u sortir de Laruns, un buveur des Eaux-Bonnes, qui suivait le même chemin que nous, nous aborda, et la conversation s’engagea.
« Entre les Eaux-Bonnes et les Eaux-Chaudes où vous vous rendez d’abord, nous dit-il, la différence est grande. C’est en quelque sorte, et si l’on veut bien se prêter à la comparaison, — Paris et Versailles. A Bonnes se trouvent les ressources, la mode et les plaisirs ; Bonnes, c’est la capitale. Les Eaux-Chaudes ont leurs souvenirs historiques de la cour du Béarn et leur palais thermal qu’il faut visiter, mais l’herbe croit au seuil des portes, et cette petite plante invisible qu’on nomme l’ennui semble courir les rues, — c’est la Province. »
Il est entendu que nous parlons au point de vue de certains malades, un peu trop gens du monde, et du séjour forcé qu’ils font aux Eaux-Chaudes. Pour le touriste en bonne santé, cet endroit a des beautés sans pareilles.
Aussi, sur la route qui sépare ces deux villages, est-ce un va et vient continuel. Chaque jour les Eaux-Chaudes vont aux Eaux-Bonnes, et réciproquement. Mais avec cette nuance assez sensible, que les baigneurs d’Eaux-Chaudes courent demander la distraction aux Eaux-Bonnes, tandis que les Eaux-Bonnes portent la leur aux Eaux-Chaudes. Les uns sont des visiteurs qui ne trouvent pas leur monde, et dont personne ne s’occupe. « Jouissez des douceurs du jardin anglais si vous voulez, ou des agréments de la promenade horizontale si vous l’aimez mieux, semble leur dire l’indifférence publique ; après cela, si vous souhaitez dîner, on tâchera de vous faire faire place à quelque table d’hôte ; mais ne comptez pas sur vos aises. »
— Les autres, au contraire, sont attendus ; c’est pour eux que tournent les broches et que les fourneaux flambent ; les hôteliers les reçoivent le bonnet à la main et le dos courbé :
« Entrez, entrez, seigneurs, et ne craignez chez nous ni les mouches, ni les importuns. Nos baigneurs, s’il peut vous plaire, seront consignés à la porte de la salle à manger. »
— Et c’est ainsi que, même chez eux, les provinciaux des Eaux-Chaudes sont sacrifiés aux Parisiens des Eaux-Bonnes. Mais qu’y faire. N’est-ce pas encore là l’histoire de Paris et de Versailles ?
Quoi qu’il en soit, il y a des omnibus matin et soir pour les petites bourses — c’est un service parfaitement établi, — il y a des calèches pour les plus aisés, il y a des chevaux pour la jeunesse en belle humeur, — et vous le verrez plus tard, ce sont d’entraînantes cavalcades. — Nous pouvons donc choisir.
Mais il y a la ressource des jambes pour ceux qui les ont bonnes, et le moyen n’est pas à dédaigner. C’est celui que vous prenez, ajouta notre buveur de Bonnes, et je vous souhaite un bon voyage ; nous nous tournons le dos après le pont de Marbre, (pont Lauguerre) au bas de la côte des Eaux-Bonnes. Vous tirerez à droite, et moi à gauche, adieu, à vous revoir ! »
Au bas de cette côte des Eaux-Bonnes, si l’on regarde devant soi, la vue est arrêtée par une haute et sévère muraille qui de loin semble formée d’un seul plan de rocher, tant est étroite la fente par laquelle s’échappe le gave rugissant et plein d’écume. Les rochers ont cent pieds de haut, et leur aspect, par certains jours sombres, fait froid rien qu’à regarder.
Si l’on s’avance, l’antre se dessine dans une clarté douteuse, le vacarme de l’eau est horrible ; — et derrière les blocs menaçants dont la paroi est hérissée, rien n’empêche l’imagination frappée de placer le noir génie de ces monts, le gardien du défilé.
C’est par là cependant que sont les Eaux-Chaudes, et bon gré malgré, d’un cœur brave ou timide, si l’on veut y aller, il faut franchir ce pas redoutable.
Deux routes se présentent : l’ancienne qui s’y prend de loin avec toutes sortes de précautions pour grimper par-dessus le défilé,
cette haute muraille de rochers qui se dresse au Sud, au devant des voyageurs sortant de Laruns et où son
oeil cherche en vain l'issue par laquelle le Gave a pu se frayer passage, il en fallait gravir l'escarpement par un simple sentier de mulets (il existe encore), rampe raide, taillée de biais dans le roc, puis redescendre dans la gorge du Hourat, au fond duquel mugit le torrent, par des escaliers étroits et sans parapets, contournant la roche à plus de 75 mètres de hauteur du Gave.
