La vallée d'Ossau :              
                    Culture, et Mémoire.




LES EAUX—CHAUDES



i beau qu'un trou puisse être, on n'en a pas moins, tout le temps qu'on chemine au fond, un désir impérieux de revenir à l'air libre, à la chose ouverte. Voilà quelle est la sensation que jen'ai cessé d'éprouver de l'entrée de la gorge des Eaux-Chaudes au pied du pic d'Ossau ; je ne sais si je l'exprime clairement.
     Le mot de trou n'est point forcé, c'est celui dont on se sert dans le pays pour désigner ce lieu sombre et magnifique, le Hourat. A notre gauche fuit la route des Eaux-Bonnes, bifurquant avec celle que nous allons suivre. Les deux montagnes se resserrent tout à coup, ne laissant à nos pieds qu'un étroit passage au Gave, au-dessus de nos têtes qu'une bande bleue. Quand le ciel est chargé de vapeurs, c'est presque la noire nuit. Elles montent toutes droites, ces deux murailles implacables. Leurs parois sont absolument verticales et paraissent nues. Cependant quelques saxifrages et quelques variétés de mufliers tapissent les anfractuosités des roches ; au printemps, quand les premiers allongent leurs grappes blanches, et que la gueule-de-loup est en fleur, ces monts arides revêtent déci, delà quelques vives couleurs ; mais, à la fin des étés, ils n'ont plus que la blancheur des ossements. Le torrent roule à plus de cent mètres de profondeur, avec des mugissements diaboliques.
     Des cascatelles s'épanchent pendant huit mois de l'année de ces deux remparts. Décembre, janvier et février les retiennent sous leurs glaces ; en cette fin d'été où nous sommes, elles sont taries. Rien de vivant dans ce défilé sinistre ; et pourtant tout à coup, à gauche, le sommet arrondi d'un mont vert se profile au-dessus de nos montagnes pelées. En ce moment, le chemin décrit au ras du rocher une courbe très brusque ; nous passons sur un pont de deux arches dont les pieds baignent dans le Gave, mais elles ne le traversent point, elles n'ont été jetées que sur le vide. C'est le pont de Hourat.
     Il faut avouer qu'au siècle dernier, quand il n'y avait pas encore de route construite entre Laruns et les Eaux-Chaudes, le seuil de cette station thermale très renommée était singulièrement rude aux voyageurs malades. On gravissait ces escarpements à dos de mulet, par une effroyable rampe pratiquée dans le roc ; puis il fallait descendre par des degrés taillés de même, et sans parapets, la gorge du Hourat. Cet escalier primitif domine d'une hauteur vertigineuse le cours du Gave ; de l'autre côté, on retrouvait des mulets.
     Vers 1780, on mit en exploitation les grandes sapinières qui dominent les Eaux-Chaudes, et les ingénieurs de la marine taillèrent, sur la rive gauche du Gave, une première route de voiture à travers ces énormes rochers. En 1849, on en a construit une nouvelle sur la rive droite, et il faut bien convenir que jamais route mieux entretenue n'a couru au fond d'un entonnoir. Elle est même relativement très douce, car, grâce à de nombreux lacets, la pente n'est que médiocrement inclinée. Ce pont de Hourat que nous venons de traverser est une merveille.
     L'avertissement que reçoivent du conducteur à cet endroit tous les voyageurs arrivant en voiture est inutile ; une poussière humide qui leur fouette le visage a déjà éveillé leur curiosité. Le Gave en bas fait un bruit de tonnerre, et c'est lui qui, dans sa rage, vient de cette promenade de la rive gauche s'appelle la promenade d'Argoult. Une autre a été pratiquée au-dessus, et suit, sur un parcours de deux kilomètres environ, le flanc de la montagne ; c'est la Promenade Horizontale, bornée au sud et au nord par deux pavillons de repos. Sur la rive droite, au-dessus de la ville, est une autre promenade horizontale, qui aboutit à une montée presque douce, conduisant à la buvette Minvielle, sur un petit plateau. De là coule, en effet, la source de ce nom, et cet endroit est le seul aux environs de la station thermale où l'on respire un peu largement. C'est un lieu pittoresque, parfois jusqu'à la vraie beauté sauvage, que les Eaux-Chaudes ; mais, encore une fois, ce n'en est pas moins une prison.
