ce surnom lui vient d'une branche de sa famille en laquelle se sont réunies et fondues, il y deux ou trois cents ans, les deux branches plus anciennes des Sacaze de la chapelle et des Sacaze du moulin, ainsi nommés d'un partage de biens qui remonte, si je ne me trompe, au XIV e siècle.
Je vous prie, Messieurs, d'excuser cette citation hésitante : je n'ai pris aucune note et je n'ai nulle intention de reproduire, sur Pierre Sacaze-Gaston et sur sa famille, une de ces notices biographiques qu'on trouve dans les Albums des Pyrénées et autres publications que je n'ai pas sous les yeux. C'est l'homme que je veux vous montrer ; c'est son intelligence, qui a lutté contre toutes les difficultés de sa position et qui en a triomphé. Bien que dans notre terre de France, le Berger des Eaux-Bonnes (c'est ainsi qu'on le désigne), soit connu principalement des botanistes, je ne le nommerai point Sacaze le botaniste, car je ne veux pas voler à sa gloire les titres de propriété, je dirai mieux, les titres de conquête qu'il a acquis sur un si grand nombre de sciences humaines.
Or, sous ce nom de sciences humaines, j'entends comprendre également les Lettres et les Arts, car j'ai affaire à un homme qui a travaillé pour ainsi dire, lui aussi, de 0mni re scibili, bien que l'unique objet de ses labeurs soit son pays natal, sa chère vallée d'Ossau. C'est là son univers ; mais il l'a étudié sous toutes ses faces, et pour cela, il lui fallait toucher à toutes les branches des connaissances humaines.
C'est vers 1835 qu'il a abordé cette étonnante entreprise ; né en 1797, il avait alors 37 ou 38 ans.
Je ne vous signalerai, messieurs, que quelques circonstances décisives du réveil de cette puissante intelligence. L'ignorance des vétérinaires du pays fut la cause, ou mieux l'occasion première de cet ébranlement moral. « Ils viennent, disait-il à son
père, ils viennent pour soigner nos bestiaux malades ; ils parlent longtemps, boivent et mangent plus longtemps encore, et nos bestiaux ne s'en portent pas mieux : je veux apprendre à les traiter moi-même. »
De là, pour Sacaze, l'étude des propriétés médicinales des plantes et la botanique pratique qui enseigne à distinguer leurs espèces ; de là aussi, l'étude de l'anatomie des animaux domestiques, puis celle de l'anatomie humaine ; car les esprits de cette trempe sont invinciblement sollicités à ne pas emprisonner leurs réflexions dans un cadre donné, mais à apprécier les rapports qui lient ce sujet donné aux sujets analogues. De là, enfin, le désir et le besoin, dans un pays où les médecins sont rares, d'apporter quelque soulagement à ceux de ses voisins qu'il voyait souffrir.
Ces diverses connaissances devaient cependant demeurer dans un degré bien peu théorique, et constituaient une sorte d'empirisme plus ou moins relevé par l'étude, l'intelligence et la réflexion. Elles ne suffisaient déjà plus à Sacaze qui entrevoyait, au-delà de ce qu'il avait appris, que presque tout lui restait à apprendre. On l'engagea à pénétrer plus avant dans cette science des végétaux qui lui offrait, dès-lors, tant de charmes. On lui dit qu'il y avait des livres qui apprennent à les connaître à fond : on lui indiqua une flore, et voilà mon berger chevauchant vers la boutique d'un libraire de Pau.
La route est belle mais longue dans ce riant vallon de la Neiss qui, des coteaux de Jurançon, remonte jusqu'aux berges de la vallée d'Ossau, et de là jusqu'à Laruns, modeste capitale du pays des Ossalois. Le jeûne se prolongeait par trop pour notre affamé de science : il n'y résista pas et prit pour pupitre la tête de sa mule. Mais, hélas ! il ne put
que lire des mots... la Flore était bourrée de latin !
