Nous reproduisons, sur le célèbre Pasteur-Botaniste d'Ossau, la notice suivante qu'a publiée dans le Constitutionnel M. Alexandre Daumont, auteur d'un Voyage en Suède et en Norwège :
Dans une vallée des Pyrénées, il existe un de ces phénomènes intellectuels qui apparaissent par intervalles pour
venir surprendre et charmer ceux qui, comme nous, s'intéressent aux progrès de l'esprit humain ; nous voulons parler d'un simple berger qui, livré aux soins de ses troupeaux, a su cependant, par la seule impulsion de son génie naturel, se placer au rang des adeptes de la science et des arts.
Le Béarn est bien connu par ses sites admirables autant que par la vive intelligence de sa population spirituelle et aimable Ceux qui n'ont pas vu le Béarn, et ils sont aujourd'hui en petit nombre, n'ont qu'à lire Corisande de Mauléon, par l'auteur de Nathalie (M.me de Monpezat, dame Béarnaise de beaucoup d'esprit).
L'introduction de Corisande, par M. de Salvandy, est une peinture animée, fidèle et succinte de ce pays si aimé du Ciel ( expression de M. de Salvandy ).
La vallée d'Ossau est une des plus belles de cette ancienne province ; sans déployer les pompes et les magnifiques contours de quelques autres vallées des Pyrénées, elle abonde en aspects calmes et suaves comme un tableau de Claude Lorrain.
Les Eaux-Bonnes et les Eaux-Chaudes, sources bienfaisantes dont les vertus attirent chaque année un grand concours d'étrangers, sont à l'extrémité de la vallée, où l'on voit aussi, au milieu des prairies verdoyantes et fleuries, le paisible et gracieux village de Bagés-Béost ; c'est là qu'habite une famille honorée et respectée dans le pays, vivant comme les patriarches dans une douce aisance, du produit de ses troupeaux. C'est de Gaston-Sacaze, l'un des membres de cette famille, que nous allons entretenir nos lecteurs.
On sait que les bergers des Pyrénées, comme ceux des Alpes, passent, pendant l'été, plusieurs mois consécutifs sur les plateaux et les crêtes des montagnes dans le plus complet isolement, sans autre société que leurs chiens et leurs troupeaux, qu'ils conduisent de pâturages en pâturages.
Sur ces hautes montagnes, revêtues d'une verdure, d'un éclat sans pareil, vivent et croissent une multitude de plantes et de fleurs inconnues dans les basses régions. Ce fut dans ces solitudes, au milieu de ces familles végétales que Gaston puisa le germe de son penchant pour la botanique. Doué d'un profond esprit d'observation, il se livra, sans autre guide que son instinct, à la recherche des mystères de la végétation des plantes, de leurs habitudes, de leurs mœurs.
Mais ce génie inculte, privé d'études, de directions, serait sans doute avorté comme tant d'autres, si le jeune Gaston n'eût entendu parler de livres consacrés à l'histoire des végétaux. Après bien des recherches il parvint à se procurer un vieux Linnée. Malheureusement, l'ouvrage était en latin. Il était donc indispensable, surtout pour connaître la nomenclature scientifique des plantes, d'apprendre cette langue ; et comment y parvenir sans maître ?
Cette difficulté ne l'arrêta pas ; le curé lui prêta un dictionnaire, le maître d'école une grammaire, et, avec de la persévérance, il apprit non seulement à traduire, mais encore à parler et à écrire le latin, tout aussi correctement dit-on, que beaucoup de professeurs.
Les nombreuses figures de plantes qui ornaient son vieux volume lui firent aussi comprendre la nécessité de l'étude du dessin ; c'était un complément indispensable aux connaissances qu'il venait d'acquérir ; il s'y adonna avec une égale ardeur, et sans guide, sans la moindre notion préliminaire, il parvint à dessiner avec une admirable netteté les plantes qu'il voulait reproduire. Ce succès ayant excité son émulation, il retraça avec fidélité les divers aspects de sa vallée ; ces dessins, en assez grand nombre, étonnent par l'exactitude avec laquelle les distances, les échancrures des crêtes, leur élévation ont été observées sans le secours d'aucun instrument.