     Et de même que dans une prison il y a quelquefois beaucoup de monde, et que, pourtant, il ne se fait aucun bruit, le soir, quand, après le dîner, je sors de l'hôtel, je n'entends rien que le mugissement du Gave. Quelques promeneurs encore glissent sous les arbres ; je vois briller des lumières aux croisées et dans la rue à la vitrine de quelques boutiques. Point de flonflons : les malades, ici, sont de vrais malades qui se couchent de bonne heure. Point de ces conversations tapageuses qui animent ordinairement les villages béarnais ; dans la haute montagne, les habitants de ces lieux fermés sont naturellement graves et silencieux. J'ai l'esprit frappé par l'épaisse obscurité qui m'enveloppe, je marche, regardant la clarté vague du ciel, ce soir là très pur, dessinant un V gigantesque au-dessus de ma tête, dans l'échancrement des monts. J'en laisse la pointe en arrière, elle semble s'avancer en même temps que moi ; les deux branches, heureusement, vont s'ouvrant devant mes yeux.
     Le jour n'est jamais que tremblant aux Eaux-Chaudes, mais la nuit y est pesante. Le matin, pourtant, a des jeux légers et charmants sur les cimes du mont boisé qui fait face au village. Les premiers rayons glissent obliquement, comme des flèches tordues, sur la cascade du pont d'Enfer et sur le flanc oriental du Goust. C'est là que se place naturellement la première excursion des touristes. Le hameau de Goust occupe un plateau situé à cinq cents mètres au-dessus des Eaux-Chaudes. Il n'a que douze maisons, et depuis trois siècles, n'en a jamais eu ni plus ni moins, car ce nombre est relaté par un historien de la Navarre, qui écrivait vers 1590. Ces douze maisons sont habitées par soixante-dix personnes qui ne forment qu'une famille. Les gens de Goust ne se marient qu'entre eux. C'est leur loi. Qui l'a faite ? Eux-mêmes. Il y en a d'autres dans le bas pays et dans toute la France, que celle-ci pourrait contrarier ; mais à cette hauteur, on vit au-dessus des Codes. Goust forme une petite république que les préfets de la grande et des gouvernements antérieurs ont eu jusqu'à présent le rare esprit de ne pas déranger. Cela viendra bien quelque jour, quand il y aura, à Pau, un préfet en humeur de zèle. La république de Goust est gouvernée par un conseil des anciens, qui prononce sur toutes les contestations, et celui qui voudrait en appeler à d'autres juges devrait émigrer. Les anciens sont aussi les arbitres souverains de la convenance des mariages : ils tranchent sans appel la question de savoir si tel garçon convient à telle fille.
     A Goust, c'est la pure vie pastorale ; on élève les troupeaux, on fabrique des fromages. Le père est comme une sorte de prêtre dans la famille, et l'assemblée des pères ou anciens est une réunion de patriarches. L'existence est tranquille, sans maux et sans misères. La mort seule ou plutôt les morts embarrassent un peu les gens de Goust ; car enfin, pour arriver chez eux, il n'y a qu'un sentier en zig zag dans le mont, et il ne leur est pas aisé de le descendre, chargés du poids d'un cercueil. Mais la difficulté se présente rarement ; on ne meurt presque pas à Goust, où la longévité est miraculeuse.