Cruellement désappointé, il se sentit tenté (c'est de lui que je tiens ces détails d'une naïveté charmante), il se sentit tenté de tourner bride et de revenir à Pau... Mais le libraire consentirait-il à reprendre son grimoire ?
Messieurs, il y a deux sortes d'hommes, ceux qui, arrivés en face d'un obstacle, sentent qu'ils manquent de force ou de volonté pour le franchir...... Ceux-là refoulent leurs désirs dans leur cœur, et s'en vont : c'est le grand nombre.
Mais il y a ceux aussi en qui résonne la voix qui s'éleva jadis du cœur d'Augustin : Quod potuerunt illi et illœ, ego non potero ? Plagiaire, sans s'en douter, de ce grand saint et de ce grand génie, Sacaze dut se dire aussi, à sa manière : ce que d'autres ont appris, n'aurai-je donc pas le pouvoir de l'apprendre ?....
Dans le village qu‘habite Sacaze, ou dans les environs, il y avait un vieux vocabulaire. Je l'ai vu avec intérêt, je dirais volontiers avec respect, plus vieux encore, froissé, déchiré, affaissé, comme un fruit dont une pression énergique a exprimé tout le suc.
Et tout ce suc , messieurs, Sacaze se l'est assimilé..... il sait le latin.
Et cette forte langue, mère de sa langue maternelle et aïeule de la nôtre, cette langue de l'histoire et des sciences, contre laquelle de faux amis des idiomes vivants ont lancé tant de traits destinés à frapper bien plus haut, cette langue lui a ouvert les portes de la science, il a senti alors que pour faire connaître son pays, il lui fallait tout apprendre, ou plutôt, car il est homme, apprendre de tout, et il l'a fait. Il a vu qu'il lui manquait parfois des moyens matériels de réaliser ses idées ; et quand il ne connaissait pas leur existence, ou s'il ne pouvait se les procurer, il les inventait et les exécutait.
Je ne dis pas trop, messieurs, et vous l'allez voir, si vous voulez entrer avec moi dans cette tranquille demeure où, après avoir consacré une partie de sa journée au sein de ses troupeaux et à la culture de son antique patrimoine, Sacaze employait les longues soirées du long hiver des montagnes, à frapper à toutes les portes du temple des connaissances humaines. Aussi, voyez les résultats de ses constants labeurs ; voyez l'étendue du champ intellectuel dont il lui faut remuer le sol, pour se maintenir à flot dans le courant rapide de la science.
Voici une mince circonstance qui m'a prouvé à quel point Sacaze se tient au fait de tout ce qui se passe. Je m'étais blessé au doigt, et Sacaze me dit :
«. Vous auriez dû y mettre une compresse d'arnica. » Surpris de cette parole, je regardai une personne assise à côté de moi, en disant : Comment ! il sait, Sacaze m'interrompit en répondant, avec son fin sourire : « Oh ! je ne suis pas homœo» pathiste, mais je sais que l'arnica est le remède souverain pour ces petites blessures. »
Je reprends, Messieurs, veuillez me suivre. Au fond d'une cour et près d'un jardin où sont cultivées quelques-unes des notabilités de la botanique pyrénéenne, en face d'une chapelle fondée au XIIe siècle en l'honneur de sainte Catherine, la maison la plus reculée du village de Bagès-Béost domine le riche bassin de Laruns : c'est la maison de Sacaze ; il la transmettra à ses neveux, car il est célibataire.
Sous la galerie de bois qui sert de pallier, on voit d'abord des fusils, rude parure du chasseur d'ours et d'izards, puis une riche collection d'outils de menuiserie et de charpenterie, dont le propriétaire fait un emploi fréquent et varié ; car s'il est le pourvoyeur unique de son musée, il en est aussi le décorateur. Au fond, de beaux instruments de mathématiques et de physique, graphomètre, baromètres et thermomètres variés, sont appendus à leur poste, et prêts à être transportés dans la montagne ou à fournir la matière des observations météorologiques quotidiennement inscrites au tableau.