Bien pénétré du système de Linnée, Gaston a entrepris une classification des plantes des Pyrénées, selon la méthode du savant Suédois. Depuis dix ans, il s'occupe de ce grand travail, qui déjà comprend 2,200 espèces. C'est un monument précieux pour la science, et qui fait l'admiration des naturalistes ; il faudra à Gaston dix autres années pour le terminer, car il est obligé de partager son temps entre ses prés, ses bergeries et ses travaux scientifiques,
mais il est loin de se décourager.
Gaston ne s'est pas contenté d'être naturaliste et dessinateur, il a voulu être musicien et il l'est devenu ; il a même inventé un instrument dont on raconte des merveilles : c'est une espèce de luth à huit cordes, qui rend, dit-on, les sons les plus harmonieux ; il a aussi fait un violon dont il joue sinon en virtuose, du moins avec, beaucoup de goût. Enfin, il est poète, bien qu'il s'en défende et qu'il communique avec répugnance aux nombreux étrangers qui viennent le visiter, son recueil poétique, où abondent des sentimens exprimés avec grâce et naïveté.
Voici au surplus comment s'exprime sur cet homme remarquable l'auteur de l'Itinéraire aux Eaux-Bonnes et aux Eaux-Chaudes (M. Moreau, frère de l'agent de change ; nous le prions de nous excuser si nous trahissons l'incognito qu'il voulait garder). Après avoir décrit le gracieux village de Bagés-Béost, il dit :
«Du milieu de ces modestes habitations, semble se dresser un peu fière, une maison de simple et noble apparence, que nul étranger ne manque de visiter pendant la saison des eaux ; c'est la demeure de Gaston Sacaze, d'un pasteur-botaniste, dont le nom, j'ose le dire, est européen, illustre ; obscur montagnard, qui sous le plus modeste vêtement, cache une individualité devant laquelle tous doivent s'incliner.
Long-temps j'ai étudié avec défiance cette humilité si riche d'instruction et de savoir : je craignais de surprendre l'orgueil sous tant de modestie ; il n'en est rien, ce n'est qu'une nature privilégiée qui s'ignore.
Gaston Sacaze, sans autres guides que l'inspiration et un amour exalté pour les plantes, grâce à la possession d'un Traité de botanique, a pénétré jusques aux entrailles de cette science si vaste.
Arrêté à tout instant par son ignorance du latin, dont elle est hérissée, il s'est mis seul à étudier cette langue avec quelques vieux livres empruntés à la bibliothèque du curé et au maître d'école.
Lorsqu'il ne sera pas occupé à garder son troupeau sur la montagne, il vous montrera ses immenses herbiers, son jardin ou croissent, scientifiquement classés, toutes les fleurs de l'Ossau.
Il est à la fois peintre, poète, musicien ; mais avant tout il est pasteur. »
Un pareil mérite ne pouvait rester toujours ignoré ; il parvint jusqu'au Jardin du Roi, et une correspondance s'ouvrit entre le modeste berger et le savant professeur, M. de Jussieu ; depuis plusieurs années, Gaston lui envoie des herbiers qu'il sait préparer avec un art et un soin particuliers ; quelques-unes de ces plantes ont même reçu son nom, honneur qu'il regarde comme le plus insigne et la plus belle récompense de ses travaux.
Parmi les nombreux étrangers que chaque saison attire aux Eaux-Bonnes, il y a toujours beaucoup de personnes de distinction et des notabilités dans les lettres, les arts et les sciences ; leur concours a été considérable cette année ; on y remarquait les généraux Claparède, Cafarelly, Jacqueminot, le comte de Castellane, Mme Cinti-Damoreau, M. Eugène Devéria, M. de Salvandy, le duc de Grammont, Dalloz le jurisconsulte, le duc de Tourzel, le duc de Sosthènes de la Rochefoucault, M. Liadieres, députe ; le docteur Andral, M. Thayer, le marquis de Dampierre, M. de Sallaberry, etc.
Presque tous ont visité Gaston ; les égards, les éloges, les marques de considération qu'on lui prodigue n'ont point un seul instant altéré sa modestie, mais quoique Gaston soit coiffé du berret Béarnais, quoiqu'il porte le costume montagnard en honneur parmi ses compatriotes, toutes ses manières n'en sont pas moins empreintes d'une distinction naïve ; l'on dirait que cet homme a constamment vécu au milieu du monde le plus poli ; son langage est pittoresque, et quoique ses expressions soient simples et naturelles, le choix en est toujours parfait ; souvent même, lorsqu'il s'anime, il s'élève à une hauteur qui approche de l'éloquence ; d'ailleurs, quoiqu'il ne soit plus jeune, c'est encore un bel homme, à la démarche noble, au front élevé, et, sous ses vêtemens rustiques, toute sa personne offre un harmonieux ensemble d'aisance et de dignité.