     Nous passons la fin de cette journée aux Eaux-Chaudes. J'avoue que ce lieu noir m'obsède. Cependant nous allons continuer de le gravir, cet éternel défilé qui monte de Laruns au pic d'Ossau. Le matin, nous partons dans un landau attelé de deux chevaux vigoureux, conduit par un Béarnais aux grands traits réguliers, à l'allure grave et rude. Ces montagnards sont beaux, mais d'une beauté qui ne satisfait point ; il manque quelque chose, comme le fini, à cette ossature puissante ; leur démarche est vive, et pourtant elle est raide. S'ils ne sont point de haute taille, exception, d'ailleurs, assez rare, leur tête n'a plus de proportion avec le corps ; l'angle de leur visage paraît démesuré. Notre conducteur ressemble au roi Henri, mais il est plus âpre au gain que le fut jamais cet auguste modèle. Carrosse, bêtes et homme, nous avons payé tout cela au poids de l'or. Là, vraiment, ne vous récriez point ; ce n'est presque pas une hyperbole :
     Seulement, je confesse que les chevaux sont bons, et que l'homme est complaisant. Il donne sa bonne grâce par-dessus le marché ; mais le marché lui-même a été si serré ! — Enfin il fait le cicérone en même temps que le cocher, et tout à l'heure, sur le mont, là-bas, il fera le guide. Nous remontons la rive gauche du Gave, et l'on nous a dit que nous allions cheminer sous une sapinière. Au-dessus et au-dessous de nous, le sapin est la seule essence qui ne figure point dans ce cadre sévère mais très varié. Je vois des hêtres ordinaires, puis une grande hêtraie rouge, des bouleaux, des merisiers, des buis énormes.
     A notre droite, nous suivons le bois au flanc du Bouerzy. Nous traversons le petit torrent du Gée, descendant à droite du col qui porte le même nom. Là s'ouvre un sentier de mulets qui nous conduirait à Accous, dans la vallée d'Aspe. A quelques centaines de mètres plus loin, voici un nouvel affluent du Gave ; celui-ci vient du pic de Gaziès. La route s'écarte du torrent ; la forêt s'étend au fond d'une immense combe. Sur l'autre bord, le bois a cessé, pour faire place à de grande rampes de roches, toutes nues, toutes blanches, aux déclivités régulières, que domine le pic de Lurdé. Une de ces roches, cependant, se couvre d'un manteau bien maigre de courtes plantes herbacées.
     En ce moment, à droite, la sapinière commence. Ces sapins sont les plus beaux que j'aie encore rencontrés dans les Pyrénées. Ils ont une vieille gloire, puisque, enfin, c'est à eux que les Eaux-Chaudes ont dû, au siècle passé, d'être mis en communication avec le monde des vivants d'en bas. Sans les ingénieurs de la marine qui sont venus pour exploiter les géants de Gabas, la station thermale n'aurait pas eu de sitôt sa première route. La superbe forêt s'enfonce dans un nouveau défilé plus étroit. Les sapins descendant du sommet étendent leurs bras au-dessus de la route ; ils couvrent la pente du précipice, au fond duquel gronde le Gave, que nous avons cessé de voir. Des sapins sur nos têtes, des sapins à nos pieds. L'instant est de ceux qu'on n'oublie point : tout à coup, par-dessus cette prodigieuse ramure, le pic du Midi apparaît. Les deux dents de sa fourche s'avancent sur nous et nous menacent.
     Nous franchissons les deux torrents de Broussette et de Bious, sortant des deux vallées du même nom, dont il faut bien reconnaître le dessin très particulier. Elles enveloppent le mont et l'isolent de la chaîne. Il est là, justement comme le pic du Midi de Bigorre, son rival, en sentinelle avancée de l'armée des géants. Cependant, grâce à un effet de perspective, lorsque nous sommes entrés dans Gabas, il nous paraît plus éloigné que tout à l'heure, lorsque nous le voyions du milieu des sapins. En avant de l'ouverture des deux vallées, des montagnes plus basses se déploient en demi cercle et le repoussent : c'est le Biscaout, le pic Lavigne et le Chérue. Mais le grand mont qui se recule ne s'en montre pas moins à nos yeux dans tous les détails de sa bizarre et fière structure. Quel cataclysme a fendu dans toute sa partie supérieure ce rude cône de granit ? Une large fissure sépare maintenant les deux pyramides tronquées. La plus haute et la plus large à sa base présente du côté de l'ouest des dentelures profondes ; la plus petite et la moins élevée est sensiblement inclinée mais d'une inclinaison si raide que personne, jusqu'en 1857, n'en avait tenté l'ascension.