Éclairé par une fenêtre au midi, le cabinet de travail, ou si l'on veut, le Musée, renferme des armoires avec ou sans vitrage et des espèces de dressoirs où sont exposées les productions naturelles de la vallée d'Ossau.
Ici, c'est une suite de marbres et de toutes les substances plus ou moins susceptibles de poli, artistement montés dans des cadres ou sur des supports calculés de manière à faire valoir les échantillons.
Là, ce sont de magnifiques spécimens des fossiles qu'offrent à un collecteur patient et assidu, les calcaires paléozoïques et les ardoisières de la contrée. Les orthocères, spirifers et térébratules, dominent dans cette collection, où quelques empreintes merveilleusement belles de fucacées et de reptiles annoncent la présence de terrains beaucoup plus récents.
Il serait à désirer que tout cela fût étiqueté rigoureusement par quelqu'un de nos éminents paléontologistes français ; car la bibliothèque de Sacaze ne peut guère contenir que des ouvrages généraux, dont les nombreuses figures suffisent à peine à représenter des types caractéristiques, ou des types de genres et de sous-genres ; et cela ne suffit pas pour qu'il atteigne à des déterminations exactes. Je dis cela tout franchement et sans crainte d'amoindrir aux yeux des savants, les mérites de cet
homme si remarquable. Je le dis pour les coquilles terrestres vivantes, comme pour les fossiles, comme pour les plantes même, dont les espèces vulgaires n'ont pas été étudiées et nommées avec le même intérêt que les espèces rares ou croissant à de fortes altitudes.
Ce qui paraît tout à fait impossible aux yeux du vulgaire, n'est, pour certains esprits, impossible qu'en partie. Or, de ces choses qu'on pourrait nommer des impossibilités du degré inférieur, Sacaze, seul et sans secours, en a fait à foison ; voilà sa
gloire, et elle est bien belle. Mais arriver, sans matériaux suffisants de comparaison, à la nomenclature exacte d'un grand nombre d'objets d'histoire naturelle, c'est là une impossibilité de degré supérieur ; tous les naturalistes le savent, elle est
infranchissable.
Le besoin d'approfondir, voilà le trait dominant et méritoire de l'esprit de Sacaze. Le talent d'observation, voilà la faculté précieuse et délicate qui lui a été abondamment départie. Aussi, les travaux qu'il a faits dans ces deux directions, sont
immenses. Outre son herbier, il a voulu conserver la représentation aussi exacte que possible, à l'état de vie, de toutes ses plantes. Ses volumes de peintures sont admirables, au point de vue des analyses, du port des végétaux, de la justesse des contours. Et qui donc pourrait lui reprocher des teintes outrées ou fausses, lorsqu'on sait qu'il les a déposées sur le papier à une époque où il lui fallait les composer lui-même ?
Il n'avait pas de boîte à couleurs : le suc d'une feuille de chou, les stigmates du safran, le suc de divers fruits, combinés avec de la chaux ou d'autres substances astringentes, composaient toutes les richesses de sa palette. La plupart de ces couleurs, privées de mordante, se sont dénaturées ; d'autres sont demeurées excessives dans leur intensité ; mais il n'en reste pas moins vrai que c'est là la plus extraordinaire entre les œuvres matérielles de notre botaniste, œuvres parmi lesquelles il ne faut pas oublier 200 analyses microscopiques de mousses !
J'ai indiqué sommairement les travaux que Sacaze a accomplis sur le terrain ou sur les objets eux-mêmes, en qualité de naturaliste : comme homme de cabinet, il a décrit ou catalogué, dans de volumineux cahiers, tout ce qu'il a observé. L'histoire naturelle de sa vallée d'Ossau, botanique, zoologie, paléontologie, géologie, minéralogie, météorologie, est donc faite dans toutes ses parties, ou du moins en train de se compléter.