Cette marche aérienne et périlleuse se faisait d'ordinaire en recourant au service de grandes, fortes et belles ossaloises qui emportaient sur le col tous ceux qui se présentaient. Elles couraient d'une vitesse prodigieuse et sans rien craindre, tant il est vrai de dire que l'habitude rend tout aisé. »
Aujourd'hui, une voie ferrée, de Pau à Laruns, relie Eaux-Chaudes au chef-lieu de son département et à Oloron son chef-lieu d'arrondissement. L'abord en est devenu non seulement facile, mais commode et agréable. Une belle route très pittoresque, parfois creusée dans les rochers, longeant dans tout son parcours la
rive droite du Gave et pouvant donner passage à trois voitures de front, conduit les voyageurs de la station du chemin de fer de Laruns à Eaux-Chaudes en une demi-heure, au moyen de voitures particulières ou d'omnibus, dont le service régulier correspond avec les heures de départ et d'arrivée des trains, au nombre de trois par jour.
Eaux-Chaudes partage ces avantages avec Eaux-Bonnes.
Ces deux stations voisines sont, en outre, mises en relations quotidiennes par un autre service régulier d'omnibus, de telle sorte que les malades peuvent ainsi profiter réciproquement, à l'occasion, du bénéfice des eaux de ces deux Etablissements thermaux et des distractions agréables qu'y trouvent les baigneurs.
Eaux-Bonnes est destiné au traitement des maladies des voies respiratoires ;
à Eaux-Chaudes, appartient le monopole du traitement des maladies utérines.
C’est que le corps des ponts et chaussées se soucie fort peu des génies et ne se laisse guère aller aux terreurs de la nature. Lorsqu’il a résolu de prendre quelque montagne à partie, pour y trouer un passage, il arrive avec le pic et la pioche, il frappe d’estoc et de taille ; où le fer devient impuissant, il creuse avec la mine, et ces masses séculaires sur quoi le temps semblait user, en vain, ses ongles, et que la foudre n’aurait pas égratignées, — volent en éclats, comme un verre fragile.
Bientôt l’entaille, à trente ou quarante pieds au dessus du torrent, est terminée, le sol est aplani, les bornes milliaires et les parapets sont posés. L’inauguration alors a lieu. Mais ce n’est pas une fête sans mélange de deuil. Pour belle et grande qu’elle soit, l’œuvre compte ses victimes. On le comprendra lorsque nous aurons essayé de donner une idée des périlleux efforts que ces travaux exigent des ouvriers.
La première chose à faire, nous a-t-on dit, pour préparer l’entreprise, c’est de jalonner la route, ce qui revient, pour le cas présent, à en marquer le niveau de place en place sur la paroi plus ou moins perpendiculaire du rocher. Le lecteur peut alors se figurer un brave homme qui s’entoure d’une corde, à la mode des badigeonneurs, de façon à pouvoir s’en faire un siège au besoin ; ses camarades tiennent le bout de cette corde ; il a confiance en eux, il se livre au-dessus de l’abîme ; on le laisse glisser jusqu’à l’endroit où l’on juge à propos de l’arrêter ; — et tandis que ses compagnons, arc-boutés sur l’extrême bord de l’escarpement, la corde entre les mains, mettent toute leur force à ne point se laisser entraîner par son poids ou ses mouvements, lui travaille avec les outils dont il s’est muni.
Il a pour mission de forer le roc, et d’y faire entrer la bonne moitié d’une barre de fer, sur laquelle, lorsqu’il aura pu en placer une seconde à quelque distance, il posera la planche d’un premier échafaudage. Cet échafaudage, poursuivi dans toute la longueur de la route projetée, en marque le niveau, comme nous l’avons dit ; il constitue, en outre, au-dessus du gouffre, un petit trottoir en encorbellement qui
n’est pas fait pour tous les pieds, ou, si l’on aime mieux, pour toutes les têtes. Le vertige sans doute y est facile, et le pied le plus sûr y peut glisser.
C’est là-dessus que les ouvriers vont et viennent incessamment. Si l’un d’eux tombe, si, le supposant encore suspendu, il entraîne avec lui, comme une grappe d’hommes, les cinq ou six malheureux qui tiennent sa corde, c’en est fait d’eux, et c’est un affreux spectacle à se représenter !
— Le gouffre béant est là pour les recevoir, et les rochers, comme des dents aiguës, se disputeront leur chair.