     Quant à Gabas, cet heureux village là est fait pour être décrit et loué en deux mots : il a simplement tous les charmes. De deux côtés la forêt l'enveloppe, de deux autres côtés les grands monts. Assis entre les deux Gaves, dans un large espace ouvert, il est riant et ensoleillé. Il faut même avouer que le soleil y a plus de morsures en ce moment que de caresses. Vingt-huit degrés à l'ombre d'un porche qui précède son étrange et vieille église, et il n'est que dix heures ! Devant nous, dans un bas repli du pic Lavigne, dont le pied est tapissé de prairies, des faneuses, en jupes bariolées, corsage rouge et large chapeau de paille, mettent en petites meules l'herbe sèche. Un vieux chasseur s'achemine vers l'église ;il a le fusil au dos, un long bâton à la main, et porte sur ses épaules son butin du jour, un isard, dont les pattes se rejoignent sur sa poitrine. C'est Simon Bergès. Le vieux est depuis plus de soixante ans un redoutable ennemi pour ces pauvres isards et pour les chevreuils du Biscaout. Simon Bergès dépose sa proie sous le porche, sur un banc, et va entrer dans l'église. Nous le suivons.
     Pour pénétrer dans l'église il faut descendre d'abord plusieurs degrés ; ce sanctuaire est une cave. Une autre singularité, c'est qu'elle est peinte toute en rouge. D'ailleurs, point de mauvais style ; c'est du xve siècle assez correct.
     Revenus sous le porche, nous nous arrêtons surpris devant un spectacle nouveau. Un escadron de légères nuées vient passer sur le soleil, et le pic du Midi à l'instant se coiffe d'une brume lumineuse. Le vieux chasseur, qui nous a rejoints, nous apprend que ce phénomène se voit sans cesse, au printemps surtout, quand l'atmosphère est encore chargée de vapeurs ; alors il se produit chaque jour plusieurs fois. Mais déjà voilà ce tamis d'argent qui se déchire, les deux pointes du mont s'élancent de nouveau dans l'espace.
     Nous tenons Simon Bergès et nous l'invitons à causer sur le pays. Le vieux hoche la tête ; il veut bien ce que nous voulons, mais il ne sait rien. Son pays à lui, c'est le bois et la montagne, ce n'est pas le village. Eh parbleu ! qu'il nous parle de la montagne, de ses chasses, de ses isards et de ses chevreuils, même des ours, s'il y en a ! Et malgré nous, voilà que nous sourions. Cela ne l'étonne pas. Le bonhomme a remarqué que les « Messieurs de France » ne veulent pas croire aux ours, et qu'ils n'en peuvent pas parler sans rire. Pourtant, il n'en manque point là-haut sur le Biscaout ; c'est leur endroit favori, à ces bêtes. Cette année, le printemps était venu de bonne heure ; tout à coup la neige revient. Là-bas, de l'autre côté de la sapinière, dans le vallon du Gée, en une seule nuit, les bergers ont perdu six moutons. L'étable, qui n'est là que de précaution, et qui ne sert point à l'ordinaire, ne fermait seulement pas. Deux ours bruns et il faut se méfier de ceux-là, parce qu'il sèment la chair ne trouvant plus de nourriture là-haut sous le manteau blanc, étaient descendus. On a tué l'un de ces deux voleurs, mais l'autre, la femelle, est toujours par là, et l'on croit qu'elle a trois petits.