Voyons maintenant l'homme de lettres : sa part est grande aussi.
Et d'abord, il a travaillé pour sa famille.
Il s'était fait paléographe, et il en a profité pour rechercher, dans les chartes, parchemins et titres notariaux échappés à la révolution et aux spéculations du petit commerce, les alliances et les générations
successives de sa race, et la chronologie séculaire du cadastre de son patrimoine : tout cela est écrit, accompagné de plans coloriés, appuyé sur la citation régulière des sources où il a puisé. Outre ces travaux particuliers, destinés à ses neveux, il a préparé pour eux d'autres instructions dont le rayon est plus étendu. Tel est un recueil de lettres, résumé de ses lectures historiques, et qui porte pour titre :
Lettres sur Rome, sur la France et sur Bagès-Béost.
Ce n'est pas assez pour lui d'avoir réuni en un corps d'ouvrage séparé tout ce que les auteurs ont dit sur l'histoire des Ossalois : il a voulu recueillir aussi toutes leurs traditions locales, leurs usages, leurs chants populaires transmis de génération en génération. Mais qu'est-ce qu'un chant ancien sans sa musique traditionnelle ? Sacaze ne savait pas la musique, et il n'a pas de voix ; mais il n'est pas homme à laisser inachevée une besogne qui, faute de ce complément, priverait d'un fleuron la couronne de sa chère patrie. Il se construisit donc en bois de hêtre et de sapin, une espèce de grande guitare à large manche et à sept cordes : il raya du papier, et muni de ce singulier appareil, s'en fut courir les foires, les fêtes et les noces. Entendait-il une chanson nouvelle pour lui ? il tirait à part le chanteur ou la chanteuse :
« Chante-moi ça tout doucement, » lui disait-il ; puis il cherchait sur sa guitare l'unisson de chaque note, et en plaçait le signe sur son papier rayé.
A force de forger on devient forgeron, dit le proverbe : il parait que la musique a fini par prendre pied chez lui, car il a fait emplette d'un violon, et quand il n'a rien à faire (ce qui lui arrive toutes les fois qu'il prend à quelqu'un fantaisie de le déranger de ce qu'il fait), il ne se refuse pas à être le ménétrier des danses villageoises.
Dans le domaine de la peinture, notre ingénieux ossalois ne se borne pas à ses travaux de botanique. Il a fait un panorama des montagnes de Gabas ; et puis, c'est tantôt une chasse à l'ours, pendant laquelle un de ses frères faillit perdre la vie dans l'étreinte de ce terrible adversaire ; tantôt c'est une mosaïque romaine (celle de Bielle) ou une monnaie, un poids de ville du moyen-âge, ou bien encore le portail roman de quelque vieille église de la vallée. Autant qu'il sait réussir à le faire (et son œuvre n'est pas irréprochable), il veut en conserver l'image et le souvenir, avant que les architectes et
les maçons, un peu trop ennemis de tout ce qui n'a plus l'odeur du mortier frais, achèvent de défigurer le modèle, dans l'estimable intention de l’embellir. « Je ne suis pas archéologue,» me disait-il ; « mais voyez la pauvre église de Béost, ma paroisse ! Ils ont recoupé et agrandi toutes ses fenêtres : ils en ont fait une grange ! ».... Et où donc, si ce n'est dans son profond sentiment de l'art et des convenances de l'art, cet homme a-t-il trouvé cette pensée et son expression qui est le cri de tous les archéologues ?