Cela arrive, mais il arrive aussi qu’un miracle leur sauve la vie et qu’un homme complète le miracle en les arrachant, au péril de ses jours, à une mort qui, pour être retardée, n’en est pas moins certaine.
Le fils de l’entrepreneur de la route des Eaux-Chaudes fut un de ces hommes. Je regrette de ne point me rappeler son nom. Ses compagnons rendent le témoignage qu’il poussa, dans maintes occasions, le dévouement jusqu’à l’héroïsme. Quel que fût le danger, rien ne l’arrêtait, et l’on cite mille traits de son courage. Nous en dirons un que nous tenons d’un cantonnier.
Ce cantonnier avait été employé au travail de la route à laquelle il dispense aujourd’hui les petits cailloux. A la façon précise dont il contait les choses, — je ne l’affirme pas, — mais il se pourrait faire qu’il y eût été quel que peu acteur.
Bref, voilà qu’un jour, sur le midi, au moment où les ouvriers, à l’ombre de quelques buissons, allaient prendre leur repas, un cri de détresse se fait entendre.
— « Qu’est-ce que cela ? crie-t-on. — Et un tel, il n’est pas là !... serait-ce lui ? » — On court, et l’on arrive à temps encore pour voir rebondir, sur un petit ressaut de la pente, l’infortune dont on avait signalé l’absence. Il était juste au-dessus du
gave, assez profond à cette place, mais fort rapide aussi. Nul doute qu’il ne disparût sans qu’on pût le secourir. Peu de jours auparavant, pareil sinistre était arrivé, et les membres déchirés de la victime avaient été seuls recueillis à une certaine distance, à la hauteur du pont de marbre.
Aucun des spectateurs ne respirait, mais tout d’un coup les poitrines sont soulagées. — Le gravier, amoncelé en cet endroit, avait formé comme une petite île
de trois pieds au beau milieu du gave. La Providence avait conduit là la chute de notre homme, qui, debout sur cette île étroite et tout étourdi encore de l’aventure, ne sachant trop s’il était mort ou vivant, n’osait néanmoins faire un mouvement. L’onde transparente et glacée l’entourait de toutes parts et lui montrait ses menaçantes profondeurs.
Le fils de l’entrepreneur, fidèle à la parole qu’il semblait s’être donnée, n’avait point attendu l’évènement, et déjà, par des chemins où nul n’aurait osé le suivre, il était sur le bord du gave, donnant de bonnes paroles d’espérance au naufragé.
L’endroit était ainsi fait, le gave, autour de l’ile de sable, formait une sorte de bassin dont l’eau, pour se déverser dans le lit du torrent qui se poursuivait à quelques pieds plus bas, se précipitait à travers un passage ouvert entre deux roches à fleur d’eau. Notre brave jeune homme était là.
— Allons, cria-t-il à son ouvrier quand il put le croire remis et de sang-froid, — jette-toi résolument à l’eau, et sois sans crainte. Le courant t’amène naturellement à moi ; je te repêche au passage.
Mais l’ouvrier, sauvé par miracle, n’osait affronter le sort une seconde fois. Il semblait bien, par instants, prendre son parti et son élan, mais il reculait et répondait avec désespoir : — Non, non, si vous me manquiez, je filerais la tête la première le long de la cascade, non, non, jamais.
— Je suis sûr de mon coup, reprenait son sauveur ; d’ailleurs, il n’y a pas d’autre moyen ; impossible de te pratiquer un pont : voyons, décide-toi !
A cela, l’ouvrier répondait toujours non, énergiquement, de la tête et de la voix.
On lui disait encore, en employant le langage de la raison, qu’il ne pouvait rester toute la vie sur ces grains de sable ; mais il en paraissait si peu convaincu, qu’il fallût avoir recours à d’autres expédients.
— Et si l’on t’envoyait une corde que tu ceindrais autour des reins et dont je tiendrais le bout, aurais-tu plus de confiance, lui demanda le fils de l’entrepreneur qui, en homme d’esprit, avait son plan.
— C’est possible, dit l’ouvrier en recevant la corde.
Or, il ne l’eut pas plutôt nouée à son corps, qu’une bonne secousse le fit tomber dans l’eau. Une main vigoureuse l’empoigna au passage où elle l’attendait, et le campa bellement en terre ferme.
La mine du pauvre diable tout dégouttant d’eau était assez piteuse, à ce qu’il paraît, et rien ne fut plus comique que la scène qui suivit l’épisode. Tout mouillé qu’il était, il voulait embrasser son sauveur, qui s’en garait comme d’un chien au sortir de la rivière. Peu s’en fallut, dans l’espace restreint où ses élans de reconnaissance se donnaient carrière, qu’il ne tombât de nouveau dans le gave.