     Même, ils ont causé, le mois passé, une belle affaire ! Les filles des Eaux-Bonnes étaient venues dans la forêt de Gabas pour y cueillir des fraises, qui sont excellentes sous les sapins. Tout d'un coup, voilà qu'elles redescendent en criant comme des pies borgnes ; il y en avait qui étaient plus mortes que vives. Elles ont dit qu'elles avaient rencontré toute la famille. Dame ! c'est bien connu, l'ours c'est gourmand de fraises, pour le moins au tant que le chrétien. D'ailleurs, il n'aurait pas fait de mal à ces filles. Pourtant, c'est un brun. Faut avoir l'œil. Après ça, le noir est rare. Il n'est pas méchant. Seulement, on l'a bien plus chassé dans les temps, parce qu'il en valait mieux la peine ; sa peau se vend plus cher.
     Le vieux Bergès était sur sa voie, et il nous raconte une aventure absolument authentique dont il fut le héros. Il avait découvert des traces d'ours sur le Biscaout et s'y rendait avec deux amis. Il les poste non loin de l'anfractuosité où il supposait que l'ours s'était réfugié, et lui-même, s'approchant du rocher, tire un coup de pistolet. A peine avait-il fait feu que l'ours, poussant un grognement terrible, se précipite sur lui, le terrasse, et d'un coup de griffe lui ouvre la cuisse jusqu'à l'os. Vainement les camarades de Bergès logent, presque à bout portant, deux balles dans l'épaule de l'ours ; l'animal furieux ne veut pas lâcher sa proie ; d'un autre coup de griffe il fend le front du chasseur, engueule un de ses bras et cherche à l'étouffer dans ses pattes énormes. L'homme et la bête, dans ce terrible corps à corps, roulent ainsi pendant une cinquantaine de mètres, jusqu'à ce qu'ils rencontrent une saillie de rocher qui les arrête. L'ours, que les balles avaient mortellement blessé, expirait en ce moment, rendant la liberté au pauvre Bergès en piteux état, mais qui se remit assez promptement.
     Eh bien ! mon vieux Bergès, lui dis-je, vous avez passé là un mauvais moment, quand vous rouliez bec à bec avec ce coquin d'ours.
     Ah ! je crois bien, Monsieur, me répondit-il : le gredin puait de la bouche que c'était une infection !... La réflexion était bien bonne.
     Ces récits du vieux chasseur ont la couleur de la montagne ; nous l'invitons à se rafraîchir dans la fonda voisine de l'église. Aussi bien, il s'y rendait pour y vendre son isard. Jusqu'à la fin du mois de septembre, les trois hôtelleries de Gabas doivent être approvisionnées, car des parties y viennent sans cesse des Eaux-Chaudes, où la saison est moins courte qu'aux Eaux-Bonnes. Du perron qui précède la fonda, nous découvrons tout le village. Au fond est un petit castel, demeure délicieuse, à l'ombre des premiers contreforts du grand pic : c'est le château d'Espalure. En avant, au bord du Gave de Bious, une autre fonda sous les bosquets. Nous y faisons un repas sommaire, mais nous l'arrosons de rancis.
     Au pied de l'hôtellerie, les chevaux nous attendent ; notre cocher béarnais s'est transformé en guide. Rapidement nous montons la vallée, ou plutôt la gorge de Bious. Au-dessus de nous des sapins, au-dessous le Gave, qui, sans cesse se heurtant à des barrages de rochers, épanche des cascades furieuses, parfois des cascatelles plus lentes et d'une grâce infinie.
     Les roches grandissent, la sapinière est plus serrée, le lit du torrent se creuse encore ; la forêt est interrompue par une haute muraille de granit, puis elle recommence et maintenant, coupée seulement par le sentier, occupe le versant jusqu'au Gave. Nous marchons au-dessus de cet énorme dôme sombre, que percent de distance en distance des sapins plus élevés, les uns en pleine vigueur, dressant leur pointe d'un vert tendre, les autres dépouillés et tout pelés, enlevant en gris lumineux leurs grands bras morts sur la masse noire. Ces cadavres d'arbres sont énormes ; tous ont été frappés de la foudre ; ce défilé superbe est un couloir d'orages.