L'occasion m'a conduit à parler de Sacaze artiste, et pourtant je n'ai pas fini avec Sacaze homme de lettres. Dans notre civilisation échauffée et pressée de beaucoup faire, sous l'empire toujours croissant de la division du travail, nous voyons
presque toujours le musicien distinct du poète, et le premier sacrifié au second, ou bien celui-ci à celui-là. Mais dans les temps anciens il n'en était point ainsi, et le rhapsode, le barde et le ménestrel ont fait la chaîne jusques sur le seuil des temps modernes. Or, les hommes des montagnes ont conservé la ressemblance des vieux peuples, à-peu-près comme l'altitude des localités correspond chez eux à une élévation en latitude. Sacaze musicien, comme Sacaze poète, serait un homme incomplet,
s'il n'était que l'un ou l'autre..... Mais Sacaze est un vrai Barde, et le recueil de ses poésies béarnaises, dont plusieurs, plus favorisées que ses mélodies, ont été publiées, forme un ensemble considérable.
Il en est une qui lui fut inspirée par l'inauguration de la statue du célèbre médecin Bordeu, et celle-là est un chef-d’œuvre de grâce naïve et hardie à la fois.
La Mort, cette pauvre Mort qui se consume de dépit en voyant que les eaux thermales de la vallée d'Ossau, préconisées par Bordeu, lui arrachent chaque jour de plus nombreuses victimes, la Mort pense à se laisser mourir. Cependant, avant
de céder à cette attaque de spleen, elle tente de se venger de Bordeu, et lui envoie une dangereuse maladie : mais ses traits demeurent impuissants, car Bordeu est immortel !
Que ce coup d‘encensoir est délicatement donné, Messieurs ! et ne trouvez-vous pas que la métaphore employée par le poète, justifie ce triple éloge que je lui accorde : grâce, naïveté , hardiesse ? Et non seulement il répand en général sur ses œuvres cette grâce naturelle et facile qui est un des traits marquants de son esprit, notons encore qu'à l'occasion de quelque noce, ou même sans occasion, il a composé des poésies dans lesquelles, comme on dit en style classique, il sacrifie aux Grâces, mais aux Grâces que vante Horace : Gratüs decentibus. Il n'admet pas que les autres soient chantées dans son village, et voici, à ce propos, une petite anecdote qu'il est bon de consigner dans son éloge.
Un poète, trop connu par ses œuvres, voulut lui donner, ou une marque de sa considération comme littérateur, ou une leçon qui pût déniaiser sa simplicité trop modeste : il lui fit parvenir son recueil. Notre berger (j'ai besoin, messieurs, que vous me pardonniez le sans-façon des mots), notre berger ne pensa pas qu'un grand talent dût obtenir la grâce d'une muse immonde : il n'accorda pas à celle-ci l'honneur de prendre rang dans sa bibliothèque ; mais ne voulant pas répondre à une
politesse par la rudesse d'une fin de non-recevoir, il fourra le volume sous une paillasse ; c'était l'ensevelir sous Ossa et Pélion. Ignorant que je suis des usages de la montagne, je ne saurais vous dire si le dessous de la paillasse équivaut en dignité au grenier, ou aux oubliettes, ou au tas de fumier qui sert de tapis dans la cour. Toujours est-il que justice fut faite... et si l'auteur vit encore, je voudrais bien qu'il le sût.
J'arrive au terme, non de ce que j'aurais à dire, mais du temps que j'ose demander à votre bienveillante attention, et je reviens aux devoirs que mes fonctions m'imposent.
Des médailles vont être décernées et l'une d'elles sera accompagnée du diplôme de correspondant de la Compagnie. C'est à l'homme remarquable dont je viens de vous entretenir, que s'adressera ce double message. Je tiens à faire savoir aux magistrats dont la bienveillante présence nous honore et rehausse l'éclat de cette réunion, aux savants, aux hommes éminents, au public ami qui viennent nous donner leurs précieux encouragements, je tiens à faire savoir à tous dans quelles circonstances est
née l'idée de couronner une tête dont les travaux n'ont pas pour objet l'étude du département de la Gironde : c'est en effet un vote insolite que la Société Linnéenne de Bordeaux a le droit de prononcer, mais qui n'est pas dans ses usages.