— Aussi, me dit le cantonnier, — après avoir salué comme il fallait, à pleins poumons, notre brave monsieur, les amis ne se firent pas faute de rire à ventre déboutonné.
Nécessairement, après ce récit, je m’enquis de ce qu’il était advenu de toutes ces belles actions au fils de l’entrepreneur. Mon homme me répondit que l’ingénieur en chef, et le préfet et l’administration avaient écrit de beaux rapports pour lui faire obtenir le prix Monthyon, ou tout au moins quelque médaille d’honneur, mais il ne savait pas si on les lui avait accordés. Il faut le croire, car jamais récompense n’a été mieux méritée.
Ces routes taillées en plein roc font, au reste, le plus grand honneur aux ponts et chaussées. Les Pyrénées en comptent plusieurs ; il y a celle de Luz, celle de Cauterets, celle aussi du Pas-de-l’Echelle, près de Saint-Sauveur, et d’autres encore, mais celle des Eaux-Chaudes est sans contredit la plus saisissante. A certains endroits, le défilé est tellement resserré qu’il n’y a point entre les deux parois le jet d’une pierre lancée par la main d’un enfant.
Ces deux murailles elles-mêmes sont hautes, humides et noires ; l’une présente des aspérités naturelles, l’autre les cicatrices encore vives de la mine ; et de quelque côté qu’on jette les yeux, le spectacle n’est rien moins que rassurant. Nous défions qu’on regarde sans terreur par-dessus les parapets de la route les convulsions du gave, pour ainsi dire tronçonné par les blocs que la poudre a précipités. Le serpent écrasé s’élance et retombe pour se redresser de nouveau avec un sifflement et un fracas incessants ; c’est infernal ; et c’est en vain qu’on relève la tête pour échapper, par une vue plus consolante, à ce cauchemar de pierre et d’écume en fureur ; ce qu’on aperçoit du ciel est si peu de chose, qu’on doit s’en croire abandonné. Ajoutez à cela qu’il règne constamment dans cette gorge un courant d’air à braver tous les paletots ou les cache-nez de la terre, et rien n’étonnera le lecteur quand on lui rapportera que les touristes un peu impressionnables ne sont pas plutôt engagés dans cette voie effrayante, qu’ils ont hâte d’en sortir.
A peine donnent-ils, en y
passant, le coup-d’œil qu’il mérite au pont qui relie, au niveau de la route, deux montagnes dont il aurait été trop dispendieux de suivre l’angle aigu qu’elles forment à leur rencontre. Ce pont adeux arches d’une grande hauteur ; sa pile a dû creuser ses fondations dans le lit même du torrent.
Cet ouvrage est un chefd’œuvre.
Mais, nous l’avons dit, on le traverse en
courant, et l’on ne s’arrête qu’à l’endroit où le défilé s’élargit et se change, — bien que dans des proportions encore assez étroites, en une vallée où la verdure recouvre parfois la nudité de la montagne qui,
parfois aussi, porte des bouquets d’arbres.
Voilà donc cette route pour laquelle les diligences ont abandonné l’ancienne, et elles ont eu raison, mais pour laquelle aussi les promeneurs la négligent, cette vieille route, et ils ont tort.
C’est vis-à-vis de Laruns qu’elle déroule sa pénible montée. Il fallait, dit-on, y pousser les voitures à la roue, — c’est possible. On dit encore que sur l’autre versant, il fallait s’atteler en arrière pour la descente, — je le veux croire.
Je ne ferai même
aucune difficulté pour convenir que le passage est dangereux. La rampe côtoie, presqu’à pic, un gouffre que les montagnards, dans leur franchise, ont appelé le thourat, c’est-à-dire le mauvais trou, et l’on ne doit rien attendre de bon d’un précipice qui porte un nom si brutalement significatif. — Mais cette route, à son point culminant, offre une petite chapelle qui fut élevée, dit-on, par la dévotion de Catherine de Navarre. Une inscription aux trois quarts effacée en fait foi.
— A vrai dire, le monument n’a rien de royal. Avec une pioche et dix écus, le premier venu en ferait autant. On dirait un placard creusé dans le roc ; il est fermé par un grillage ; un autel fort primitif fut ménagé à l’intérieur, et sa tablette, aujourd’hui, porte une petite croix de bois noir flanquée de deux vases ébréchés qui conservent des bouquets fanés. Rien de plus médiocre assurément, —
mais cette pierre grossièrement façonnée constate le passage, en ces lieux, de la reine, lorsqu’elle se rendait aux Eaux-Chaudes ; elle démontre quelle trace sa bonté laissait dans les cœurs, puisqu’à trois siècles de distance, il se trouve encore, chaque année, des mains pieuses pour lui payer un tribut de fleurs.