     Ce spectacle nous ravirait en pleine jouissance de la beauté pittoresque et sauvage, si la crainte du plus méchant accident ne venait nous troubler : le chemin est littéralement rempli de vipères. Ces hideuses bêtes sont là, paresseusement couchées sous le soleil cuisant, car il est midi ; les rayons tombent verticalement sur nos têtes et, malgré la fraîcheur voisine des sapins, l'air flamboie. Il semble qu'elles vont s'enrouler au pied de nos chevaux. Mais non, elles nous font place et s'écartent assez lestement, traînant leurs anneaux pour aller reprendre leur posture inquiétante un peu plus loin, sur des roches que nous allons raser au passage. La pensée de recevoir un reptile venimeux en manière de fouet au visage n'a rien de rassurant. Notre guide pourtant lève les épaules ; il jure « par le Dieu vivant » que jamais il n'est arrivé d'accident sur cette route. Les roches s'accumulent, montent comme des escaliers gigantesques ; et nous voyons encore sortir des têtes plates de leurs fissures. Ces degrés taillés dans la croûte granitique portent les sapins les plus grands que nous ayons encore vus, et parfois de longs frênes à la feuille claire et déliée. J'ai déjà observé que cette essence prospère à des altitudes considérables, mais elle indique presque constamment le voisinage de l'eau.
     Aussi le chemin, décrivant un coude très brusque, nous met en présence d'une cascade. Le bruit en est violent et pourtant, intercepté par l'épais rideau des sapins, n'arrivait pas à nos oreilles ; nous commençons d'entendre cette belle cascade au moment où nous la voyons. La nappe étincelante roule de chute en chute. Jusqu'ici nous avons eu constamment le Gave à notre droite ; il semble que nous devions nous en écarter désormais, car une roche colossale se dresse, et nous voilà forcés de contourner sa base. C'est là qu'une nouvelle surprise nous attend. La vallée entière se déploie sous nos yeux, et rien ne nous cache plus le développement du mont.
     Le Gave traverse un bassin dont le fond et les bords ont comme une étonnante fraîcheur de jeunesse : des prairies, de gigantesques hêtraies sur les premiers mamelons, les sapins sur les flancs du pic, et le pic lui-même, émergeant de cette ceinture verte, avec ses deux pyramides inégales blanches de neige, grises ou jaunes suivant les jeux de la lumière, partout où la pierre est nue. De tous les côtés de ce vaste amphithéâtre se dressent d'autres monts ; ces colosses de granit ont le même caractère que leur maître à tous, ce fier pic d'Ossau qui les domine. Ils sont pourtant bien plus ruinés. Voici l'Estremère, le Peyreget, Canaourouye, le Mahourat au sud, à l'ouest Hourquete, le pic de Bious, le pic de Lorry, au nord Ayous, et le mont d'Aule. A l'endroit que l'on nomme l'Escala d'Aule se voit un très bon poste, bien connu des chasseurs qui vont tuer l'ours à l'affût. Notre gravure représente un ours qui, dérangé pendant qu'il dévorait une brebis, se met en défense contre un vautour qui vient lui disputer sa proie. Nous sommes ici au milieu d'entassements de prodigieux débris, car de longues convulsions secouèrent toute cette partie de la chaîne. Il y en a des témoins parlants : ce sont ces aiguilles qui s'élancent d'un chaos d'écroulement, ces dentelures profondes qui ont des dessins d'éclairs, ces ébrèchements et ces masses fendues de leur pied à leur faîte ; ces montagnes sont peut-être bien les plus déchiquetées du monde. Là-bas, du côté de l'Espagne, s'ouvre la pleine région de la désolation et des abîmes ; plus de végétation, plus de traces de forêts ; les derniers pâturages verts apparaissent dans cette direction du sud, aux versants de Canaourouye, dont la cime est hérissée de grands blocs de schiste couleur de sang. Au nord, il est vrai que la vue se repose sur la vallée d'Ossau, riante et verte, et, par les beaux temps, peut courir même jusqu'à Pau ; mais, à l'est, elle se heurte aux glaciers du Vignemale et du mont Perdu. A l'ouest, elle embrasse toute la chaîne, jusqu'à la pyramide blanche d'Anie.
