L y avait JEAN, il y avait PIERRE. C'était deux frères. Aussi dissemblables que deux frères peuvent l'être. Jean était grand, fort , aux larges épaules un peu voûtées, avec une curieuse tête, au crâne arrondi, assez dégarni. Il était plutôt taciturne et un peu bourru.
Pierre était plus petit, mince, sec, vif et enjoué. Certes, ils étaient dissemblables mais unis et inséparables.
En cette époque de troubles et de dangers, ils n' allaient jamais l' un sans l' autre et formaient un redoutable couple de guerriers, lorsque dos à dos, ils prévenaient toutes les attaques de leurs adversaires ...
Ils n' avaient pas leur pareil non plus, dans toutes les vallées, pour les jeux d' adresse et de force auxquels de tout temps s’exercèrent les habitants des contreforts des Pyrénées.
Si Jean triomphait aisément au jeta-abalut (lancer de perche), au bire catau (tourne char) ou à la course à l'estéruc (souche d' arbre), Pierre excellait au saute-barcailhous (saute barrière), à la course aux quilles et au gaha que t'i gaha (lutte à main nue).
Une équipe qui les engageait était sûre de voir triompher les couleurs de son village... Aussi ne manquaient-ils pas de propositions lors des rassemblements pour les grandes fêtes saisonnières. Mais dès que les jeux étaient finis, aussi modeste pour célébrer leurs exploits qu 'ils l' avaient été pour susciter les propositions de participation, ils s' éclipsaient discrètement, décourageant leurs admirateurs, refusant les libations généreuses, fuyant les manifestations festives et les agapes débridées qui s’annonçaient ...
On ne leur connaissait pas d' attaches coutumières, d' amitiés partagées, d' amours déclarés, de famille connue. Aussi, toute une aura de légende s'attachait-elle à leurs personnes et à leur vie... Certains prétendaient qu 'ils avaient des rapports secrets avec ces dames blanches qui hantent nos sources et nos grottes ... D' autres affirmaient qu 'ils soignaient avec une admirable piété filiale leur vieille mère souffrante et léthargique.
L' un prétendait même qu 'il les avait vus, un soir, à la brume, mener le grand ballet fantasmagorique où broutches (sorcières) et faitilhès (jeteur de sort) célèbrent autour du grand feu les pouvoirs des puissances des ténèbres, sur le plateau de Bélair. Il ajoutait que Jean tenait, juché sur ses épaules, le grand bouc noir et que Pierre allait devant, bondissant comme un fauve et soufflant, dans une horrible corne, des musiques endiablées.
Indifférents aux moqueries comme aux questions, les deux frères vivaient dans une haute vallée d' accès malaisé et même ceux qui les connaissaient le mieux n' auraient su dire lequel exactement des cujalas leur servait de refuge.
Lorsque' on annonça, dans la plaine et dans la bas des vallées, l' arrivée imminente d' une armée de barbares venus du nord qui dévastaient tout sur leur passage, les bailes (représentants du souverain) furent chargés d' organiser la sécurité des populations, qui devaient gagner les hautes terres et reculades, et d' appeler les guerriers au service d'ost. On chercha en vain les fameux frères et un messager fut chargé de les atteindre au plus tôt.
Ce n' était pas la première fois que le pays connaissait une invasion, mais rarement, disait-on, les envahisseurs s' étaient montrés si cruels et si acharnés à tout détruire. Ils ne se contentaient pas de traverser le pays par les voies habituelles de passage, comme les fameux camis saliès (les chemins du sel), ces chemins de sel qui, de mémoire ancestrale, servaient au transport vers les contrées voisines du nord et de l' est ...
Peu à peu, les bandes éparses de barbares se rassemblaient à nouveau et reprenaient leur errance vers le sud. Mais, au fur et à mesure qu 'ils gravissaient les pentes des monts pour se diriger vers les ports, ils rencontraient de plus en plus d' embuscades et de chausse-trappes ...
Lorsque BALISCAR, le chef des montagnards, dressa une furieuse embuscade dans le défilé d'Artouste, nombre de barbares s' égayèrent dans la forêt, sur les flancs de la montagne, cherchant un passage plus direct vers l' ouest.
C' est alors que l' on vit apparaître Jean et Pierre. Ils se dressèrent entre le gave de Bious et celui de Brousset, en un endroit qui n' était alors, dit-on, qu 'un vaste plateau depuis Gabas jusqu'au pic d'Anéou, et arrêtèrent à eux deux tout le flot des fuyards.
Ce fut un combat gigantesque et formidable : ces deux hommes semblaient ne pouvoir contenir à eux seuls l' assaut des furieux qui déferlaient. Et pourtant, appuyés l' un contre l' autre, maniant la hache d' arme et l' épée, écartant de leur bras gauche, couvert du bouclier de cuir aux écailles d' acier, les coups qui pleuvaient, ils ne sentaient même plus leurs blessures, agacée seulement par les piqûres de millier de flèches que leur lançaient les archers aux longs cheveux. Autour d' eux, le sang coulait à flot et déferlait en torrents rougeoyant vers les gaves proches, les corps entassés formant comme un rempart qui les protégeait encore davantage. Ils furent bien peu nombreux ceux des ennemis qui réussirent à forcer le passage ou à éviter leurs coups en passant à distance.
Lorsque BALISCAR et ses compagnons parvinrent jusqu' à eux, Jean et Pierre n' étaient plus que deux masses inébranlables qui protégeaient à jamais la vallée et les terres environnantes. Appuyés l' un contre l' autre, ils dressaient fièrement leur double tête invaincue, symbole éternel de la résistance farouche de leur peuple que l' on verrait de très loin à l' entour. Le génie des montagnes les avait à jamais pétrifiés pour que demeure leur exemple et que vive leur légende ...
C' est de là que viendrait le surnom JEAN-PIERRE donné à ce pic.
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