Ce sont là des sujets de réflexions tout-à-fait touchants. Quand on est bien disposé, rien n’est si bon que de s’y laisser aller.
Et puis, ce n’est pas tout, — et cet endroit vaut encore qu’on s’y arrête. D’un coup d’œil en arrière, la vue s’étend sur un de ces paysages qui rendent doucement pensifs et qui font sortir de l’âme ce qu’elle a de meilleur. La nature est grande, et cependant pas assez grande pour nous écraser complètement. Devant elle, on sent sa petitesse, mais non pas son néant.
Montagnes boisées, découpées sur un largeciel, petites plaines cultivées, gave tranquille, jolis
villages entrevus à travers la verdure et dont l’humble clocher s’élance, comme une prière, vers les cieux, — voilà ce qui touche dans ce tableau. Tout y atteste la présence de l’homme et la pensée de Dieu ; — et l’idée nous vient alors que le bonheur paisible, cette fleur si rare qui parfume la vie, est caché là. On le rêve un instant.
On se demande même pourquoi l’on n'irait pas à jamais en ces lieux bénis établir son repos ? C’est qu’au pays où l’homme est né son cœur a des racines qu’on ne coupe pas impunément, et qu’alors même qu’il pourrait être transplanté, ce serait le bonheur des étrangers, — si bonheur il y a, — et non pas le sien qu’il verrait.
Le jour où j’étais à cette même place, appuyé sur mon bâton ferré, immobile, et l’œil au loin, perdu dans cette rêverie, — le soleil déclinait ; l’ombre,à ma gauche, baignait les permiers versants ; les hauts sommets, à ma droite, s’empourpraient ; l’air était calme et traversé seulement par le vol rapide de quelques martinets : — tout-à-coup, claires et lointaines, les notes de l ’Angélus montèrent jusqu’à moi.
Oh ! quel que soit mon lecteur, il n’est pas sans avoir entendu cette cloche, en se promenant les soirs par la campagne ; une personne chère marquait son pas à côté du sien ; ils étaient silencieux tous deux, leurs mains seules se parlaient dans une muette étreinte.
— Oh ! quand vous serez loin des sentes ou des traînes du pays, écoutez ma cloche ; elle vous dit d’y retourner, et de ne point désirer ailleurs. Votre bonheur était-là, là où vous aimiez, où l’on vous aimait... allez vite, il y est peut-être encore !
Ce fut comme on pense dans des dispositions toutes mélancoliques que nous descendîmes alors jusqu’au petit pont qui sert de jonction aux deux routes, les quelles à partir de là n’en forment plus qu’une.
Le soleil d’ailleurs baissait de plus en plus ; à cette heure la lumière qui glissait horizontalement par-dessus nos têtes, à la hauteur des grands monts, avait cessé de nous baigner et nous marchions dans l’ombre. Des troupeaux pressés passaient à côté de nous ; c’étaient des bœufs, puis des moutons, puis des chèvres, dont les grelots, à leur cou, s’agitaient comme pour chanter aussi l'Angélus ; un chien parfois donnait de la voix. Au milieu du nuage de poussière des pâtres apparaissaient à cheval ; d’autres suivaient à pied, poussant devant eux le petit âne porteur des chaudrons et autres engins de cuisine des pasteurs ; les femmes et les enfants fermaient la marche.
Parfois les jeunes filles, de loin, nous jetaient en riant, un bonsoir moitié sincère, moitié railleur ; nous y répondions de même et la caravane s’éloignait pour disparaître bientôt à nos yeux. D’où venait-elle ? des pâturages de la hauteur qu’elle abandonnait afin de se rendre à quelque marché peut-être où à quelque foire. Dans tous les cas, c’étaient des gens qui marchaient d’un pas leste, car après un long campement dans les solitudes élevées, ils allaient retrouver leurs proches assis au foyer, et pour le lendemain dimanche, filles et garçons s’apprêtaient à danser.
Les Eaux-Cbaudes parurent enfin ; il faisait nuit noire, et le dîner devait être notre seul souci. Lorsqu’il fut expédié nous demandâmes nos lits, qu’on nous promit pour notre retour, après que nous eûmes exprimé l’intention d’aller fumer un cigare sur la promenade.
Sources
- Henri NICOLLE, Courses dans dans les Pyrénées, la montagne et les eaux, E.Dentu, Libraire Éditeur, 1855
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