Lorsque j'ai connu le berger des Eaux-Bonnes, celui que je puis maintenant, et non sans orgueil, nommer notre collègue, j'ai d'abord été surpris de ce qu'aucune Société de Sciences, de Belles-Lettres ou de Beaux-Arts ne lui a jusqu'ici donné quelque témoignage ostensible de sympathie pour ses nobles efforts, quelque marque de sa considération, quelque encouragement enfin dans la carrière de l'étude, si difficile pour lui à parcourir.
Puis, j'ai compris pourquoi il en était ainsi. Pour conquérir les récompenses des Académies, il faut presque toujours aller frapper à leur porte, et Sacaze n'est point en position de le faire. Ses poésies seraient le seul bagage littéraire qu'il pût destiner à l'exportation, et la ville de Clémence Isaure est au bout du monde pour lui. Les botanistes le connaissent bien, ainsi que les précieuses découvertes dont il a enrichi la science. Plusieurs d'entr'eux lui ont rendu justice dans leurs écrits ; l'un des plus justement célèbres, sir George Bentham, a attaché son nom à l'une des plus précieuses conquêtes qu'il ait faites dans les Pyrénées occidentales (Lithospermum Gastoni). D'autres l'ont exploité, et cela rudement à leur profil, bien entendu lui et les rares trésors dont sa simplicité leur donnait, sans le
savoir, la funeste faculté d'épuiser presque entièrement les sources.
Hélas, messieurs ! les hommes sont ainsi faits ; il n'y aurait plus au monde un rayon de miel, si les abeilles naissaient sans aiguillon ; et le bon, l'expansif Sacaze n'a appris que bien tard, et à ses dépens, à défendre tant bien que mal sa belle ruche
contre les frelons... Enfin, me suis-je dit, il n'y a, de la Garonne aux Pyrénées, qu'une seule Société qui s'occupe spécialement, exclusivement, des sciences naturelles, et cette Société, c'est la nôtre.
A la Société Linnéenne de Bordeaux, à elle, la plus ancienne entre ses sœurs françaises, appartiennent donc le devoir et l'honneur d'aller, la première, chercher l'enfant de la montagne et de lui dire : Vous avez un siège parmi nous. Nous savons trop bien que vous ne quitterez pas, pour venir l'occuper, votre héritage et vos troupeaux ; mais faites-nous part de vos travaux, de vos observations si finement dérobées aux mystérieuses opérations du grand laboratoire. Nous serons heureux
d'en assurer la publication.
Recevez cette médaille et suspendu-là dans votre musée : elle attestera l'authenticité de vos droits à la reconnaissance des naturalistes, pour ces belles espèces que vous n'avez pas publiées, mais que vous avez, le premier,
découvertes.
Il nous reste, messieurs, à exprimer un vœu. On dit que le premier magistrat du département où Sacaze réside, s'efforce d'attirer sur ses travaux, si remarquables et si méritoires, l'attention et peut être les faveurs du gouvernement. Les évènements de 1848 ont fait cesser, dit-on encore, une allocation que le gouvernement précédent consacrait à l'indemniser généreusement de tout le temps que les voyageurs curieux ou savants dérobent à sa complaisance empressée. C'était là une bonne idée et qui tournait au profit de tous, car, pour être moins aimables que les poètes, les naturalistes ne sont pas toujours plus riches qu'eux.
Puisse donc monsieur le préfet de Pau réussir dans son noble patronage ! Vous l'appuieriez tous de votre voix, n'est-ce pas, messieurs, si vous étiez à même de la faire entendre ?
Et nous, mes chers collègues, puissions-nous voir notre témoignage en faveur du Berger des Eaux-Bonnes, compté pour quelque chose dans la résolution que prendra la justice du Pouvoir !
(Extrait de la Guienne des 9 et 10 novembre 1852.)
Sources
- M. CHARLES DES MOULINS, Société linnéenne de Bordeaux , Imprimerie DE J. DUPUY ET COMP, Bordeaux, 1852.
|