     Un accident nous a forcés de demeurer deux jours à Gabas. Nous revenions, mon ami B*** et moi, d'une excursion et nous voulions descendre avant la nuit ce que l'on nomme la sagette braque de Bigné, lorsque nous fûmes enveloppés par un brouillard impénétrable. Le guide nous précédait, mais mon ami fit un faux pas et disparut tout à coup en jetant un cri. Il était tombé comme une masse du haut de la terrasse du Bigné. Fort heureusement le fusil qu'il portait en bandoulière et le sac qu'il avait sur le dos, l'empêchèrent de se briser les reins. Il en était quitte pour quelques égratignures. Malgré l'obscurité, nous parvînmes à rejoindre B. et à garder le bon chemin ; mais nous n'arrivâmes qu'assez tard à Gabas. Nous n'avions pas volé quelque repos.
     Avant de quitter Gabas, nous avons repris la route de Bious-Artigues ; laissant nos montures à la garde d'un pâtre, nous gravissons les bords du petit gavelet de Magnebaït, puis des escarpements glissants et difficiles entre les pics Lavigne et Chérue, et les murailles septentrionales de notre mont d'Ossau. Deux heures suffisent pour atteindre le plateau de Magnebaït, une heure pour s'élever au col de Pombie. Le pic nous domine encore d'une hauteur de huit à neuf cents mètres ; le vrai chemin de l'escalade est là.
     C'est aussi le champ des ruines. La base du mont, que nous contournons en marchant vers l'orient, est couverte de formidables éboulis ; les cassures du colosse de granit apparaissent profondes et menaçantes. Nous changeons de direction, inclinant, cette fois, vers l'ouest, glissant avec beaucoup de peine sur une étroite arête qui relie le pic d'Ossau au pic le plus immédiatement voisin, le Peyreget. Enfin nous pouvons atteindre le col de ce nom et nous descendons à un plateau disposé là comme pour recevoir les débris qui roulent de la haute pyramide d'Ossau. Partout des blocs effondrés, et c'est au milieu de ce chaos que nous arrivons au bord du lac de Peyreget.
     Ici était le but de notre excursion ; nous avions voulu voir un des lacs de cette région si peu connue. Celui-ci est l'exemple de ce qu'on pourrait appeler l'aridité de l'eau. Nappe immobile d'un bleu sombre, sans la plus petite trace de végétation sur ses rives, dominée au nord par la muraille absolument nue du pic qui se dresse à une hauteur de 3,000 pieds. La sensation que nous en éprouvons est lourde et maussade ; c'est comme la fin de l'écrasement. Nous reprenons notre rude chemin, redescendant vers le bassin de Bious-Artigues, ayant devant les yeux les pics d'Ayous et de Lorry, et les premières masses de l'Aule.

    Les Eaux-Chaudes.

     Le village est à deux lieues des Eaux-Bonnes. La route est fort belle. Plusieurs diligences tous les jours pour Pau.
     Un guide, de 4 à 5 francs par jour, sans la nourriture ; un cheval, 3 francs ; une voiture, de 12 à 15 francs.
     Il n'y a point de tarif imposé aux guides. Il est prudent de faire d'avance ses conditions avec eux. Nous avons prouvé ci-dessus que nulle part mieux qu'aux eaux on ne pratique l'exploitation de l'homme par l'homme.
     Grotte des Eaux-Chaudes, à une heure de marche, très curieuse, très haute, traversée par un torrent.
     Gabas, deux heures de marche, ancien hôpital devenu auberge. Site sauvage. Après deux autres heures de marche, on arrive au pic du Midi. L'ascension est dangereuse, très fatigante.
    Il faut choisir de très bons guides. Le moment le plus convenable est le mois d'août. L'aller et le retour emploient environ quinze heures.
     Panticosa en Espagne, trois ou quatre jours. Cette excursion se fait à pied et à cheval, avec un guide ; elle est très pénible.


   Sources

  • Les Pyrénées et leurs légendes, Société Française d'Imprimerie et de Librairie, PARIS
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