Nous ajouterons à ces détails qu'une société scientifique nouvellement formée à Pau, s'est empressée d'adresser à Gaston-Sacaze un diplôme accompagné d'une lettre des plus flatteuses ; d'abord il a décliné un honneur dont il se prétendait indigne ; mais il a du se rendre à de nouvelles et
pressantes sollicitations.
Avant de mettre sous les yeux de nos lecteurs la relation d'une excursion botanique exécutée par celui qui fait l'objet de cette notice et qu'il vient de
nous envoyer pour être publiée dans l'Album, on lira sans doute avec intérêt l'appréciation suivante que fait M. Ellis du même Gaston-Sacaze.
Il est curieux de voir en même temps comment il est jugé à Paris et à Londres :
« Tous ceux qu'un intérêt réel pour la science porte à rechercher la société de Gaston, trouvent en lui un homme intelligent et aimable qui réunit à la délicieuse simplicité d'une vie primitive, la dignité d'un génie naturel et la politesse d'un vrai gentleman.»
Pierrine Gaston vint aux Eaux-Bonnes rendre visite à nos amis ; comme il prenait du thé avec eux, il avoua avec une grande simplicité
qu'il n'en avait goûté qu'une autre fois dans sa vie et que la première fois il l'avait mangé sec. Nous eûmes dans la suite le plaisir de le rencontrer dans cette même maison, et ce fut pour nous une grande satisfaction, car son extérieur répond en tout point à l'idée qu'on peut s'en former d'après un pareil caractère.
Sa taille est haute de six pieds environ ; il est mince, agile, admirablement bien pris. Ses cheveux, d'un noir-jais, qui descendent sur ses épaules en boucles négligées, sont coupés très-ras par devant. C'est, à ce qu'il nous a dit lui-même, la coutume chez les paysans qui, portant sur la tête d'énormes faix de foin et de paille sont obligés, pour se guider dans leur marche, de porter toujours leurs regards en droite ligne.
« Le jour où nous le vîmes, Gaston portait une courte jacquette bleue ; sa taille était serrée par une belle ceinture de soie cramoisie. Mais la partie la plus remarquable de son costume était sa large cape brune que, d'après une habitude contractée dans ces montagnes où l'air est toujours si vif, il le gardait même dans la maison. Ce vêtement, mieux que tout autre, s'harmonisait avec ses traits expressifs et intéressans, et projetait une ombre épaisse sur son front de penseur. Tout, sur son visage, révélait le montagnard de la vallée d'Ossau : son nez légèrement aquilin, ses yeux vifs et intelligens, ses sourcils très-arqués et nettement tracés, ses dents blanches et régulières, les plus belles que j'aie jamais vues. Ses mouvemens rapides et expressifs étaient en même-temps pleins de grâce et de dignité ; mais ce que je trouvai de plus extraordinaire dans sa conduite, c'est qu'on ne put le décider à marcher sur un tapis qui recouvrait le parquet, avant qu'il eut ôté ses souliers, qu'il plaça sous une chaise et qu'il reprit lorsqu'il nous quitta.
Dans cette occasion encore, il nous parût très-peu au fait de notre manière de prendre le thé. En effet, comme la maîtresse de la maison l'engageait à venir le soir prendre le thé avec elle, il la remercia en disant qu'il en avait déjà pris une fois ce jour-là. Il vint cependant ; et lorsque sa tasse eut été placée devant lui, il y plongea un grand morceau de pain, et aussitôt qu'elle fut vide il la remit au plateau et se leva pour partir. Quel plaisir, me disais-je, quel plaisir n'y aurait-il pas à montrer à un tel homme tout ce que notre pays renferme de choses dignes d'être vues ! Mais si sa simplicité devait en être altérée, mieux vaudrait mille fois qu'il restât dans sa patrie, ne connaissant du monde que les montagnes qui l'ont vu naître. » (sic)
Sources
- Album Pyrénéen, Revue Béarnaise, Typographie, de É. Vignancour, Editeur, 1841
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